En général (je dis bien en général), je me méfie des historiens, mais je suis quand même content de me trouver en votre compagnie. Ma lecture d’Abraham Léon et de Ber Borokhov n’a pas été celle d’un historien. Dans ma démarche je suis parti des problèmes qui me préoccupaient et qui me préoccupent toujours à savoir le problème juif et surtout sa persistance, et en même temps l’importance et la vigueur du phénomène sioniste.
La question qu’il convient de nous poser n’est pas tellement : « Existe-t-il ou n’existe-t-il pas un peuple juif ou une nation juive ? », mais, tout d’abord: «Existe-t-il ou n’existe-t-il pas un problème juif ? ». Il me semble évident que la réponse à cette dernière question ne peut être qu’affirmative ; en particulier au moment où a pris naissance le mouvement sioniste (c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle) le problème juif se manifestait de manière spécialement virulente. Toute une communauté, le cœur du judaïsme mondial de l’époque – ou même, si l’on veut, on peut parler ici d’un « peuple juif » s’agissant des communautés juives d’Europe centrale et orientale de la fin du XIXe et du début du XXe siècles – était alors effective ment entrée dans une période de crise très grave : la base économique leur échappait, en conséquence et parallèlement ils étaient l’objet de persécutions. Les pogroms avaient commencé dans les années 60 du dernier siècle en Roumanie et vers 1880 en Russie. C’est à cette époque et dans ces contrées qu’a pris naissance le sionisme tel que nous le connaissons aujourd’hui : le sionisme de colonisation qui, d’abord dépourvu de toute théorie compréhensive, allait ensuite, dans la phase du sionisme politique, mettre en avant la nécessité d’une solution territoriale au problème juif, à savoir la création d’un Etat juif.
Je ne veux pas m’étendre ici en détail sur l’attitude des diverses couches de la communauté juive envers leur propre problématique. Ailleurs, dans l’introduction au livre de Sabri Geries1, j’ai essayé de clarifier et de caractériser les réponses données à cette question par la grande bourgeoisie juive (avec Rothschild comme exemple le plus marquant), par la bourgeoisie moyenne et l’intelligentsia (Herzl, Nordau, les fondateurs du sionisme politique) et par la troisième couche qui était celle de la petite bourgeoisie et des éléments prolétariens, dont Ber Borokhov était un des idéologues. Ce dernier a été actif en Russie au début du XXe siècle – il est mort en 1917. Il s’était efforcé de donner une base scientifique à ce que l’on a appelé ensuite le « sionisme socialiste ». Il y avait en tout état de cause une majorité non sioniste : le Bund à gauche, l’American Council for Judaism à droite, les divers mouvements assimilationnistes, les tendances religieuses, les révolutionnaires juifs, dont Abraham Léon allait être le théoricien le plus remarquable.
On parle beaucoup de la vision générale de Borokhov, de son explication générale du phénomène juif avec cette fameuse pyramide renversée de la structure socio-économique ; mais il ne faut pas oublier que chez Borokhov il y avait un point supplémentaire et essentiel, qui faisait d’ailleurs tout son charme : il se voulait l’idéo logue du prolétariat juif2. L’essentiel, pour lui, était de trouver une base pour la lutte du prolétariat juif, qui avait une existence auto nome et un champ d’action séparé du reste du prolétariat des pays dans lesquels vivaient les Juifs, Borokhov dixit. « L’anomalie du peuple juif dans son ensemble ne nous intéresse pas autrement que comme explication objective des causes qui créent les contradictions dans l’existence de la classe, écrit-il en 1906. Mais l’argumentation subjective en faveur de notre programme a sa source unique dans les intérêts de classe du prolétariat juif combattant. » Et en termes encore plus explicites : « S’il s’était avéré que ce sont les intérêts de la bourgeoisie juive et des masses en voie de prolétarisation qui vont dans le sens du territorialisme (d’une solution territoriale de la question juive, le sionisme, E.L.), mais que les intérêts du prolétariat juif n’étaient pas liés au territorialisme, alors il eût été faux de prétendre que l’avenir du peuple juif dans son ensemble est identique à celui du prolétariat juif. Il serait erroné de prendre comme point de départ l’avenir national global et de déduire de celui-ci l’avenir du prolétariat… C’est en prenant comme point de départ les intérêts de la classe ouvrière juive combattante, et parce que nous la considérons comme avant-garde de l’avenir juif, que nous préconisons le territorialisme pour l’ensemble du peuple juif3. »
Quand Borokhov soutient que le sionisme est dans l’intérêt objectif du prolétariat juif, il ne s’agit pas pour lui d’un prolétariat à créer, en puissance, mais d’une classe existante (en dehors d’Israël, bien entendu !); ceux de la « gauche » sioniste qui, en se référant à Borokhov, justifient le sionisme comme nécessaire pour la création d’une classe ouvrière juive, déforment Borokhov.
