a) La structure socio-économique du Proche-Orient et le féodalisme européen

[Ce chapitre suit pour l’essentiel l’exposé développé par Mario OFFENBERG, Geschichte der Kommunistischen Partei Palaestinas (P.K.P.) — Nation und Klass im Zeitalter der antikolonialen Révolution, Ed. Anton Hain, Meisenheim/Glan, 1975. L’auteur cite la bibliographie suivante : G. BAER, Introduction à l’histoire des relations agraires dans le Proche-Orient, 1800-1970 (en hébreu), Jérusalem, 1971 ; A. BONNE, « Das Fellachenproblem im Vorderen Orient », Archiv fur Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, Berlin, avril 1933 ; A. COHEN, L’Orient arabe (en hébreu), Tel-Aviv, 1960; J. ELAZARI-VOLCANI, The Fellah’s Farm, 1930; A. GRANOTT, The Land System in Palestine, London, 1952; P. HITTI, History of the Arabs, London, 1968 ; P. KLAT, « Whither Land Tenure in the Arab World ? », Middle East Economie Digest ; B. LEWIS, The Arabs in History, London, 1950 ; F. LOKKEGARD, Islamic Taxation in the Classic Period, Kopenhagen, 1950 ; W. PADEL et L. STEEG, De la législation foncière, Paris, 1904 ; A. N. POLIAK, « La Féodalité islamique », Revue des études islamiques, vol. 10, 1936 ; Feudalism in Egypt, Syria, Palestine and the Lebanon, 1250-1900, London, 1939 ; L. SCHULMANN, Zur türkischen Agrarfrage — Palästina und die Fellachenwirtschaft, Weimar, 1916.]

Pendant la période islamique et jusqu’au XVIIIe siècle, et même le milieu du XIXe siècle (pénétration impérialiste), la structure socio-économique du Proche-Orient a ses traits spécifiques qui le distinguent du féodalisme européen.

La classe dominante est une aristocratie étatique citadine. La vie politique se concentre dans les villes, souvent dans la capitale, favorisée par le système fiscal. L’armée domine les villes ; certaines d’entre elles ont pour origine un camp militaire. L’artisanat, le commerce et la bureaucratie dépendent de l’armée. Cette dépendance serait une des raisons principales qui expliquent pourquoi un tiers état urbain indépendant n’a pu se développer au Proche-Orient, à la différence de ce qui se passa en Occident. Avec le temps, les militaires s’occupent du commerce et de l’artisanat. La jonction dans la ville de la propriété étatique, de l’armée, du commerce et de l’artisanat, convergeant vers une identité de classe, est valable pour toute l’ère islamique, hormis une période de deux cents à trois cents ans, lorsque l’armée vécut à la campagne.

Le mode de production dominant était caractérisé, écrit Fouad Raouf, jusqu’à la pénétration capitaliste,«par une articulation des modes de production tributaire, communautaire à tendance patriarcale, et petit marchand simple. Le mode tributaire, fonctionnant sur le prélèvement d’un tribut — la taxe — sur la campagne, du fait de son pouvoir répressif était dominant, et le mode marchand dominé » (Fouad RAOUF, Introduction à une étude de la révolution palestinienne, op. cit., p. 11). Au cours du XIXe siècle et au début du XXe, le système communautaire — mushâ’a — cède le pas à l’appropriation privée de la terre, la constitution des grandes propriétés, et le métayage et la location de la terre (Il en existait diverses formes : le métayage, le plus souvent à vie et passant en héritage; le propriétaire fournissait parfois instruments de travail, bêtes et même semences, et le taux de bail variait en conséquence. La location était pour un temps plus court et à des conditions déterminées par contrat. Un autre système s’était développé, qui prit de l’importance : la terre mise en gérance et l’entrepreneur — parfois un gros métayer — qui prend des ouvriers agricoles — haratin — sur la base de participation à la récolte. Cf. H. ROSENFELD, « From Peasantry to Wage Labor and Residual Peasantry : the Transformation of an Arab Village », Process and Pattern in Culture : Essays in Honour of J. H. Steward, R. A. Manners, ed., Chicago, 1964) — voire le travail agricole salarié (cf. chap. 2).

Ici on examinera les lignes générales de la structure socio-économique. Le fait de l’occupation étrangère pendant des siècles, avec la place dévolue à l’armée, le système communautaire de l’agriculture et le mode de production tributaire qui ne se transforme réellement que sous le coup de la pénétration impérialiste, a contribué à créer cette variante particulière de classe dominante que sont les « notables », très prononcée dans le cas palestinien. « On pourrait pousser plus avant l’analyse et se demander si les notables du Moyen-Orient qui résidaient dans les villes tout en tirant leurs revenus de la terre, s’adonnant à la spéculation foncière sans négliger pour autant les activités compradores, ne formaient pas une couche sociale dominante spécifique, aux ramifications multiformes, qui échapperait aussi bien à la qualification de “féodalité” qu’à celle de “bourgeoisie” » (N. WEINSTOCK, Le Mouvement révolutionnaire arabe, Petite Collection Maspero, 1970, p. 136. L’auteur ajoute que la réflexion lui avait été suggérée par Nicola Jabra, alias A. Said, qui n’a pas pu, malheureusement, achever son étude approfondie du mode de production au Proche-Orient à l’époque ottomane).

