A l’occasion de la réimpression en 1968 de l’ouvrage d’A. Léon, La conception matérialiste de la question juive, Rodinson écrivait en avant-propos que cette « réédition […] est un acte politique, une contribution importante à un front idéologique presque déserté ». Pourquoi peut-on considérer ce livre comme un ouvrage de combat et en quoi la démonstration que le peuple juif a survécu non pas malgré l’histoire mais par l’histoire est-elle un acte politique ? Parce que s’il est vrai que la survivance des Juifs en tant que groupe social est liée au rôle particulier qu’ils ont joué dans le processus économique au sein des peuples parmi lesquels ils vivaient au point d’en faire un groupe quasi homogène quant à son appartenance de classe, d’où la notion de peuple-classe il s’ensuit que l’instauration d’une société socialiste sans classes amènera, en lui ôtant sa spécificité socio-économique, l’assimilation du peuple juif. Telle est d’ailleurs la conclusion de Léon :
« C’est le capita lisme qui, par le fait qu’il a fourni une base économique au problème national, a aussi créé des antagonismes nationaux irréductibles […]. Avec la disparition du capitalisme, le problème national perdra toute son acuité. »
Léon précise par ailleurs :
« Il est évident que le rythme de la solution du problème juif dépend du rythme général de l’édification socialiste. L’antinomie entre l’assimilation et la solution nationale n’est que toute relative, la dernière n’étant souvent que la préface de la première. »
Pour Léon donc, la solution du problème juif est étroitement liée au triomphe du socialisme. Dans une société égalitaire où les Juifs n’auront plus de rôle spécifique à jouer au sein du processus de production, une « possibilité de vivre une vie nationale dans tous les pays où ils habitent » leur serait offerte, vie nationale qui ne pourrait être qu’une préface à leur assimilation définitive. D’où l’importance, pour les masses juives auxquelles Léon s’adresse et qui souhaitent la fin de leur martyre », de lutter pour le socialisme.
Pour en revenir à l’introduction de M. Rodinson, s’il admet l’argumentation de Léon pour l’essentiel, il émet cependant de sérieuses réserves quant à la validité de la thèse du peuple-classe pour le monde chrétien d’avant les croisades et pour l’Orient musulman jusqu’à nos jours. Si pour l’Orient musulman, Rodinson admet que les Juifs – suivant en cela d’autres éléments de la population – se firent en grand nombre commerçants, il insiste sur le fait qu’il ne s’agissait pas là d’une spécialisation fonctionnelle : « Il y avait beaucoup de non-Juifs commerçants et aussi beaucoup de Juifs non commerçants. »
Nathan Weinstock, dans le n° 38 (juillet 1969) de Quatrième Internationale, accepte l’importance exceptionnelle de l’artisanat, caractéristique propre au judaïsme méditerranéen. Mais, dans la mesure où tous ces artisans se trouvaient au service d’employeurs juifs, Weinstock en déduit leur insertion dans un circuit économique spécifique ainsi que le caractère marginal de leur activité. Il en conclut que « le judaïsme oriental constituait sans doute un peuple-classe différencié, mais un peuple-classe quand même ».
Avant de passer à ce que j’estime être le fond du débat : la structure économique du peuple juif en diaspora aujourd’hui et ses prolongements politiques, je voudrais, comme me l’a demandé Eli, dire quelques mots de l’insertion économique du judaïsme nord-africain. Les données que je vous fournirai à ce propos pro viennent dans leur majorité d’un article de H.Z. Hirschberg, « Les trois cycles dans l’histoire des Juifs d’Afrique du Nord », publié en appendice dans le n° 6, automne 65, de Dispersion et Unité. Les responsables des Geonim (chefs des académies religieuses juives dans les pays arabes) témoignent de la position qu’occupaient les Juifs d’Afrique du Nord dans le commerce intercontinental avec l’Egypte, l’Espagne et la Sicile aux environs du premier millénaire. Après 1057 et la destruction de Kairouan par les invasions de bédouins, le centre commercial s’est vu transféré à Mahdia puis au Caire avec un exode de commerçants juifs nord-africains que l’on retrouve alors en Egypte, à Aden et même aux Indes. Avec les expulsions d’Espagne aux environs de 1495, il y eut plusieurs vagues d’émigration vers l’Afrique du Nord.
A ce moment les villes portuaires d’Afrique du Nord servaient non seulement de refuge aux pirates mais également de centre international du commerce et de rachat de prisonniers chrétiens tombés entre les mains des pirates. Les commerçants juifs, descendants des expulsés espagnols, négociaient alors le rachat de prisonniers.
