3. Judaïsme et sionisme… (suite et fin) — Discussion entre Maxime Rodinson, Israël Shahak et Eli Lobel

2021-05-31T11:01:58+03:00June 30, 1976|Categories: Français, Khamsin, Khamsin 3|Tags: , , |

[Judaïsme et sionisme… à bâtons rompus : Discussion entre Maxime Rodinson, Israël Shahak et Eli Lobel, Khamsin 1]

(suite et fin)

Eli Lobel. — Examinons dans la deuxième partie de notre discussion les répercussions de l’échec profond de la solution sioniste au problème juif — avec les réserves de Shahak au sujet des termes « solution » et « problème » — sur l’évolution de la société israélienne ; l’impact des espoirs messianiques soulevés et déçus sur le judaïsme spirituel. Nous pourrions ensuite examiner, toujours sous le même angle, les suites de la guerre d’Octobre, et terminer par un examen des conditions de la lutte antisioniste par les Palestiniens, les Israéliens et les démocrates partout dans le monde qui se sentent concernés.

Echec du sionisme et société israélienne

Sur le premier point, il faut se souvenir qu’on n’est pas impunément l’allié de la réaction mondiale, et on l’était bel et bien dès le début. Il est également vrai que l’implantation sioniste en Palestine avait depuis toujours la même nature, celle du Kibboush Hakarka — la conquête de la terre —, nonobstant la phraséologie idéaliste. Pourtant, cette même phraséologie correspondait à des valeurs réelles pour ceux qui s’y étaient engagés — les pionniers. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Voilà le changement interne. Prenons l’exemple du kibboutz. Cette forme d’agriculture et de vie collectivistes correspondait à une nécessité. Des gens sont venus, qui pour la plupart n’étaient pas des cultivateurs d’origine, d’un niveau d’éducation et d’un niveau de vie relativement élevé, et ils se sont installés dans un milieu hostile. Pour ces gens, l’agriculture privée ne correspondait ni à leurs besoins ni à leurs aspirations. Et des aspirations ils en avaient. Ils étaient nourris d’idées socialistes. Quand Shahak montre l’analogie avec les monastères qui exploitaient les paysans des alentours, il ne faut pas oublier que le but du sionisme travailliste, kibboutzim en tête, n’était pas d’exploiter les Palestiniens — exploitation directe, s’entend —, mais de les remplacer, de prendre leur place, de les spolier de leur terre. D’ailleurs, une aile de la bourgeoisie sioniste avait en apparence des positions plus modérées avec les Palestiniens, parce que sa vision était d’exploiter les Palestiniens ; ils avaient donc besoin de leur présence, alors que le courant dominant — le sionisme travailliste — désirait qu’ils partent. Mais le sionisme travailliste et les kibboutzim avaient créé des valeurs réelles — un peu comme la société du western américain —, et ces valeurs sont en train de s’évanouir.

La société sioniste à ses débuts était relativement égalitaire : le rapport des revenus entre le dixième le plus riche et le dixième le plus pauvre de la population était de 3 à 1 en 1950 (donc, très égalitaire), de 15 à 1 en 1957 et de 18 à 1 en 1964. Depuis cette date, la situation reste stationnaire sur le plan statistique, mais on s’accorde généralement à admettre que les revenus officiels ne constituent plus qu’une fraction, parfois petite, des gains réels pour les couches les plus aisées de la population. Le phénomène de corruption était jadis très marginal ; aujourd’hui, les scandales se succèdent. La corruption mange tout, comme on dit chez nous. Et comme le souvenir des temps écoulés est toujours vivant, je crains qu’il ne nourrisse la campagne des démagogues pour un « retour aux sources », et c’est la guerre — une bonne guerre — qui risque de paraître le meilleur moyen de purification.

Israël Shahak. — Tu essaies de faire la fameuse distinction entre le « type bien » et le « type corrompu ». C’est quelque chose qui vraiment me poursuit en Israël. Un « type bien », dans le sens parisien ou même accepté à Tel-Aviv, peut-il être aussi un bon gouverneur à Naplouse dans les territoires occupés ? Je suis arrivé à la conclusion que c’est l’opposé. Un « type bien » dans le sens ordinaire, un homme qui ne ment pas, qui ne vole pas, qui n’est pas corrompu, etc., c’est précisément quelqu’un qui en situation de pouvoir dans les territoires occupés est pire qu’un homme qui touche des pots-de-vin, qui est corrompu. Comme parallèle historique, je citerai l’exemple classique du début du XVIIIe siècle : l’Angleterre était alors gouverné par sir Robert Walpole, homme corrompu, tandis qu’à la tête de la Prusse se trouvait le roi Frédéric-Guillaume Ier, homme incorruptible s’il en fut…