J’insiste sur ce point pour deux raisons :
- La tentative d’une idéologie de « sionisme prolétarien » à la Borokhov faisait tout l’attrait de cette branche spéciale du sionisme. Lors de sa naissance, en Russie tsariste du début du siècle, avec l’émergence d’un puissant mouvement révolutionnaire russe, le borokhovisme qui disait exprimer les intérêts de classe du prolétariat juif existant – et non pas d’un prolétariat à susciter pour maintenir ou assainir un peuple – répondait à une préoccupation des masses juives entraînées dans le tourbillon révolutionnaire de l’époque, en même temps qu’exposées aux horreurs des pogroms tsaristes. Le borokhovisme subit ensuite une éclipse en Israël ainsi que sur le plan mondial. Aujourd’hui on déterre cette idéologie à l’intention de la jeunesse juive attirée par le radicalisme de la nouvelle gauche, qui récuse la collaboration de classe du sionisme officiel, fût-il de « gauche », y compris dans la version Mapam. Cette jeunesse, autre analogie avec la situation en Russie avant 1917, vit à la lueur de ce qui est advenu aux Juifs sous le régime nazi.
- Mais ici s’arrête l’analogie. La situation des communautés juives dans le monde en 1970 diffère fondamentalement de celle des Juifs en Europe centrale et orientale avant la Première Guerre mondiale. Je prétends que l’analyse de Borokhov, déjà erronée à ses débuts, s’est plus clairement révélée comme telle avec le démenti apporté à ses prévisions et l’échec de la perspective qu’elle traçait ; cet échec dans les faits explique pourquoi le borokhovisme est devenu une branche morte parmi les divers courants de l’idéologie sioniste ; pour le faire revivre à l’intention d’une jeunesse juive vivant en milieu radicalisant dans les pays occidentaux, on est alors obligé de le déformer. Erroné dès le début, mais s’accrochant à des problèmes réels, le borokhovisme est aujourd’hui en plus déformé.
Une des prévisions de Borokhov, tout à fait essentielle pour sa construction et qui a été démentie par les faits, concerne la prolétarisation croissante de la petite bourgeoisie juive se dirigeant vers les branches les plus misérables, processus inévitable selon Borokhov, même quand les masses juives émigrent de leur grande concentration européenne. Parlant de cette petite bourgeoisie en voie de paupérisation, il écrit : « Et quand elle se met en route, elle ne trouve pas outre-mer de quoi satisfaire ses besoins. Elle s’effondre, elle s’enfonce dans la misère, elle se présente sur le marché pour vendre sa force de travail, rejoignant les rangs des masses en voie de prolétarisation. Mais ici de nouveau elle est en proie à la même com pétition nationale, et de ce fait elle ne peut s’insérer comme prolétariat que dans les branches les moins réservées, les plus retardataires, les plus misérables, dans les plus bas secteurs de la production –ceux des biens de consommation. A cause de cette même compétition nationale, elle ne peut accéder qu’aux modes de production les plus primitifs même dans les branches où elle pénètre, à la manufacture, tandis que la voie à la machine lui est barrée4. » Le tableau de la communauté juive la plus importante de nos jours, celle des Etats-Unis, ne correspond nullement à cette image d’une prolétarisation misérable (90% des jeunes Juifs en âge d’étudier font effectivement des études supérieures). Ici je rejoins les exposés de Rodinson et de Vidal-Naquet.