De nombreux Juifs du Maghreb furent alors nommés représentants diplomatiques. Pendant la période allant du XVIe au XVII siècle, une documentation fournie atteste la place importante des Juifs du Maghreb dans tout ce qui touche au commerce. Au début du XVIIe siècle, dans les ports de la côte atlantique africaine qui se trouvaient sous l’autorité des rois du Portugal, les Juifs occupaient les fonctions de percepteurs, de chefs de paye (payant la solde aux militaires), d’interprètes, etc., et remplissaient des fonctions diplomatiques. Dès le XVIIe siècle, le pouvoir des souverains portugais sur les ports du Maghreb commença à décroître, l’initiative commerciale étant alors hollandaise. Les Juifs du Maroc jouèrent un rôle de premier plan dans l’établissement des liens avec les Hollandais. Des membres de la famille Pallach furent ambassadeurs permanents du Maroc à La Haye. D’autres membres de cette famille furent interprètes à la cour du Maroc, ambassadeurs à Constantinople, percepteurs à Safi, etc. Jusqu’au début du XXe siècle, on peut considérer que les Juifs eurent le monopole du commerce international marocain dans toutes les villes côtières.
Mais cela ne concernait qu’une infime partie du judaïsme marocain, et encore cette minorité n’était-elle constituée essentiellement que de descendants de Juifs expulsés d’Espagne. La majorité des Juifs marocains se retrouvait dans les métiers artisanaux d’ailleurs subdivisés en trois groupes que Nathan Weinstock décrit très bien :
- Les corporations dont les membres pourvoient aux besoins internes des communautés juives (boulangers, bouchers, etc.).
- Un second groupe, essentiellement des orfèvres et des bijou tiers, qui, même s’ils sont au service d’employeurs juifs, s’adresse essentiellement à une clientèle d’origine non juive. (Le quartier des bijoutiers de Marrakech est une sorte de cour marchande fermée par un énorme portail et se trouvant vis-à-vis de la grande porte du Mellah, dénomination marocaine du quartier juif. L’artisan juif pouvait ainsi commercer avec l’extérieur sans pour autant s’éloigner de son propre quartier.)
- Le troisième-groupe, le plus important, était celui des colporteurs, des portefaix, des mendiants, etc.
Toutefois, si l’on peut considérer le cas du judaïsme en terre d’Islam comme un cas-limite, il n’en demeure pas moins que si la population juive ne constituait pas exactement un peuple-classe (particulièrement dans le cas des Juifs du Haut-Atlas qui vivaient étroitement mêlés à la population autochtone), elle était du moins distribuée dans un nombre de classes relativement restreint.
Voyons maintenant sommairement ce qu’il en est des Juifs dans les pays où ils sont actuellement les plus nombreux ; aux U.S.A. (6 millions) et en U.R.S.S. (2,5 millions).
Donald J. Bogue, dans son ouvrage intitulé The population of the United States, paru en 1959, compare la composition sociale des Juifs aux U.S.A. avec celle des non-Juifs :
- proportion Juifs/non-Juifs en agriculture: 1/10 tandis que pour les ouvriers agricoles la proportion de Juifs est nulle;
- travailleurs manuels : proportion Juifs/non-Juifs 1/2,6;
- contre 78,2 % des Juifs appartenant à la classe moyenne, le pourcentage de non-Juifs est de 44,6 % ;
- il y a 17,6 % de techniciens juifs contre 10 % de techniciens non juifs ;
- directeurs et propriétaires juifs, 36 %, contre 12,6 % de non Juifs.
D’autres sondages statistiques plus récents à l’échelle régionale révèlent cependant de nouvelles tendances.
C’est ainsi qu’une étude intitulée « A Community Survey for long Range Planning » publiée dans Combined Jewish Philanthropics of Greater Boston, 1967, p. 42 et suivantes, et portant sur la répartition de l’emploi dans la population juive et non juive de la région de Boston (population juive, 168 000 habitants) donne les chiffres suivants pour 1967 : 32 % de techniciens juifs contre 15 % pour la population générale; commerce, administration : 31 % de Juifs contre 27 % de la population générale.
Une étude sur la structure de l’emploi dans la communauté juive de Los Angeles et de sa région (500 000 Juifs), publiée dans Jewish Federation of Greater Los Angeles, 1968, donne, pour les professions techniques et semi-techniques, 24,9 % de Juifs en 1959 contre 35,4 % en 1966 ; pour le commerce et l’administration : 24,2 % en 1959 contre 20,8 % en 1966. Pour les propriétaires, directeurs et hauts fonctionnaires, on passe de 30,5 % en 1959 à 23,5 % en 1966.
Enfin dans une étude sur les caractéristiques de la communauté juive de Detroit, publiée sous le titre de « Social and Economic characteristics of the Detroit Jewish Community : 1963 », dans Jewish Welfare Federation of Detroit, décembre 1964, p. 13-18, on apprend que le pourcentage des professions techniques est passé dans la population juive de 7 % en 1935 à 23 % en 1963. De 1940 à 1960, le pourcentage de professions techniques pour la population non juive était passé de 5 à 12 %.
Cette étude est d’autant plus intéressante qu’on y trouve également la structure de l’emploi par classes d’âge dans la communauté juive de Detroit en 1963. Il apparaît alors que les professions techniques et spécialisées sont de 42 % pour la classe d’âge entre 20 et 34 ans, de 31 % pour la classe d’âge entre 35 et 44 ans, de 19 % pour la classe d’âge de 45 et 64 ans, de 2 % pour celle de 65 ans et plus.
