D’abord, un mot au sujet de cette théorie du peuple-classe. Notons au passage que la composante ethnique (ou nationalitaire) est intégrée dans la définition, ce qui permet, selon les cas, d’affirmer que si les Juifs se maintiennent en tant que « peuple », c’est parce qu’ils constituent une classe – ou, inversement, qu’ils se maintiennent en tant que « classe » parce qu’ils sont un « peuple ». Notons aussi que la définition laisse une certaine latitude sur le contenu des termes « peuple » et « classe ». C’est sans doute la raison pour laquelle la même théorie se retrouve à la fois chez Borokhov, chez Léon et chez les sionistes non marxistes – bien que l’usage politique de la théorie varie. On manipule alors la théorie pour la faire cadrer avec le choix politique, ce qui me fait soupçonner qu’en fait ce choix politique préexiste à sa rationalisation, et que nous avons donc une théorie qui n’est guère qu’une idéologie, au sens un peu méprisant que Marx donnait à ce terme.
Que fait Borokhov ? Se trouvant en présence d’un groupe humain « coincé » par l’histoire, il cherche à trouver une solution politique qui permettrait à ce groupe de se concevoir en termes de liberté et non plus en termes de fatalité ou en termes de destin. Pour ce faire il commence par dessiner cette image de la pyramide renversée : les peuples « normaux » présentent une structure pyramidale solidement assise sur une large base ouvrière et paysanne. Le peuple juif, lui, est « anormal », car cette base lui fait défaut : la base large de la pyramide, ce sont des boutiquiers, des commerçants, des intellectuels – et sa pointe, ce sont des travailleurs manuels. Il assoit la pyramide sur son sommet, la proclame « anormale » car la lutte des classes ne peut s’y dérouler de la même façon qu’ailleurs, et il cherche à trouver le moyen de restituer aux Juifs leur lutte de classes afin qu’ils puissent enfin devenir « naturels » — c’est-à-dire semblables aux autres peuples ou nations constitués en classes. Puis, estimant que ce retour au naturel ne peut se faire en Europe ni dans les pays de la Diaspora, il imagine de devenir sioniste pour qu’enfin, sur un terrain palestinien, une lutte des classes juive puisse s’engager. Cette construction intellectuelle est évidemment assez cocasse : non parce qu’elle propose une émigration, ni même une émigration en Palestine (d’autres groupes humains émigrent massivement d’Europe entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle lorsqu’ils se trouvent dans des situations socio-historiques ou écologiques désastreuses), mais parce qu’elle met en œuvre toute une phraséologie marxiste dont on peut évidemment mettre en doute l’utilité. De plus, Borokhov présuppose que les peuples ont une structure « naturelle » hors de laquelle ils versent dans une existence pathologique, qui à elle seule est source de malheur. Une telle idée est aujourd’hui irrecevable, car elle attribue à une « nature » ce qui est un produit de l’histoire et un fait de civilisation. Notons enfin que Borokhov pose comme allant de soi le concept d’un « peuple » juif distinct et reconnais sable : ce concept, pour lui, ne fait pas de problème, il y a une « essence » juive –peu importe que cette « essence » soit maladive ou pathologique – il y a un « peuple » juif malade qu’il 1 s’agit de guérir.
Pour Abraham Léon, c’est un peu différent. Mais pas tellement différent. Borokhov fait une « essence » du premier terme de la théorie du « peuple-classe » : un « peuple » auquel il manque des classes. Il fabrique une entité balladeuse qui, de l’Antiquité aux Croisades, et de la Renaissance à l’époque contemporaine, ne se maintient que parce que ses « fonctions économiques » restent inchangées. Mais ce postulat, dont la recherche moderne comme l’a bien montré Maxime Rodinson dans sa préface à la réédition du livre de Léon – a révélé qu’il est tout simplement faux sur le plan des faits, méconnaît encore que, dans tout système social, les « classes » justement font système, qu’elles ne se définissent que les unes par rapport aux autres, et que dire qu’une « fonction économique » avait les mêmes vertus – en tant que substrat d’une idéologie ou d’une culture – dans l’Antiquité et l’époque contemporaine est une proposition indéfendable. En fait, il y a, chez Léon, un glissement constant entre les divers sens, ou les diverses réalités, que le mot « classe » peut recouvrir : curieusement, l’analyse de Léon devient, de ce fait, une analyse idéaliste par excellence, qui ne se distingue des autres que par la nature de l’idée motrice qu’elle met en branle. Cet idéalisme de Léon se retrouve encore dans son idée politique majeure, selon laquelle le problème juif sera résolu lorsqu’il n’y aura plus de luttes de classes : de l’idéalisme, on passe ainsi au postulat eschatologique ou millénariste : à relire certaines phrases de Léon aujourd’hui, après le génocide nazi, on a le cœur serré devant la passion, la sincérité et la prodigieuse illusion de ce remarquable idéologue: « […] le paroxysme même qu’atteint le problème juif aujourd’hui donne aussi la clef de sa solution. Jamais la situation des Juifs n’a été aussi tragique ; mais jamais elle n’a été : aussi près de cesser de l’être1. » Ecrites en 1942, ces lignes se passent de commentaire.