En liaison avec cette prolétarisation croissante, Borokhov prévoit que le prolétariat juif sera de plus en plus isolé et sera amené à s’organiser séparément. « Le prolétariat juif s’organise spontanément avec le développement de l’économie capitaliste, et en le faisant il se regroupe séparément, en dehors des autres ouvriers, en des organisations politiques particulières. La raison de cette organisation séparée de la classe ouvrière juive réside dans le fait qu’elle a une existence nationale particulière du point de vue économique en isolement. Et puisque l’isolement économique des Juifs s’accentue, se renforce de même la nécessité d’une organisation politique séparée » (souligné par moi, E.L.), écrit Borokhov en 19075. C’est à mon avis la pièce maîtresse de la vision borokhovienne : permanence de la question juive, prolétarisation accrue des masses juives, nécessité croissante d’une organisation politique séparée de la classe ouvrière juive et cela partout au monde (« car cet isole ment s’applique à l’économie juive partout au monde, car partout se dresse et se pose la même question juive mondiale »)6.
Sur ce point également la réalité a démenti la prévision de Borokhov. Les organisations ouvrières juives séparatistes, tel le Bund, ont dépéri avec le déclin du judaïsme de l’Europe orientale, cependant que dans les nouveaux centres juifs aucune organisation ouvrière juive séparatiste importante n’a vu le jour, précisément parce que la nécessité n’en existait pas. La communauté juive dans les pays occidentaux ne constitue plus un secteur économique spécifique, même si sa concentration dans le secteur tertiaire est importante. Je reviendrai sur ce point.
De son jeu d’hypothèses – isolement croissant de l’économie juive et nécessité toujours plus grande d’une organisation et d’une lutte prolétarienne juives séparées – Borokhov déduisit le territorialisme sioniste comme étant dans l’intérêt du prolétariat juif. La base stratégique pour l’aboutissement de sa lutte exigeait, selon Borokhov, que « la lutte de classe du prolétariat juif ne soit pas dirigée contre une bourgeoisie impotente dans l’économie juive, comme c’est le cas aujourd’hui, mais contre une bourgeoisie forte qui organise la production à l’échelle du pays tout entier ; c’est alors seulement que la lutte de classe de l’ouvrier juif aura son véritable impact politique, économique et social »7.
Ce serait s’arrêter à mi-chemin que de se contenter de constater : voyez les hypothèses de Borokhov, elles se sont révélées fausses, n’en parlons plus. Le fait que l’échafaudage théorique de Borokhov reposait sur des perspectives qui se sont révélées erronées n’est pas un hasard. En réalité, il s’acharnait à vouloir trouver une base stratégique séparée pour la lutte de classe du prolétariat juif. Il est vrai que Borokhov vivait au cœur de la grande communauté juive de l’Empire tsariste, et qu’il ne faisait qu’extrapoler une situation qu’il connaissait, en décrétant qu’elle ne pourrait que s’aggraver à l’avenir. Pourtant, Borokhov ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que cette communauté juive était en train de se désintégrer. Dans les pays capitalistes modernes, vers lesquels émigrait la grande masse des Juifs russes, la base économique juive séparée disparaissait rapidement, même du vivant de Borokhov. S’il persistait à nier la réalité qui s’étalait sous ses yeux, c’est qu’il voulait à tout prix pré server le séparatisme juif, c’est qu’il se trouvait sur le terrain du nationalisme juif borné, réfractaire à une véritable vision internationaliste.