E. Lobel. — Nous ne parlons pas de la même chose. Quand je parlais de la corruption à l’intérieur de la société israélienne contemporaine, c’était pour dire que la force de cette société n’est plus la même qu’auparavant. Jadis, c’était une société forte, avec une motivation idéologique puissante…

I. Shahak. — D’accord sur ce point…

E. Lobel. — Cela ne signifie nullement que le membre non corrompu du kibboutz à ses débuts, quand on n’employait pas d’ouvriers salariés, était différent dans son attitude envers les Palestiniens que c’est le cas aujourd’hui…

I. Shahak. — Il était pire…

E. Lobel. — Peut-être, mais il avait une cohérence, une force, et certaines valeurs ont été créées ; peut-être même qu’une autre évolution était possible. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas…

I. Shahak. — Non, et j’irai même plus loin. La corruption est une étape nécessaire avant que la société ne passe à de nouvelles conceptions. Il est très difficile de passer d’une société forte et non corrompue qui opprime les autres à un nouvel idéal qui va à l’encontre des normes acceptées de la société. L’icône, cette icône de Herzl et d’autres, portée par une société non corrompue et pour ainsi dire pure, est une image trop forte. Seule l’étape de la corruption peut donner naissance à des idées nouvelles. Pour en revenir à mon exemple, l’époque de Frédéric Guillaume Ier était complètement dépourvue de créativité idéologique, en partie à cause de l’efficacité et de l’honnêteté de l’administration. Autre exemple : n’est-ce pas la corruption de la cour de Louis XV qui a donné lieu à des polémiques intéressantes parmi les encyclopédistes, condition nécessaire pour de nouveaux développements ? Peut-être, comme le prétendent certains historiens, sans qu’on puisse en être sûr, que si la France avait été gouvernée par un régime d’absolutisme éclairé efficace comme celui de Joseph II d’Autriche, peut-être la Révolution française eût-elle été retardée. Je ne dis pas qu’elle n’aurait pas éclaté : elle eût été retardée. Je ne suis pas, par conséquent, un ennemi de la corruption en Israël ; dans une large mesure, je m’en félicite.

Le Judaïsme spirituel devant les espoirs messianiques déçus

Voyons maintenant la position des gens qui sont réellement concernés par l’avenir du judaïsme et de son développement spirituel. Ils sont peu nombreux, et ils se répartissent en deux groupes à l’intérieur d’Israël.

Pour le premier groupe, j’aurais plutôt de l’admiration ; ce sont les N’tourei-Karta. Bien sûr, ils ont leur côté fanatique, avec leurs croyances juives très orthodoxes qui littéralement ne sont pas de ce monde. La vie s’est arrêtée chez eux non pas au XIXe mais au milieu du XVIIIe, du point de vue spirituel. Mais on trouve chez eux deux principes pour lesquels j’ai énormément d’admiration, outre leur non-conformisme (je respecte toujours les gens qui osent aller contre le courant). D’abord, ils tiennent tête avec obstination à la puissance de l’argent. C’était lié à ce qui vient d’être dit : beaucoup de gens ont été corrompus et intégrés au sein du sionisme par une utilisation judicieuse de l’argent distribué. Certes, d’autres facteurs ont joué, mais les sionistes ont commencé à dominer les communautés juives en s’adressant aux figures de proue, corrompant et influençant quelques-uns pour augmenter leur prise sur la communauté. On m’a raconté l’anecdote suivante qui me paraît authentique. Quand Weizmann entra à Jérusalem à la suite de l’armée britannique en 1918, il rassembla les rabbins qui étaient tous antisionistes, à de rares exceptions près, et leur dit : vous vous méfiez peut-être de moi en pensant que je veux vous convertir au sionisme, mais en réalité je ne vous demande qu’une seule chose — acceptez de moi de l’argent que je vous offre sans conditions. Les gens de N’tourei-Karta répondirent qu’il n’y avait pas d’argent sans condition. Ceux qui ont accepté l’argent offert par Weizmann en se leurrant sur le fait qu’aucune condition n’y était attachée sont devenus ultérieurement des sionistes.

