[Dov Goldstein, Maariv, supplément hebdomadaire, 23 janvier 1970.]
Les fruits sont mûrs dans les plantations d’agrumes, les arbres plient sous leur poids. Les branches ruissellent d’or. Source de devises – pour l’Etat. Corne d’abondance – pour les propriétaires. Un lieu de travail dur, mal payé, abrutissant – pour les ouvriers.
Les ouvriers n’aiment pas la plantation. Ils sont devenus insensibles à son parfum. Les paupières s’alourdissent devant les beautés de la nature. Les oreilles se bouchent au chant des oiseaux. La plantation est devenue pour eux une source de désespoir.
Leurs visages en témoignent : des rides profondes les ont ravinés, les yeux baissés à terre des gens qui en ont marre de lutter contre la misère sans avoir le choix. Et ses mains : comme si la peau n’y tient plus. Les doigts gercés et meurtris. Les paumes calleuses.
« Tu sais, » dit l’ouvrier agricole Abraham Cohen, « on rentre chez soi après la journée de travail, et les mains font tellement mal qu’on ne peut plus toucher à rien dans la maison. Si on essaie d’aider la femme, de déplacer quelque chose d’un endroit à l’autre, ou de réparer un robinet ou une porte – alors revient et redouble la douleur de toute la journée. Ça brûle aux paumes. Les doigts – comme s’ils étaient cassés. Les muscles ne peuvent plus faire quoi que ce soit. »
Les douleurs dans le dos d’un corps vieillissant
« Regarde comment on mange, » dit Abraham, « c’est déjà significatif. Dans une entreprise, même petite, il y a un endroit où l’on peut manger. On est assis au sec, on ferme les fenêtres contre le froid, on est sous un toit qui vous protège de la chaleur. On peut mettre la nourriture sur la table, et si l’entreprise est bonne, il y aura une nappe sur la table et on donnera un verre de thé chaud aux ouvriers. Et chez nous ? On vit comme des bêtes. Jadis, c’était mieux. Il y avait des hangars pour le conditionnement des fruits. Nous pouvions aller y manger et nous protéger un peu de l’humidité de l’hiver. Maintenant – rien. Les hangars de conditionnement sont centralisés et lointains. On travaille, on mange, on se repose au même endroit. Toujours dans l’humidité. L’été à cause de l’irrigation ; l’hiver à cause de la pluie. La boue colle aux vêtements et aux mains. Si l’on manque d’eau, et c’est souvent le cas, on mange le pain avec les mains couvertes de boue. Quand une pluie forte tombe brusquement – où se cacher ? On prend un arbre avec beaucoup de branches, on se colle au tronc espérant qu’il vous protégera un peu. »
Abraham est âgé de 41 ans, natif de Damas. Il est venu en Palestine en 1944. Il avait alors 15 ans. Depuis, et cela fait déjà vingt-six ans, il travaille dans les plantations : « On n’a jamais bien gagné sa vie. Le travail était toujours dur. Ça n’avait pas d’importance. Le corps était jeune, plein de force. On revenait d’une journée de travail dure, sans faire attention à la fatigue, aux mains qui faisaient mal, aux doigts écorchés. On vivait, on sortait avec les copains et les copines. Sans soucis. Mais les années passent. Le jeune corps vieillit. La douleur au dos tue l’homme. Toujours enrhumé à cause de l’eau et de l’humidité. »
Plus de vingt-cinq ans comme ouvrier agricole. Plus de vingt comme ouvrier permanent. L’été et l’hiver sous la chaleur, la pluie et les vents et toujours ouvrier journalier, sans aucune chance d’être mensualisé. Vingt livres par jour, rémunération brute. Cinq cents livres quand il a travaillé tout le mois. Là-dessus, Abraham paye le fonds d’assurance, verse à la caisse de retraite, et à la sécurité sociale, il finance les activités du conseil ouvrier, il contribue au Fonds national juif, il alimente les caisses de l’Etat avec l’impôt sur le revenu et enfin s’acquitte des diverses taxes municipales.
Comment peut-on nourrir une famille avec une femme malade et trois enfants avec un salaire net qui ne dépasse pas quatre cents livres israéliennes par mois ? (Environ six cents trente francs français, avec un coût de la vie comparable, en 1970. N. d. T.)