Le reste de l’analyse, et des erreurs, de Borokhov découle de sa vision volontariste de base. Ainsi prétend-il qu’aucune propagande ne sera nécessaire pour induire le prolétariat juif à émigrer en Palestine : « Et nous, quel est notre appel au prolétariat juif ? Ceux qui croient que nous les appelons à émigrer en Palestine se trompent lourdement. Cela, comme nous l’avons répété à plusieurs reprises, nous en laissons le soin au processus spontané d’en prendre soin »8. Pourtant, ici aussi Borokhov voyait bien que le grand courant de la migration juive – trois millions et demi entre 1880 et 1914 – se dirigeait vers les pays capitalistes modernes, et que seul un mince filet allait en Palestine (population juive d’environ 80 000 membres à la veille de la Première Guerre mondiale). Aujourd’hui de même, la spontanéité de l’immigration juive en provenance des pays capitalistes avancés est mise en doute par tous les courants sionistes, y compris par ceux qui se réfèrent à Borokhov.
Autre erreur fondamentale de Borokhov : l’alliance entre le sionisme et l’impérialisme. La ligne directrice de la politique sioniste, qui consiste dès le début à cultiver une alliance préférentielle entre l’établissement sioniste et la principale puissance impérialiste ou la plus active dans la région, était déjà suffisamment esquissée pour que Borokhov écrive : « Notre établissement (Yishouv, en hébreu), sous la tutelle de la puissance, crée pour celle-ci une excellente base stratégique pour la défense de ses possessions coloniales contre les assauts des autres puissances, ou encore un excellent ” port culturel ” pour le rayonnement de son influence culturelle et économique sur les populations sauvages dans les territoires limitrophes appartenant à la puissance », écrit-il en 1903 dans sa série d’articles sur « Sion et le Territoire »9. « La puissance créera avec notre aide un coin culturel-industriel pour l’investissement de ses surplus de capitaux. » Borokhov semble appliquer au sionisme l’analyse de Lénine. Il n’en est rien. La description de Borokhov ne concerne pas la colonisation sioniste de la Palestine, mais est dirigée contre un projet de colonisation de l’Ouganda par les Juifs avec une charte octroyée par la Grande-Bretagne et sous sa tutelle. Borokhov explique plus loin que dans une telle éventualité la tentative sioniste sera vouée à l’échec : que l’Ouganda va appartenir à la population noire locale et que même l’Afrique du Sud deviendra en fin de compte la propriété de sa majorité noire. Il met en garde contre le prix qu’il faudra payer quand la puissance extérieure « devra nous envoyer des renforts militaires pour nous protéger contre la population locale »10. Mais tout cela n’arrivera pas si « le territoire en question est la Palestine », et cela entre autres et principalement parce que « la Palestine est sous le contrôle de la Turquie »11. Il examine au même endroit cinq conditions impératives pour le choix du territoire à coloniser par les Juifs, dont voici les deux premières :
« 1) La puissance qui détient le territoire ne devrait pas être un pays à économie capitaliste avancée ; 2) Cette puissance devrait être faible politiquement au point d’être elle-même sujette au contrôle des grandes puissances »12.
Le contraire s’est produit : le sionisme s’est développé à l’abri de la grande puissance capitaliste de l’époque, la Grande-Bretagne et plus tard en alliance étroite avec l’impérialisme nord-américain (précisons que Borokhov est mort quelques jours après la déclaration Balfour, en novembre 1917). Peut-être fera-t-on valoir que la vision de Borokhov concernant une colonisation de l’Ouganda se réalisera pour la Palestine, puisque les conditions de l’implantation sioniste y étaient celles qu’il avait décrites pour l’Ouganda, et que la Palestine appartiendra aux Palestiniens comme l’Ouganda aux Ougandais. « La perspective est triste », disait-il en parlant du projet Ouganda13. On voit que Borokhov est mobilisable pour les mouvements de résistance palestiniens, et notamment pour le programme d’El Fath.