Un mot enfin sur les sionistes non marxistes : leur idée explicite est celle qu’on trouve, implicite, chez Borokhov : les Juifs (dit notamment Pinsker dans son Autoémancipation, publiée en 1881) sont un groupe humain malade, si malade qu’ils ne savent même plus reconnaître leur maladie. Comment faire pour guérir ? Retrouver la structure « naturelle » des peuples et, pour cela, retourner à la terre, se donner une nouvelle classe paysanne, et ainsi recouvrir la santé. Pour les sionistes, comme pour tous les nationalistes, la comparaison entre le « corps » social et le « corps » naturel est fondamentale : l’ethnie est assimilable à un « organisme » – parfois à un organisme dégradé ou mutilé, et c’est la raison pour laquelle ils utilisent si souvent des métaphores génétiques pour en parler. C’est aussi la raison pour laquelle ils ne peuvent concevoir une existence permanente de « diasporas » ni en régime capitaliste ni en régime socialiste. Curieusement, les grands marxistes partagent cette conception « organiciste » de la nation et de ce qu’il faut pour assurer son existence « normale » : ainsi Trotsky, dans une remarquable interview donnée en 1937 au journal Der Weg de Mexico (reproduite dans l’ouvrage de Léon cité plus haut) déclare :
« On doit ainsi compter avec le fait que la nation juive se maintiendra pour toute une époque à venir. Or, la nation ne peut exister normalement (c’est moi qui souligne. R.M.) sans un territoire commun. »
Trotsky écarte alors la solution sioniste, prévoyant le conflit entre Juifs et Arabes, et doutant que « la question juive puisse être résolue dans les cadres du capitalisme pourrissant » ; mais il pré voit tout de même, si l’on peut dire, un sionisme au-delà du socialisme, car alors « la topographie nationale deviendra une partie de l’économie planifiée » et que « les Juifs disséminés qui voudront se rassembler dans la même communauté trouveront une place suffisamment vaste sous le soleil ». Au cœur de toutes ces théories, les traits généraux d’une conception commune de la nation se retrouvent, conception que, pour ma part, je ne peux pas partager car il s’y produit une confusion constante entre « nature » et « culture », entre l’œuvre humaine et le « développement naturel » des êtres et des plantes !
Tout cela tourne finalement autour de la possibilité – ou de l’impossibilité – de définir ou d’expliquer un phénomène de permanence. Les données empiriques montrent qu’un groupe humain particulier, les Juifs, s’est maintenu, c’est-à-dire que ses membres se sont réclamés de certains traits définissables, exprimés dans des discours, historiquement situés et partiellement totalisables. La persistance du groupe avait très tôt provoqué l’étonnement : il possédait, malgré la disparité de ses multiples sous-groupes, assez de signes d’identification pour pouvoir se donner à lui-même le même nom et se reconnaître, au-delà de ses différences et malgré les pertes de substance considérables (massacres, dispersion, assimilation) qu’il subissait au cours de l’histoire. Etonnement chez les chrétiens, étonnement dans les sociétés « laïques » ou « socialistes », étonnement enfin parmi les Juifs eux-mêmes : Juda Halévy, dès le XIIe siècle, oppose la permanence des Juifs à la disparition d’autres civilisations. Cette persistance, constatée empiriquement, a suscité nombre d’explications divergentes et conflictuelles à travers lesquelles, à l’époque contemporaine, s’affrontaient surtout les conceptions idéalistes ou providentielles, et matérialistes, de l’histoire – l’explication du phénomène étudié devenant souvent un prétexte destiné à démontrer la validité de ces conceptions. Pour en revenir à l’ouvrage de Léon, je ne crois pas qu’il soit possible aujourd’hui d’adopter son système d’explication : parce qu’il est, dans le fond, marqué par l’idéalisme, parce qu’il présuppose une relation mécanique entre infrastructure et superstructure, parce qu’il utilise des données historiques trop incomplètes, et enfin parce qu’il est normatif il prétend – à la fois analyser le phénomène et proposer une « solution » dont l’histoire a montré qu’elle était pratiquement utopique.