La deuxième raison de mon admiration pour les N’tourei-Karta est leur droiture morale sur le point crucial de la vie en commun avec les Arabes. Ils sont les seuls qui en 1948 ont condamné sans ambiguïté la mainmise sur les biens arabes. Au point qu’ils ont excommunié tous ceux qui détenaient des biens arabes, et ils continuent à le faire. Avraham Blau (prononcer Bloï), un de leurs dirigeants mort il y a quelques mois, lorsque sa propre fille s’installa dans une maison qui avait été propriété arabe, jura qu’il ne passerait pas le seuil de sa maison, et il tint sa promesse jusqu’à sa mort, pendant plus de vingt ans. Ils sont allés jusqu’à l’excommunication du Mur des Lamentations — le Kothel Hama’aravi — et ils n’y vont pas.

Il y a plusieurs raisons à leur attitude. L’une serait à nos yeux plutôt pittoresque : c’est parce que eux, en tant que mystiques, croient sincèrement que le sionisme a été inventé par Satan pour tromper les Juifs. D’ailleurs, après ce que je viens de dire sur les résultats du sionisme, il ne serait peut-être pas faux de dire que leurs idées, tout en étant chimériques et exprimées en termes mystiques, ne le sont pas tant que cela par rapport à la réalité — on s’en rendra peut-être compte d’ici cinq ans. Ils ont toutefois d’autres raisons, ancrées dans la tradition juive, qui sont importantes. La doctrine sioniste est d’avance condamnée par le Talmud, le Talmud de Babylone. Dans le traité intitulé K’touboth, page 111a, Dieu en personne impose aux Juifs trois choses : en premier lieu, de ne point se révolter contre les nations, c’est-à-dire de s’abstenir de créer un Etat indépendant ; deuxièmement, de ne point procéder à une vaste immigration vers la terre sacrée ; en troisième lieu, de ne point rapprocher la venue du Messie. Deux attitudes sont possibles face à ces interdits. On peut se révolter contre le Talmud et contre toute la tradition des ancêtres remontant à quelque mille cinq cents ans. Intellectuellement, cela est parfaitement valable. On peut aussi interpréter les prescriptions et essayer d’expliquer pourquoi et en quoi elles s’appliquaient jadis, et ne sont plus ou peu valables au XIXe siècle ou de nos jours. Mais ce qu’on ne peut pas faire, et que la plupart des Juifs religieux essaient de faire, c’est de les ignorer. Ce sont eux en réalité qui ignorent leurs ancêtres, pas nous. On nous accuse d’être antijuifs, alors que nous, ou tout au moins moi, même si je suis en désaccord complet, j’essaie au moins d’apprendre. De nouveau, ce sont les sionistes, comme je l’ai dit au début, avec leur « détournement » du mot d’ordre « l’année prochaine à Jérusalem », qui coupent violemment les liens avec la culture juive, l’isolent de son contexte et en font un monument si artificiel que l’effondrement spirituel est inévitable aussitôt que la force physique fera défaut.

L’effondrement spirituel prévisible inquiète des gens, croyants et attachés à la tradition juive, comme le professeur Leibovitch de l’université hébraïque de Jérusalem et bien d’autres qui n’expriment pas toujours leurs idées avec autant de clarté. Ils constituent le deuxième des deux groupes, et ils craignent ce qui est arrivé au judaïsme après le dernier faux messie, Shabbatay Z’vi, apparu au cours du XVIIe siècle. Il présentait en son temps un grand danger parce que pratiquement tous les Juifs croyaient en lui. Quand il échoua, le premier mouvement parmi les Juifs fut de se convertir à l’islam, suivant en cela Shabbatay Z’vi lui-même, ou d’adopter la religion chrétienne. D’autres continuaient à croire en Shabbatay Z’vi, même après sa conversion, et encore cent ans plus tard. Le reste, enfin, se cantonnait dans une attitude stérile d’où furent bannis toute innovation et tout progrès. De nos jours, ils ne craignent pas un effondrement de l’Etat d’Israël — ils n’y pensent pas ou pas encore —, ils redoutent les suites de l’arrêt du processus sioniste. Qu’arriverait-il si Israël devenait statique ? On ne peut pas imaginer que dans une telle situation le pays pourrait absorber dix millions de Juifs en plus. Israël, qui se propose d’accueillir les Juifs du monde entier, se doit d’être dynamique et engagé dans un processus d’expansion continue. Tout accord politique qui arrêterait la dynamique sioniste d’Israël signifierait, pour les Juifs d’Israël et d’ailleurs, la fin du faux messianisme. En d’autres termes un Israël non dynamique n’aurait plus le caractère de rassembleur du judaïsme mondial. Israël ne serait qu’une autre communauté juive quelque part dans le monde. Les rechutes d’une telle situation préoccupent ceux qui sont attachés à la continuité de la vie spirituelle juive.