Enfin, Borokhov a un schéma dans la tête pour les Arabes palestiniens (il ne les appelle pas « Arabes palestiniens » et encore moins « peuple palestinien arabe », mais parle de la « population locale » ou des « autochtones » de la Palestine). Il explique que le point cardinal est de savoir qui formera le prolétariat du territoire où le peuple juif doit se reconstituer. « Nous le soulignons d’avance : nous ne craignons pas une pénétration capitaliste étrangère dans le territoire, et même pas une immigration étrangère, en soi, mais seulement une prolétarisation étrangère14. » Il explique longuement que l’essentiel à long terme n’est pas tant de savoir à qui appartiennent dans l’immédiat les moyens de production ou le pouvoir politique, et « même [le problème] de la majorité de la population en soi n’est pas aussi important que celui du prolétariat industriel et agricole […]. Donc, la première question et la plus importante, à laquelle doit répondre tout un chacun qui se considère comme un ami sincère du peuple juif : quel est l’endroit où les Juifs peuvent arriver à une prolétarisation normale ?… Enfin, puisque le prolétariat de chaque pays provient, essentiellement, de la population agricole locale, nous pouvons poser la même question en d’autres termes : quel est l’endroit où la population agricole locale nous soit si proche par le sang et puisse le devenir par l’esprit ? Notre réponse à cette question : pas dans un “territoire” mais seulement en Palestine… »
La démarche de Borokhov est caractéristique de l’attitude sioniste envers les Palestiniens : ils doivent être ce qu’on décrète qu’ils seront en fonction des besoins de la population juive qui priment sur tout. Borokhov ignorait visiblement tout de la Palestine et de ses habitants. Il décrète : « Les autochtones de la Palestine n’ont aucun type économique et culturel propre. […] Les autochtones de la Pales tine ne constituent pas une nation. […] Ils s’adaptent avec facilité et rapidité à chaque type culturel importé de l’extérieur qui est supérieur au leur. Ils ne pourront pas se rassembler pour une résistance organisée aux influences extérieures, ils ne sont pas capables d’une émulation nationale, mais seulement individuelle et sporadique…15 Les autochtones de la Palestine s’assimileront du point de vue économique et culturel à ceux qui introduiront de l’ordre dans le pays, à ceux qui se chargeront de développer les forces productives de la Palestine. Les immigrants juifs se chargeront de développer les forces productives de la Palestine, et la population locale de la Palestine s’assimilera avec le temps, économiquement et culturellement, au sein des Juifs »16. Toujours dans la même veine, et toujours aussi « perspicace », Borokhov décrète : « Toutefois, bien que les nationalistes arabes ajoutent la Palestine au compte de leurs futures possessions, et bien que nos propres ennemis de Sion voient dans le mouvement arabe je ne sais quel danger terrible pour le sionisme, nous faisons remarquer, pour notre part, que ce mouve ment ne concerne pas et ne pourra en rien concerner la Palestine »17. Ben Gourion, Golda Meïr, Dayan et le Mapam ont un autre avis sur la question, et, soit dit en passant, témoignent de plus de respect envers la nation arabe et le peuple palestinien – même s’ils ne reconnaissent pas toujours son existence – que cet idéologue de la « gauche » se prétendant marxiste.
J’ai insisté longuement sur Borokhov parce qu’il est redevenu à la mode dans les mouvements de jeunesse sionistes se disant de gauche, pas en Israël où on l’ignore, mais à l’étranger, et parce qu’il illustre bien l’impossibilité d’une synthèse entre l’idéologie sioniste et le marxisme, entre l’entreprise sioniste et la révolution socialiste. Devant cette impossibilité la démarche intellectuelle consiste à tracer un cadre volontariste auquel la réalité doit se plier, à moins que… à moins qu’on ne donne des coups de pouce pour arranger la réalité. Ainsi, et ce sera mon dernier exemple, Borokhov, logique avec lui-même, était contre le constructivisme de la part du mouvement sioniste ouvrier. La tâche de construire l’économie appartient à la bourgeoisie juive, disait-il, au prolétariat il revient de contester et de mener la lutte de classe. Mais sur place le contraire s’est produit : le sionisme ouvrier était à la tête de la colonisation du pays et de ce fait aussi à la tête du processus d’expropriation de la population locale. Que faire, la bourgeoisie juive n’avait pas voulu remplir son rôle !