Je voudrais maintenant faire quelques remarques sur deux interventions, qui, je crois, montrent combien il est difficile d’utiliser, dans un débat comme le nôtre, des termes dont le sens ne glisse pas dans le cadre du même discours. Ainsi, Moni, je crois, disait tout à l’heure, que si, dans une situation historique donnée, les Juifs bloquent un certain nombre d’emplois (cela nous renvoie un peu à la théorie du peuple-classe) et que se produit alors une brusque flambée populaire, ils sont immédiatement visés. On voit alors en eux (je cite à peu près) une minorité nationale, et comme minorité nationale, on peut les expulser. Bien. Notons au passage que c’est la situation de classe qui semble ici le fondement de la « nationalité ». Et inversons la proposition : ceux que l’on vient de définir comme une minorité nationale, imaginons qu’ils se revendiquent comme constituant un groupe national minoritaire et qu’ils réclament certaines prérogatives institutionnelles ou culturelles : ceux qui, dans la situation donnée, désignent ce groupe comme « national », se rétractent alors brusquement : non, nous n’avons pas affaire à une minorité nationale. Les Juifs n’ont pas le droit d’être une nation, ni d’avoir une culture autonome. Curieusement, cette attitude double est constante dans la pratique de certains pays (capitalistes ou socialistes) à l’égard des Juifs, et cette double définition, tantôt positive, tantôt négative, est restée aussi fréquente dans le discours « marxiste » : les Juifs sont un groupe cohérent s’il s’agit de dire ce qu’ils n’ont pas le droit d’être ou de faire, ils cessent de l’être quand il s’agirait de définir ce qu’ils ont le droit d’être ou de faire.
La seconde remarque que je voulais faire est relative à la proposition d’Eli selon laquelle le sionisme contribuerait à recréer le problème juif. Admettons. Pourtant, depuis l’époque des Romains, nous savons que c’est toujours une activité spécifique des Juifs qui, selon leurs détracteurs, est à l’origine du « problème » qu’ils posent. Evidemment, si les Juifs n’existaient pas, ou s’ils n’avaient, tout en existant, aucune activité – ce qui ferait d’eux des ectoplasmes politico-historiques – on ne chercherait pas à les éliminer physiquement, politiquement ou culturellement. Tantôt on les spécifie comme « nationalistes », tantôt comme « assassins du Christ », tantôt comme « vilains usuriers », tantôt comme « artisans », tantôt comme « capitalistes », tantôt comme « révolutionnaires », et j’en passe. Chaque fois, on tire argument de cette activité réprouvée pour qualifier l’ensemble du groupe au moyen du terme recouvrant l’action (réelle ou supposée) de l’une des parties. La persistance de cette pratique laisse supposer que, à l’image du problème noir, qui, chacun le sait aujourd’hui, est en réalité un problème blanc, le « problème juif » est bien souvent un problème non juif. Mais la persistance historique de la visée désignant l’ensemble des Juifs laisse voir aussi que l’explication du problème ne peut être recherchée au niveau superficiel où se manifeste l’accusation, mais que celle-ci doit à son tour être interprétée, et que la clef du problème – si on peut dire –doit aussi être recherchée dans la pratique des nations « majoritaires ». S’il y a aujourd’hui une réanimation du problème juif quelque part, ce serait donc la faute du sionisme ? Pour ma part, je tiens le sionisme pour une idéologie nationaliste aujourd’hui périmée – une idéologie nationaliste comme une autre, c’est-à-dire pas spécialement démoniaque. Ainsi, si l’on s’imagine que c’est à cause du sionisme que les Polonais viennent de rendre la Pologne judenrein, eh bien, je crois qu’on est un peu naïf. Le fait que les Polonais aient justifié de cette façon une agitation politique et des expulsions massives, c’est une chose. Que nous, nous reprenions leur explication, c’en est une autre. (Intervention dans la salle.)