La guerre d’Octobre oubliée et toujours présente

E. Lobel — Et quel a été l’impact de la guerre d’Octobre sur ce courant de pensée et sur le public en général ?

I. Shahak. — A cause de la propagande répandue par les mass média dans le public israélien, le résultat fut l’opposé de ce à quoi on aurait pu s’attendre. Il y a un tel volume d’horrible propagande que même moi, qui suis fortement critique vis-à-vis de la société israélienne, je n’aurais pu la prévoir il y a un an…

E. Lobel. — Les changements sont intervenus après un laps de temps de trois à six mois, mais dans l’immédiat après-guerre il y eut un choc salutaire…

I. Shahak. — C’est vrai, cela a commencé au cours du printemps 1974. Je ne parle pas seulement des livres d’enfants récemment sortis en Israël ou Arafat est montré sous les traits d’un assassin patenté, mais aussi d’autres livres qui semblent sortir de la machine à propagande de Julius Streicher (rédacteur du Stürmer, journal antisémite nazi). Je fais allusion à des courants beaucoup plus profonds. Par exemple, on adopte maintenant une conception du judaïsme selon laquelle tout soldat israélien juif tombé en Terre sainte devient automatiquement un saint. Il devient kadosh (saint), tous ses péchés lui sont remis, il va directement au paradis. On dirait qu’on a emprunté à l’islam, par une sorte d’osmose, l’idée de djihâd. Il a en plus le pouvoir d’intercession auprès de Dieu, ce qui est un concept catholique. J’en ai été témoin moi-même, pendant l’enterrement d’un soldat tombé lors de la guerre d’Octobre : dans le cimetière, le rabbin a demandé (et c’était un rabbin réformé, ce qui est encore plus grave) à la congrégation de prier l’âme du soldat d’intervenir pour la guérison de sa sœur malade. C’est là une chose qu’aucun Juif n’aurait pu imaginer. Il y a des choses encore plus profondes : une tendance s’est fait jour parmi les journalistes, comme par exemple chez Eliezer Livneh qui écrit dans les grands journaux d’Israël comme Maariv, Haaretz, Davar, et qui maintenant prêche dans un sens antidémocratique, –tendance selon laquelle aucun gouvernement israélien présent ou futur, aussi démocratiquement élu que possible, n’aurait le droit d’abandonner une parcelle de la terre d’Eretz-Israël. Selon lui, en effet, la terre d’Israël appartient à l’ensemble du peuple juif, passé, présent et futur, et aucun gouvernement, même s’il est élu par l’ensemble des Juifs du monde, ne peut en aliéner une partie. Remarquez que c’est une thèse propagée par tous les régimes totalitaires. Je crois que cela a été utilisé la première fois par Edmond Burke contre la Révolution française, dans son ouvrage Réflexions sur la Révolution en France. Il dit que le peuple français ne peut changer les bases de la France qui appartiennent au passé, présent et futur, etc., et bien sûr, lui, l’Irlandais de Dublin, sait quel est le sens de la France, de même qu’Eliezer Livneh sait quel est le sens du judaïsme, etc., et ce qu’un gouvernement démocratique peut faire ou ne pas faire. On peut dire que ce qui est arrivé après la guerre d’Octobre c’est une intensification des tendances les plus nuisibles, mais je m’abstiendrai de citer des références trop blessantes.

E. Lobel. — Je voudrais faire une remarque sur le point qui concerne l’expansionnisme sioniste. Là-dessus la discussion achoppe avec des amis ici en Europe et même parfois avec des amis arabes. J’entends souvent avancer une argumentation de type logique et rationnel : il est impossible que masses et gouvernement confondus puissent concevoir l’idée qu’ils pourront affronter longtemps l’ensemble du monde arabe, étant donné qu’ils sont trois millions contre cent. L’autre argument est que les Etats-Unis eux-mêmes se rendront compte, tôt ou tard, et en fait ils le réalisent déjà, que leur propre intérêt impérialiste est contradictoire avec les visées de l’establishment sioniste en Israël, et que de ce fait ils se dégageront progressivement de l’emprise du lobby sioniste chez eux. Nous pourrions énumérer bien d’autres arguments « logiques » du même genre qui reflètent tous le même arrière-plan selon lequel le moment arrivera où les gens finiront par ouvrir les yeux et par comprendre que cela ne peut pas continuer longtemps. Dans l’immédiat, cela signifie qu’Israël accepterait d’évacuer la totalité des territoires occupés, et reconnaîtrait les droits nationaux du peuple palestinien, y compris la création immédiate de leur propre Etat…