Pour les mêmes classes d’âge, l’évolution des propriétaires est respectivement de 30 %, 36 %, 42 % et 61 %.
Ces résultats statistiques régionaux révèlent le glissement d’une partie de l’emploi vers des professions techniques au détriment du négoce. Il apparaît également qu’avec le temps le nombre de propriétaires se réduit, tandis que celui des ingénieurs et des techniciens augmente. On peut dire que si, pour le moment les Juifs américains appartiennent à la classe moyenne supérieure, ils glissent rapidement vers la constitution d’une caste technocratique et universitaire.
D’après un article de Y. Toubin paru dans Dispersion et Unité, n° 8, hiver 1967, nous avons en U.R.S.S. comme aux U.S.A. un regroupement des Juifs dans les grandes villes.
En U.R.S.S., 95% des Juifs habitent les villes, on en retrouve 40 % dans 4 villes : Moscou (285 000), Kiev (200 000), Leningrad (165 000) et Odessa (250 000),
De la même manière, 85% des Juifs américains se répartissent dans 15 villes.
En U.R.S.S. le pourcentage des Juifs par rapport à la population totale est de 1.1 %. Leur pourcentage chez les médecins est de 14.7 % ; chez les avocats, juges et hommes de loi de 10.4% ; dans la presse et dans la littérature de 8.5% ; chez les acteurs, musiciens, peintres et sculpteurs de 7%, chez les travailleurs productifs intellectuels de 15 %.
En 1959, 69% des Juifs en U.R.S.S. avaient fait des études secondaires ou supérieures contre 28 % de la population totale.
En 1960, pour 28 Juifs russes il y avait un étudiant, parallèlement on trouvait un étudiant pour 18 Juifs américains.
En U.R.S.S. comme aux U.S.A., le nombre de Juifs étudiants équivaut au triple de leur importance numérique dans la population.
Nous pouvons donc constater qu’en U.R.S.S. les Juifs se sont concentrés dans un nombre restreint d’occupations professionnelles.
On assiste parallèlement en U.R.S.S. à l’émergence d’une intelligentsia composée d’hommes appartenant à différentes nationalités de l’Union soviétique. Ceux-ci, désireux de s’élever dans la hiérarchie, trouvent sur leur chemin une minorité nationale, la minorité juive, concentrée dans des domaines particuliers, d’où une rivalité qui, semble-t-il, n’est pas encore près de disparaître. Est-il besoin de préciser que ce phénomène n’est nullement spécifique aux Juifs d’U.R.S.S. et se retrouve également en Occident ?
Aux U.S.A. comme en U.R.S.S., les Juifs se retrouvent donc effectivement dans certains groupes socio-économiques bien délimités.
Cela dit, la théorie d’A. Léon explique-t-elle totalement la survie du peuple juif ? Dans sa préface, M. Rodinson donnait comme exemple d’un peuple qui avait survécu depuis le XIe siècle, bien qu’englobé dans plusieurs Etats successifs, sans pour autant être un peuple-classe : celui du peuple druse. Les facteurs qui lui ont permis de survivre ne pourraient-ils valoir aussi pour le peuple juif ?
- Dans la mesure où l’Etat d’Israël existe aujourd’hui, est-ce que cet élément ne peut pas créer un lien rassemblant les Juifs même si ceux-ci perdent leur fonction spécifique dans le processus de production ?
- En admettant que la seule solution au problème juif soit l’édification du socialisme, nous avons vu que la fonction socio-économique des Juifs d’aujourd’hui est totalement différente de ce qu’elle était au début du siècle. Comment convaincre les Juifs d’Europe et des U.S.A., qui dans leur majorité appartiennent aujourd’hui à la classe moyenne supérieure, et qui défendent les intérêts de cette classe, donc des intérêts non révolutionnaires, d’édifier le socialisme ? D’autant plus que le soutien apporté à Israël par cette population la range souvent aux côtés de l’allié américain d’Israël et la rend difficilement mobilisable pour toute lutte anti-impérialiste.
- Le glissement qui se dessine aux U.S.A. parmi la population juive vers les professions techniques et universitaires est-il de nature à susciter un potentiel révolutionnaire parmi cette population ?
- Les heurts survenus il y a de cela quelques années entre le syndicat des instituteurs de New York (composé en majorité de Juifs) et les parents noirs qui voulaient pour leurs enfants des instituteurs noirs n’incitent-ils pas au pessimisme ?
- Certains sionistes-socialistes acceptent l’explication marxiste que donne A. Léon de la survie du peuple juif. Convaincus qu’à cause même de ce rôle de peuple-classe les Juifs seront sacrifiés comme Juifs avant de disparaître comme bourgeois lors de la phase déca dente du capitalisme, ils refusent que « leur sang serve d’huile dans la machine de la révolution », et prônent une solution territoriale qui permettrait au peuple juif d’acquérir une structure de classe normale et d’accomplir la lutte de classes dans le cadre de cette structure. Que leur répondre ?
Autant de questions que je désirerais apporter au débat.
[voir le suivant : L’exposé de Richard Marienstras]