Contre l’interprétation idéaliste et volontariste de la question juive s’élève Abraham Léon, dont le livre La conception matérialiste de la question juive est un classique du marxisme. Pour Léon le séparatisme juif est un phénomène historique, de longue durée il est vrai, mais néanmoins lié à une période historique donnée et à un rôle socio-économique déterminé joué par la communauté juive comme peuple-classe. Les conditions de disparition du séparatisme juif ont souvent existé dans le passé Léon insiste sur le fait que des communautés juives importantes ont disparu par assimilation au cours de l’histoire et pour l’avenir, ce n’est que dans la lutte pour la société socialiste que sera assuré le dépassement révolutionnaire de la question juive qui rebondit avec acuité dans la phase de décadence du capitalisme (Léon a rédigé son ouvrage en 1942).
On reproche parfois à Léon des simplifications dans le récit historique. Mes amis Rodinson et Vidal-Naquet l’ont fait ce soir : le schéma de Léon n’expliquerait pas la cohésion des Juifs en tant que communauté jusqu’à la période des croisades en Europe, ni la cohésion juive dans les pays arabes jusqu’à la période récente. Les choses ne seraient pas aussi simples, dans ces deux cas les Juifs n’auraient pas rempli de rôle spécifique dans l’échange (pré capitaliste) de biens, d’argent et d’hommes, et ne s’en sont pas moins préservés en tant que communauté. Les recherches historiques récentes – postérieures à Léon – et notamment celles de Blumenkranz et Goïtin, sembleraient invalider la thèse de Léon dans les deux cas que l’on vient de mentionner. Mais faut-il que nous changions chaque fois nos conceptions de base au gré des découvertes, ou soi-disant découvertes historiques et archéologiques ? C’est en cela que j’ai de la méfiance envers les historiens. A cet égard, je regrette que Nathan Weinstock n’ait pas pu venir ce soir, car dans son introduction à l’édition italienne du livre d’Abraham Léon, il tente précisément d’invalider les découvertes de Blumenkranz en tant que réfutation des thèses de Léon pour la période d’avant les croisades. Pour moi, ce n’est toutefois pas encore l’essentiel. Je n’ai pas besoin de défendre les thèses de Léon sur toute la ligne. L’essentiel, pour moi, est de savoir si les thèses de Léon fournissent une explication à la crise juive aux moments et aux endroits où elle s’est produite tout au long de l’histoire juive, et surtout à l’époque moderne, et en premier lieu là où le sionisme a pris naissance. Ma réponse est un oui catégorique. Je suis prêt à rejoindre Maxime Rodinson quand il affirme que d’autres facteurs que le rôle socio-économique d’un peuple-classe sont intervenus pour favoriser la persistance de la vie communautaire juive pendant la période prénationale ou dans les sociétés de quasi-nations, comme dit Rodinson. Mais alors n’existait pas la question juive, tandis qu’aux moments décisifs, lors des crises juives, c’est le facteur socio-économique analysé de façon magistrale par Léon qui a pesé d’un poids prépondérant. Il est possible, je dis bien possible, que Léon, sur la lancée de ses découvertes, ait voulu généraliser au-delà de son champ d’existence le problème posé par lui-même. Faiblesse humaine, peut-être ; mais à mon avis c’est tout à fait secondaire.