I. Shahak. — Et ils se bercent de l’illusion qu’Israël le fera de son propre gré…

E. Lobel. — … Tout en prenant en considération la situation mondiale et régionale, y compris la prétendue pression de la part des Etats-Unis. Or, cela ne correspond pas à la réalité. Ce que dit Shahak sur la signification de l’arrêt de l’expansionnisme sioniste, à savoir le sentiment de catastrophe que cela engendrerait chez les sionistes fervents, est très juste. Je ne dis pas que cela n’arrivera pas un jour, mais je dis que c’est une mutation très profonde et qui ne va pas s’opérer si facilement. Il est dangereux de se référer dans ce domaine à ce type d’argumentation statistique — cent contre trois — ou rationnelle et logique.

J’insiste aussi sur ce point, parce que le même type d’erreur est commis par les Palestiniens, le plus souvent par ceux considérés comme les plus extrémistes. Si l’on suit la discussion et les justifications d’actions comme celles de Maalot, on trouve cette idée, qui semble profondément ancrée chez certains Palestiniens, que l’establishment sioniste subit un processus d’affaiblissement : la guerre d’Octobre a prouvé à l’establishment sioniste d’Israël qu’il ne peut plus agir en maître absolu autour de lui. Maalot, pour eux, serait une nouvelle banderille dans le corps du sionisme, parce que, à la différence de ce qui s’était passé deux années auparavant, lors du détournement de l’avion de la Sabena à Jérusalem, l’opération n’a pas été propre du côté sioniste. Les victimes ne furent pas seulement les Arabes, mais aussi des Juifs et en particulier des enfants. Donc, il faut continuer à porter des coups de ce genre jusqu’à l’effondrement de l’establishment sioniste. Cette conception relève de l’incompréhension de la nature profonde du sionisme, de la sous-estimation de sa virulence, qui ne peut être dépassé autrement que par la lutte commune des démocrates et révolutionnaires des deux côtés, ou alors par un arrangement manigancé par les grandes puissances, sans que pour autant les deux hypothèses soient sans relations.

Les cent millions d’Arabes

I. Shahak. — Nous abordons de nouveau une divergence philosophique. Je crois que c’est le poète anglais Coleridge qui a dit que le monde est divisé entre platoniciens et aristotéliciens. Et dans cette dichotomie, pour autant qu’on l’accepte, je suis aristotélicien. Dire qu’il y a cent millions d’Arabes est un concept platonicien qui n’a pas de sens dans la politique concrète. Il y a une question de force, et de force appliquée à un point déterminé dans un espace délimité. On ne peut envisager ni dans le présent ni dans un avenir imaginable que cent millions d’Arabes, s’ils sont effectivement cent millions, s’unifieront pour lutter contre Israël. Ceux qu’Israël a à affronter ce sont les pays limitrophes et la puissance des producteurs de pétrole. Pour ce qui est des pays limitrophes, il ne faut pas de nouveau parler de la force de, disons, trente cinq millions d’Egyptiens contre Israël ; ce qui compte c’est seulement leur force organisée et, dans ce cas précis, la puissance de l’armée. Lors de la guerre d’Octobre, quand certains croyaient au danger que l’armée israélienne marche sur Le Caire, les étudiants de l’université du Caire avaient décidé de se porter à la rencontre de l’armée israélienne, mais ils marchaient avec des bâtons, littéralement. La réalité est qu’en dehors du prolétariat syrien les masses arabes n’ont aucune force potentielle, et, par conséquent, en terme de puissance elles ne comptent pas.