Vous voyez, les explications… Dans un éventail d’explications possibles, il y en a toujours une qui est privilégiée. Aujourd’hui, on privilégie, dans certains milieux, l’explication par le sionisme : sans doute, il serait possible d’étaler tout l’éventail des explications et de les hiérarchiser, mais ce qui frappe, c’est l’absence de hiérarchie explicative, et la mise en relief d’une explication privilégiée. (Quelqu’un dit un mot au fond de la salle.) Ah non, je ne l’ai pas privilégiée, je n’ai fait que reprendre le discours politique des Polonais. Il se trouve que, par hasard, j’ai lu un certain nombre de leurs justifications. (Eli dit : il est évident que sur ce point-là, on n’est pas d’accord.) Il s’agit toujours de l’explication que l’on donne. Et là, l’intentionnalité n’est pas pertinente. Ce qui importe, ce n’est pas l’intention qui préside au choix d’une explication, mais plutôt de savoir quelle est l’explication qui s’installe de façon prioritaire. Ça, c’est beaucoup plus facile à analyser généralement.
Un dernier point, pour finir, à propos de l’intervention remarquable sur l’inégal développement des diverses communautés juives. C’est là une thèse qui a été, je crois, élaborée il y a une quinzaine d’années par un marxiste anglais. Il y analysait ce phénomène de solidarité en chaîne qui fait que, quand la situation d’une ou de plusieurs communautés juives se stabilise quelque part dans le monde, si d’autres communautés sont menacées ailleurs, dans des pays où la situation est différente, eh bien, par une espèce de choc en retour, se produit le phénomène de solidarité. Il reste que cette solidarité elle-même est incompréhensible pour beaucoup. Et on ne peut l’expliquer si l’on ne fait intervenir que des facteurs strictement économiques. Sans négliger le caractère contraignant des structures économiques, sociales et institutionnelles, il faut admettre aujourd’hui la force des facteurs de civilisation – ou de l’idéologie au sens très élargi où l’entend Poulantzas – faute de quoi, la permanence de certains traits socio-culturels ne pourrait s’expliquer, compte tenu de la relative variabilité des structures économiques et institutionnelles. Le fait que jusqu’au milieu du XIXe siècle et plus tard dans certains cas – les Juifs ont vécu avec un calendrier différent de celui des nations chrétiennes ou islamiques –, avec des coutumes alimentaires différentes, des langues souvent différentes, des textes, sacrés ou profanes, différents, ne peut plus être placé au rang des causes secondaires – ou secondes – de leur persistance. Cela, et leurs fonctions économiques variables, mais souvent différentes de celles du groupe majoritaire doit être pris en compte si l’on souhaite analyser les raisons de leur survie.
Quant à savoir comment tirer d’une telle analyse – qui reste à faire – des indications politiques concrètes pour une situation qui est celle d’aujourd’hui, c’est une tout autre affaire. Il me semble que l’un des défauts de la plupart des débats sur les Juifs, c’est qu’il semble impossible aux « discutants » de ne pas mêler leur orientation politique immédiate à la définition qu’ils donnent des Juifs. En cela même, les Juifs constituent un cas, non pas exceptionnel, mais tout de même atypique : nul ne songe à « définir » les Arméniens pour savoir s’il faut qu’ils « retournent » en Arménie soviétique (où ils sont invités en permanence), s’il faut qu’ils soient révolutionnaires dans leurs diasporas respectives, ou s’ils doivent demander que la Turquie leur réserve une parcelle de territoire autonome. Pour les Juifs, il semble que l’option que l’on souhaite qu’ils prennent commande toujours la définition de leur groupe, l’explication de leur passé, la description de leur « être collectif ». Toute discussion du problème implique, semble-t-il, une visée normative, un impératif plus ou moins catégorique. Je ne sais trop si, dans mon discours, j’ai une visée semblable moi aussi : j’essaie en tout cas de l’éviter. Et si j’ai des positions politiques à prendre sur le sionisme, sur Israël, sur les Juifs en général, je m’efforce de les prendre en fonction des situations concrètes telles qu’elles se présentent à moi, sans trop m’efforcer de reconstruire, pour les justifier, toute une théorie du peuple juif. D’abord, parce que j’en suis incapable – et cette incapacité ne m’est pas particulière – et aussi parce que, dans la plupart des cas, les théories proposées ne sont, littéralement, que des justifications idéologiques – et cela, quelle que soit la complexité apparente du discours – des justifications destinées à « faire passer » des positions politiques adoptées préalablement à la théorie dont on prétend qu’elles sont l’aboutissement.
[voir le suivant : La deuxième exposé de Maxime Rodinson]
- A. Leon, La Conception matérialiste de la question juive, Paris, E.D.I., 1968, p. 175. ↩