Léon avait dégagé son analyse à partir des problèmes de son temps ; il est mort en déportation, il y a plus d’un quart de siècle. En tant que militant antisioniste comme Léon je dois poser la question de la validité de ses thèses pour la période actuelle, caractérisée par une vigueur imprévue du capitalisme mondial, par le dépérissement continu du socialisme en U.R.S.S. avec ses répercussions sur les communautés juives en Europe orientale, par la création de l’Etat d’Israël et de ce fait l’étatisation du mouvement sioniste mondial et l’élargissement de son audience. De nouveau, certains néo-borokhovistes essaient de nos jours de faire une synthèse contre nature non pas seulement entre Marx et Sion mais plus directement entre Léon et Borokhov. Ils disent : la question juive persiste, mutatis mutandis, même de nos jours et même aux U.S.A. ou les Juifs sont ou se sont confinés dans un rôle économique déterminé (en général dans le secteur tertiaire), continuation du peuple-classe en quelque sorte, et où, en conséquence, la crise juive risque de resurgir, de nouveau en liaison avec l’approfondissement de la crise générale du capitalisme. Voyez l’antagonisme entre les militants noirs et la communauté juive aux U.S.A., entend-on dire. Lors du séminaire organisé par les comités Israël-Palestine au mois de mars de cette année, un des théoriciens néo-borokhovistes de Francfort parla longuement de l’antisémitisme menaçant les Juifs au Paraguay, du fait que ceux-ci se sont spécialisés dans la contre bande au détriment du peuple. En U.R.S.S., dit-on, des phénomènes similaires joueraient. Les Juifs continuent à remplir un rôle socio-économique déterminé qui maintient leur cohérence comme l’explique Abraham Léon, mais qui les expose aussi aux dangers anciens et maintient toujours actuelle la nécessité d’un assainissement de la structure du peuple juif, et cela ne peut se faire que par la concentration territoriale en Israël, selon les thèses de Borokhov.
Qu’en est-il ? J’ai essayé de démontrer au début de mon exposé que Borokhov évoquait la nécessité d’un assainissement du peuple juif seulement en tant que base stratégique pour la lutte du prolétariat juif existant dans les pays capitalistes avancés. C’est tout au moins ce qu’il disait ; mais je suis tout prêt à convenir que son échafaudage théorique sur les intérêts du prolétariat juif ne venait là que pour justifier son a priori de nationaliste juif. Procédé classique de social-démocrate. Abraham Léon est d’une autre trempe ; l’évoquer pour justifier le sionisme étatique contemporain signifie soit qu’on n’a pas compris Abraham Léon, soit qu’on n’a pas compris la problématique juive actuelle. Je m’exprimerai un peu brutalement : la question n’est pas que tous ou presque tous les jeunes Juifs aux U.S.A. fassent des études supérieures, ou que la majorité des Juifs soit concentrée dans le secteur tertiaire ; si même – faisons cette hypothèse invraisemblable – tout les Juifs donnaient dans la contrebande, ils ne rempliraient pas toujours une fonction socio-économique déterminée comme peuple-classe. Ce ne serait le cas, comme c’était le cas pour l’échange dans les sociétés précapitalistes, que si tous ou presque tous les étudiants tous les Juifs aux U.S.A. étaient juifs, si le monopole ou le quasi-monopole du secteur tertiaire était dévolu aux Juifs, si la contrebande était entièrement ou presque le fait des Juifs. Je ne possède pas les statistiques dans ce domaine – j’ignore d’ailleurs s’il existe une répartition des catégories socio-professionnelles aux U.S.A. par groupe ethnique ou appartenance religieuse – mais je suis sûr que ce monopole ou quasi-monopole juif dans tout un secteur n’existe pas et ne peut pas exister dans les sociétés capitalistes avancées (j’ignore malheureusement les détails sur les Juifs et les contrebandiers au Paraguay, mais je suis certain qu’il ne peut s’agir que d’un phénomène marginal pour les uns et les autres).