Cela est encore plus vrai pour les masses palestiniennes. L’effet du terrorisme sur les masses palestiniennes est similaire à celui d’un spectacle de sport. Cela permet à un petit nombre d’exécutants d’agir, et les masses sont assises devant leur poste de télévision, regardent et ne font rien. C’est pour cela que le terrorisme ne représente en aucun cas une force contre la société israélienne. Réfléchissons dans les termes les plus concrets : il n’y a pas eu de répétition de Maalot. Il a suffi de quelques précautions élémentaires pour que Maalot ne se répète pas. Il n’y a pas de précautions possibles contre les forces passives de la résistance palestinienne, contre le désir des habitants de Naplouse de rester à Naplouse, par exemple, etc. Le terrorisme continue néanmoins ; une société peut vivre avec une quantité limitée de terrorisme et contre son extension elle peut lutter, comme en font preuve les précautions prises sur les aérodromes et autres mesures semblables. Le terrorisme des Irlandais en Angleterre est de fait plus terrible que celui des Palestiniens.

Les cent millions d’Arabes deviendront une force réelle seulement si le monde arabe s’unifie sous la direction des régimes progressistes qui peuvent mobiliser la force des masses. C’est pourquoi ceux qui parlent aujourd’hui de cent millions d’Arabes remuent du vent. Les armées syrienne, jordanienne, égyptienne, etc., existent comme la puissance du pétrole. En ce qui concerne la puissance du pétrole on peut concevoir, comme le disent les Américains, qu’à partir du moment où les émirs du pétrole seront « nus », c’est-à-dire si les trois armées subissent une défaite, alors leurs exigences seront moindres. Après tout, le roi Fayçal ne s’est pas manifesté outre mesure, durant la guerre de juin 1967, et même en octobre 1973 il a attendu dix jours avant de prendre des mesures, pour être sûr que juin 1967 ne se répétait pas. Ce qui compte maintenant, tant que les masses arabes ne sont pas mobilisées, c’est purement et simplement la force des trois armées arabes, avec les petites forces auxiliaires que peuvent être le Maroc, le Koweït, etc. C’est peut-être pire, car on invoque les cent millions d’Arabes précisément pour ne rien faire ; en effet, on aurait dû commencer au moins par un début de mobilisation des masses. Par exemple, ces Palestiniens qui font confiance à la pression américaine et aux cent millions d’Arabes n’ont pas fait la chose élémentaire qui consiste à écrire une histoire populaire du peuple palestinien, qui n’existe pas ; et les Palestiniens d’Israël en liaison avec des gens comme moi pensent maintenant pour la première fois à en écrire une. Je ne parle pas d’une histoire diplomatique, il y a suffisamment de récits sur les délégations palestiniennes dans les congrès à Londres ou ailleurs, mais d’une véritable histoire du peuple.

Les conditions de notre lutte

Maxime Rodinson. — Croyez-vous qu’il y ait une chance qu’une partie de la population israélienne change son attitude envers les Arabes ? J’ai toujours eu l’impression que la majorité des Israéliens, sinon la totalité, avaient peur des Arabes…

I. Shahak. — Je pense qu’il y a une chance très réelle, et cela bien plus après 1967 qu’avant. Pas tellement du fait de la guerre, mais à cause de la conquête. Deux choses ont changé après 1967 : tout d’abord le poids énorme de la conquête et en conséquence du service militaire, ensuite la véritable compréhension de la haine engendrée, qui est dix fois plus forte qu’avant. Jusqu’à 1967, Israël était une île, il y avait des bruits sur ce qui se passe alentour, mais rien de plus. Le poids du service militaire était très léger, le pays était très calme, et on pouvait se promener jusqu’à ses frontières, disons contre nature, sans aucun danger. Alors, pourquoi changer cela ? Moi-même, même sans avoir des opinions sionistes, je ne me sentais pas motivé à agir, la situation en termes politiques était bonne. Maintenant bien sûr les Palestiniens sont à l’intérieur d’Israël, pas seulement dans les territoires occupés, mais aussi dans les frontières d’avant 1967, et même à Tel-Aviv. C’est pour cela qu’on sent maintenant le besoin d’éditer ces livres d’enfants ; les Israéliens voient quotidiennement les Palestiniens comme des êtres humains, aussi faut-il les décrire dans des livres comme des diables. C’est vrai aussi qu’on a peur. La peur est maintenant mélangée au respect ; les Palestiniens sont encore méprisés, mais on a du respect pour les armées égyptienne et syrienne. Pour un peuple militaire comme Israël, arriver à dire que le soldat égyptien sait se battre, qu’il sait s’opposer avec son arme aux tanks israéliens, que les histoires du passé selon lesquelles la vue de la puissance blindée israélienne suffit à le faire se déchausser et fuir ne sont plus de mise. Tout cela est un changement dans la bonne direction de l’état d’esprit des Israéliens. Je pense qu’il y a de bonnes chances pour un changement. Il est vrai que les Palestiniens, surtout de l’O.L.P., ont laissé passer beaucoup de chances, et ce n’est pas à leur niveau que je me place en premier lieu. Mes espoirs immédiats se portent sur une alliance de fait entre les Israéliens et les Palestiniens, entre Juifs et Arabes, avec les groupes de gauche qui renaissent chaque fois en Cisjordanie et à Gaza, qui, souvent réprimés, repartent à la lutte. Si quelque chose change du côté des Palestiniens à Beyrouth, j’en serai heureux, mais je n’y crois pas. C’est un processus à long terme, ce n’est pas une question de jours, même pas d’une année, il faut parler au minimum en terme de décennie, et je ne serais pas étonné que la situation actuelle en Israël, y compris la présence dans les territoires occupés, reste comme elle est à présent. A défaut d’une nouvelle guerre ou d’un changement majeur de la politique américaine que je n’attends pas pour les années à venir…