« Un chien vit, moi aussi. Il n’y a pas grande différence. C’est un point sensible chez moi. Je ne veux pas en parler. Non, ne viens pas. Je ne te laisserai pas rentrer. Je regrette. J’ai fermé la maison. Pas de visiteur. Je ne vais pas chez les amis, les amis ne viennent pas chez moi. Chacun vit avec sa vie, avec sa femme et ses enfants. »
« J’ai un appartement d’une chambre et d’un quart de chambre. Dans le quart de chambre il y a la place pour un lit. C’est là que je dors. Dans la grande pièce vivent tous les autres. Peu importe ce qu’on mange. On mange pour ne pas mourir. On n’attend plus rien. Si on nous donne maintenant six pour cent ou huit pour cent de plus, l’année prochaine encore deux pour cent – nous on vivra toujours comme des chiens. Non seulement que la situation ne s’améliorera pas – elle sera pire. Pourquoi ? Comme ça. Si on donne six pour cent à quelqu’un qui a un salaire de mille cinq cents livres par mois, qui roule dans une voiture privée et qui touche des indemnités pour frais divers, alors il aura quatre-vingt-dix livres par mois. Que va-t-il faire ? Il s’achètera encore des choses. Il remplira sa maison davantage. Tout deviendra plus cher. Le gouvernement sera forcé de lever de nouveaux impôts. La sécurité sociale coûtera plus cher. L’épicier, le boucher, le marchand de légumes, les livres et les cahiers des enfants, les chaussures et les vêtements, tout ça coûtera plus cher. Qui paiera ? Nous. On nous donnera encore une livre et demie par jour brute, et on la reprendra avec un intérêt élevé. Si on venait nous dire : vous êtes les plus baisés, votre situation est la plus mauvaise, votre vie n’est vraiment pas élevée et la joie n’existe pas chez vous. On ne peut pas vous donner beaucoup, parce qu’il y a des problèmes dans cette branche. On est en temps de guerre. Mais pour vous sauver, pour sauver vos enfants – en voici six pour cent d’augmentation, six pour cent seulement, une livre et vingt centimes par jour, mais net, vraiment net, pour vous – sans impôts, sans augmentation de prix – et alors j’aurai eu chaque mois trente livres de plus. Dans ce cas je vous aurai répondu : merci beaucoup ! Vous ne nous donnez pas beaucoup. On ne devient pas riche chez vous. On restera toujours pauvre. Mais vous avez de bonnes intentions. Vous faites pour nous ce que vous pouvez et vous comprenez notre situation. Mais cela n’arrivera jamais. Non Monsieur ! La situation sera encore pire. On aura encore plus de dettes. On sera encore plus désespéré. On aura encore moins d’espoir au cœur et encore moins de patience devant la femme qui pleure et les enfants qui crient. »
Notre Premier Mai et le leur
Zekharia Radia gagne autant que son ami Cohen mais avec ce salaire misérable, salaire de famine, il doit subvenir aux besoins de cinq enfants : « […] les riches se moquent de nous, ils s’en foutent. Les dirigeants viennent nous voir, ils nous racontent que la situation est difficile pour tout le monde, qu’on est en temps de guerre, qu’il y a des victimes et qu’il faut acheter des armes. On les écoute. On ne dit plus rien. Que pouvons-nous dire ? Ça sert à quoi de parler ? Ils parlent, ensuite ils rentrent dans leurs voitures, ils nous saluent d’un grand geste de la main, ça veut dire qu’ils sont nos camarades de la Histadrouth, puis ils retournent à leur propre vie. [….] J’aime encore mieux ceux qui viennent chez nous quand ils ont une plantation à eux et en même temps ils touchent un salaire comme chef de chantier au Fonds national juif. Ceux-là – ils sont vraiment mignons. Ils bouffent à tous les râteliers […] Ils sont toujours gais et de bonne humeur. Qu’est-ce qu’ils blaguent avec nous ! S’ils nous voient, par exemple, assis par terre, dans la boue, manger notre pain, ils nous disent : qu’est-ce que vous êtes heureux, tout le temps comme en pique-nique. Il y a des gens qui vont très loin, avec leurs enfants, pour manger comme ça, dans un grand champ, au milieu de la nature. Des belles choses qu’ils nous disent, voilà, on rigole ensemble. Après tout, eux et nous on est de la même classe, n’est-ce pas ? Eux ils sont des ouvriers et nous aussi. Eux ils sont dans la Histadrouth et nous aussi. Le Premier Mai est leur fête et la nôtre aussi. En communauté. »
Doushri Yihie et Malihi Joseph sont aussi des ouvriers agricoles, également d’origine orientale. Ils gagnent encore mois que les autres.
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Le reportage se termine avec une interview de Benjamin Katz, le chef du chantier. Son langage est rempli de clichés : « Le travail juif ! Tu peux t’imaginer ce que c’est que de diriger une plantation avec des ouvriers juifs. Que c’est difficile ! Ils peuvent gagner plus ! Ce n’est pas vrai ! Pendant les mois d’hiver, à l’époque de la récolte ils peuvent faire une norme et demie, même deux normes ! Ils peuvent améliorer leur situation ! »
Les ouvriers juifs Abraham, Zeharia, Yihie et Joseph répondent d’une seule voix : « On peut, bien sûr qu’on peut. L’hiver on gagne 600 livres par mois salaire brut. Et puis on paye davantage d’impôts. Mais ce n’est pas là le probleme. On n’a pas de force Monsieur, on n’a pas de force ! Le corps est brisé. Après vingt ans dans la plantation les muscles ne veulent plus. Les doigts sont comme morts. On rentre chez soi, on s’allonge sur le lit et on pleure. On n’a pas de force, Monsieur, pour gagner encore un peu plus d’argent pendant les trois mois de la récolte. »
(Dov Goldstein, Maariv, supplément hebdomadaire, 23 janvier 1970.)