Cela ne signifie pas pour autant que le problème juif ait été résolu dans les pays industriels avancés et qu’il ne risque pas de se poser de nouveau sous la forme de crise grave. Cette dernière éventualité n’a pas sa source dans les conditions d’existence des Juifs dans les pays industriels avancés, ces conditions créant au contraire une possibilité de dépassement du séparatisme juif ; elle a sa racine dans le passé et est réactivée par des facteurs extérieurs et surtout par ce qu’on présente comme tentative de solution du problème juif, c’est-à-dire le sionisme étatique, Israël. Il y a un point sur lequel Herzl, Borokhov, Léon et d’autres encore étaient d’accord : le capitalisme triomphant à l’échelle mondiale avait aussi internationalisé le problème juif. Ils avaient souligné, à juste titre à mon avis, que la réapparition de l’antisémitisme en Europe occidentale à partir de la fin du XIXe siècle était directement liée aux crises du judaïsme de l’Europe centrale et orientale et aux vagues de migrations qui en résultaient. L’antisémitisme, disaient-il à peu près, les émigrés juifs l’apportent avec eux dans leurs valises. Léon, écrivant en 1942, ajoute à ce diagnostic l’atavisme antijuif persistant dans certaines couches de la société européenne, lié au rôle socio-économique des Juifs dans la période précapitaliste, cet atavisme devenant un facteur politique lors d’une grave crise du capitalisme. Le passé à lui seul ne suffit pas ; le facteur extérieur actuel qui de nos jours contribue à réactiver partout le séparatisme juif, c’est la difficulté de l’existence juive au Moyen-Orient, et surtout la difficulté d’existence d’Israël en tant qu’Etat sioniste. La solution supposée du problème est devenue en partie sa cause, précisément parce qu’elle n’était pas une solution, et parce que cette solution s’est réalisée par une implantation colonialiste. Et voilà l’autre similitude avec le passé qui m’inspire les plus vives inquiétudes : Abraham Léon insiste fort justement sur le fait que dans le passé le malheur des Juifs avait été non seulement leur existence comme peuple-classe dont la base lui avait échappé avec le développement du capitalisme national, mais que dans cette situation ils avaient été objectivement les alliés de la classe la plus rétrograde de leur époque – l’aristocratie décadente. Aujourd’hui de nouveau, en tant que communauté juive organisée, ils sont à travers le sionisme politique et Israël les alliés objectifs de la force la plus réactionnaire à l’échelle mondiale : l’impérialisme nord-américain. Cela va dans le sens de ce qui risque de devenir un nouveau malheur juif et qui, beaucoup plus que les autres facteurs qu’on avance, explique l’attitude des organisations militantes noires aux U.S.A., qui se défendent d’ailleurs d’être antisémites, et elles ne le sont pas, mais qui sont antisionistes. Mais en tant que sioniste, et à travers le sionisme comme allié de l’impérialisme nord-américain, le Juif est l’ennemi du révolutionnaire noir. Il ne s’agit pas de l’individu comme tel, mais de la communauté juive comme force organisée sioniste et comme lobby pro-impérialiste. C’est pourquoi je pense que la lutte pour la désionisation d’Israël, pour son intégration révolutionnaire dans un Proche-Orient socialiste, que la lutte anti sioniste partout au monde est dans l’intérêt vital non seulement de nous autres en Israël, mais aussi dans celui des masses juives en général.
Je passe la parole à Mony El-Kaïm qui évoquera un aspect du sujet sur lequel nous ne nous sommes pas suffisamment arrêtés jusqu’à présent : le judaïsme dans les pays arabes.
[voir le suivant : L’exposé de Mony El-Kaïm]
- E. E. Lobel, « Les Juifs et la Palestine », in S. Geries, Les Arabes en Israël, Maspero, 1969. ↩
- Mon exposé sur Borokhov suit fidèlement les thèses élaborées par mon ami M. Machover dans un article encore inédit. ↩
- B. Borokhov, « Notre plate-forme », in Œuvres complètes, édition en hébreu, Tel-Aviv, 1955, t. 1, p. 240 et 264. ↩
- Ibid., p. 203. ↩
- B. BOROKHOV, « Le rôle du prolétariat dans la réalisation du territorialisme in Œuvres, op. cit., p. 324. ↩
- Ibid. ↩
- « Notre plate-forme », in op.cit., p. 264. ↩
- « Le rôle du prolétariat… », op. cit., p. 323. Il est piquant de relever la note embarrassée des éditeurs hébreux qui essaient d’« améliorer » Borokhov qui ne croyait pas à la nécessité de l’appel pour la « montée » en Palestine. ↩
- In Œuvres complètes, op. cit., p. 136. ↩
- Ibid., p. 137. ↩
- Ibid., p. 147. ↩
- Ibid., p. 147. ↩
- Ibid., p. 137. ↩
- Idem. ↩
- Œuvres, p. 145-146. ↩
- Œuvres complètes, op. cit., p. 282-283. ↩
- Ibid., p. 290, en nota bene. ↩