M. Rodinson. — Et la pression de la puissance du pétrole…

I. Shahak. — Je suis cynique sur ce point, je pense qu’à partir d’un certain stade cela suscitera nécessairement une agression américano-israélienne, dans laquelle les champs pétrolifères risquent d’être occupés. Je suis de l’avis du sénateur Fulbright, qui est la première personne, en coopération aussi avec moi, qui a mis en garde le monde, il y a un an et demi, sur la possibilité d’une mainmise sur le pétrole. J’ai parlé de cela avec des amis du sénateur Fulbright au printemps de 1973. Fulbright disait que les producteurs de pétrole peuvent être comparés à une antilope ; démunie de défense, elle est d’autant plus alléchante, elle suscite plus l’appétit des lions et des tigres. Une partie des puissances pétrolières du golfe Persique ou Arabique sont faiblement peuplées : la population du Koweït est de 800 000 habitants, dont plus de la moitié sont des étrangers, y compris 150 000 Palestiniens. Même pour l’Arabie Saoudite, où se trouvent les gisements de pétrole la population est très éparse. Une occupation militaire est possible et, en termes capitalistes, hautement rentable. S’y ajoute le fait qu’après l’occupation du terrain les armées étrangères y resteront, qu’il s’agisse de l’armée nord-américaine, de l’armée israélienne ou d’autres forces. Il faudra les chasser. Qui le fera ? La population locale est très faible, et en majeure partie ce sont des Bédouins, vivant dans une structure nomade et quasi féodale. Qui nous dit qu’ils ne pourront servir comme force d’appui contre les ouvriers, contre les sédentaires ? Dans le Dhofar, par exemple, ce ne sont pas seulement les forces armées iraniennes qui luttent contre les révolutionnaires, mais aussi des Bédouins du Dhofar. Ces régions sont entourées de désert et d’accès difficile. On parle de cent millions d’Arabes, mais comment les trente-cinq millions d’Egyptiens arriveront-ils au Koweit ? Une victoire militaire israélienne sur les trois armées arabes l’entourant, ou sur l’une d’elles — la Syrie, par exemple —, sans que les autres puissent ou veuillent intervenir à grande échelle mettra les puissances pétrolières arabes du golfe dans une situation pénible : ou elles se tiendront tranquilles, ou elles s’exposeront à une intervention militaire impérialiste.

M. Rodinson. — Je ne m’étendrai pas sur les aspects militaires évoqués par Shahak, que je ne connais pas suffisamment. Le danger de guerre est certainement réel.

Vous évoquez tous les deux la virulence de l’idéologie sioniste, et j’ai tendance à être d’accord avec vous. Mais je vous ferais remarquer que c’est là le propre de tout mouvement idéologique. A un stade de leur développement, ils sont tous irrationnels et insensibles à la possibilité d’un échec. Mais cela ne permet point de se hasarder à une prévision sur l’issue de la lutte. J’en ai parlé dans mon introduction à la réédition du livre d’Abraham Léon. C’est un fait curieux que la coïncidence de la révolte juive et de la lutte menée par les Gaulois en l’an 67 contre les Romains. Rome apparaissait alors affaiblie, à la fin du règne de Néron. Il y avait des mouvements de révolte partout dans l’Empire, aussi ici en Gaule. On peut lire chez Tacite la discussion entre partisans et adversaires de la révolte. Une sorte de congrès se tint à Reims qui se prononça contre la révolte, alors qu’à Jérusalem des discussions semblables eurent lieu. Le roi de la Judée, Agrippa II, était aussi contre la révolte. Ses arguments étaient parfaitement logiques, les mêmes d’ailleurs que dans la discussion en Gaule. Mais les extrémistes à Jérusalem ont pu emporter la décision, ayant recours à des manoeuvres et des arguments très astucieux…

I. Shahak. — Des manœuvres religieuses. La révolte a été déclenchée en prenant prétexte du sacrifice à l’empereur, et c’était des arguments messianiques qu’on évoquait alors…

M. Rodinson. — En Gaule aussi. Les prophètes ne manquaient pas. Ainsi Veheda la prophétesse germanique, pour ne mentionner qu’elle. La balance des forces pour ou contre la révolte n’était pas la même dans les deux cas. Ici apparaît la force des arguments irrationnels. Malgré la logique des arguments d’Agrippa, les « sionistes » de l’époque eurent le dessus…

E. Lobel. — Avec la différence que les Juifs n’étaient pas les occupants de la Judée, mais bien les Romains…

I. Shahak. — Et aussi que la conquête de la Judée fut le fait de cette force parfaitement organisée qu’étaient les légions romaines. Il ne s’agissait pas de la puissance de l’Empire romain en soi, mais de sa traduction en force organisée. Quand Vespasien est entré en Judée, il disposait de trois légions, et avec les forces auxiliaires cela ne pouvait dépasser quarante mille hommes. Une telle force organisée était invincible dans les conditions de l’époque ; on ne pouvait lui opposer avec succès qu’une autre force parfaitement organisée, comme les archers parthes, ou alors engager une guerre de guérilla, comme ce fut le cas en Ecosse ou en Germanie, avec des possibilités de retraite successives. Mais avec des généralisations platoniciennes on ne peut pas vaincre une force armée organisée. Il en est de même de nos jours. L’armée égyptienne peut s’opposer à celle d’Israël parce qu’elle est du même calibre, à des détails techniques près ; ou alors on a recours à un nouveau type de lutte armée, comme celui qui permit à Mao Tsé-toung de défaire les armées de Tchang Kaï-chek.

E. Lobel. — Sans négliger pour autant la force de l’idéologie, à celle du sionisme, nous œuvrons à opposer la communauté d’intérêt des forces démocratiques et progressistes du Mashrek, liées aux masses, et qui sont seules à pouvoir faire naître les nouvelles formes de lutte ; pour nous il s’agit en premier lieu de la communauté d’intérêt et de la lutte commune des Israéliens juifs et des Palestiniens arabes. On nous accuse d’être des utopistes, mais la question pour nous n’est pas celle d’être plutôt réaliste ou plutôt utopiste, mais bien de savoir ce que nous devons faire à chaque instant pour contribuer à créer la force commune : faire des analyses lucides, impulser une action et une lutte de classe à l’intérieur de la société israélienne, et en premier lieu défendre les droits du peuple palestinien, car c’est sur ce point que les contradictions de la société israélienne convergent.

M. Rodinson. — J’espère que vous avez raison, mais je suis sceptique. L’histoire récente a prouvé que la force de l’idéologie nationaliste est plus supérieure dans la pratique à toute autre idée.

I. Shahak. — Dans un sens, vous avez raison, j’en conviens. Ce que je fais, moi et mes amis en Israël, c’est lutter contre l’expérience de ces cinquante dernières années.

J’agis de la sorte pour deux raisons qui correspondent à mes convictions les plus profondes. Tout d’abord, il faut le faire, même si les chances sont infiniment petites. La deuxième raison c’est que l’autre possibilité, à défaut d’un succès de notre action, la seule alternative, c’est littéralement une nazification du peuple juif, quelque chose de terrible, qui toucherait en premier lieu les Juifs en Israël. Nous voyons les conséquences à l’intérieur de la société israélienne de l’occupation d’un territoire peuple par un million de Palestiniens (en plus des Palestiniens citoyens d’Israël) ; qu’adviendra-t-il de nous si on occupe un territoire peuplé par quelques millions d’Arabes en plus, ou même seulement si on les domine ? A l’époque du nazisme triomphant, pour poursuivre ce parallèle, la lutte contre Hitler paraissait sans espoir. Néanmoins, il fallait la mener, et il y a eu des gens pour le faire. Nous sommes des gens pratiques et nous nous devons de saisir chaque occasion qui se présente pour engager la lutte.

[voir le suivant : 4. Polémique entre Irène Gendzier et Israël Shahak: la critique du sionisme peut-elle être « fraternelle » ?]

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