Les différences avec le féodalisme européen sont évidentes. On ne trouve pas dans l’Est islamique le système de hiérarchie et de vassalité, ni cette institution importante qu’est « l’hommage » entre deux partenaires autrement égaux. L’aristocratie étatique et citadine n’est pas héréditaire, et cela pour plusieurs raisons : les critères de noblesse de l’Islam diffèrent de ceux de la féodalité européenne (pour autant que l’origine compte, c’est la relation avec la descendance du prophète) ; le gouvernement central était plus fort qu’en Europe, empêchant l’aristocratie de se renforcer ; une aristocratie territoriale ne pouvait se développer à partir d’une armée établie dans les villes, bien que les dons de la terre (et encore ne leur appartenait-elle pas, le plus souvent, en toute propriété (voir plus loin) aux militaires méritants fussent pratique courante dans l’Empire ottoman jusqu’au XVIIIe siècle et en Egypte jusqu’au XVe siècle ; l’élite au pouvoir dans l’Empire ottoman était composée de descendants d’esclaves (recrutés parmi les chrétiens des Balkans, ils étaient à l’origine considérés comme les esclaves du sultan) pour lesquels l’origine pouvait difficilement compter comme critère de noblesse. Enfin, et surtout, le servage était une institution centrale dans le féodalisme européen, avec la relation de coercition enchaînant le paysan serf à la terre pour la vie. Lors de la domination islamique, cette relation apparaît à certaines époques dans des endroits déterminés, mais elle n’eut jamais de base juridique confirmée et ne devint pas la règle établie.

La destruction du village arabe

Avec les conquêtes arabes puis ottomanes, la terre devint propriété de la communauté musulmane représentée « temporellement » par le prince (émir) et plus tard le sultan (terre mîrî), excepté les terres mulk, en majorité urbaines et en toute propriété privée (surtout appartenant aux conquérants), et les terres du Waqf (le Waqf signifie en général la transformation d’une chose en propriété qui ne peut plus faire l’objet de transactions normales. Le donateur détermine la destination des revenus de la propriété waqf à une œuvre d’utilité publique ou religieuse. Il existe plusieurs formes de Waqf, la plus répandue est religieuse). La meilleure terre fut distribuée, sans pour autant leur appartenir juridiquement, aux administrateurs turcs et aux mamelouks. En Egypte, ils gèrent les deux tiers de la terre cultivable. En Palestine, Syrie et Liban, une partie relativement plus importante de la terre resta entre les mains des Arabes. La couche dominante quasi féodale des pays arabes s’adapta à sa manière au régime ottoman, acceptant l’autorité du sultan et le versement annuel des taxes exigées, contre le droit de continuer l’exploitation des paysans qui croupirent sous le poids des impôts. Trois types de taxes-tributs pesèrent sur les paysans : aux autorités locales, religieuses ou non ; aux potentats ottomans à la tête de l’administration provinciale ; au sultan et l’autorité centrale (S. DIVITCIOGLU, « Modèle économique de la société ottomane [les XIVe et XVe siècles] », La Pensée, avril 1969, fait remarauer sur la base des données du fisc de l’époque que « selon les chiffres sur l’impôt reçu, 98 % provenaient du secteur agricole et 2 % du secteur non agricole ». Cité par F. Raouf comme preuve, parmi d’autres, de l’inexactitude de la thèse de S. Amin selon laquelle la formation sociale arabe était à dominante marchande — urbaine jusqu’à 1914 ; cf. S. AMIN, Le Développement inégal, Editions Anthropos, Paris, 1973). C’est à partir des taxes-tributs et des taux usuriers pratiqués que se réalisa plus tard l’appropriation privée d’une grande partie des terres et la constitution des grandes propriétés (voir chap. 2).

Dans le village, ce fut la tâche des chefs patriarcaux, moukhtars et sheikhs, de veiller à ce que les paysans ne quittent pas la terre. En Syrie, au Liban et en Palestine, il incombait à la communauté du village de payer les taxes pour l’ensemble des paysans. En Egypte, les administrateurs provinciaux et locaux avaient le pouvoir légal de poursuivre les paysans en fuite, et de les forcer à rester sur la terre et à défricher des terres nouvelles. Toutes ces mesures ne purent arrêter l’appauvrissement et le dépérissement de la campagne qui accusa aussi un recul démographique. Dans la province d’Alep, par exemple, au nord de la Syrie, on compta 3 200 villages au moment de la conquête ottomane et à peine 400 à la fin du XVIIIe siècle. Dans la deuxième moitié, et plus particulièrement le dernier quart du XIXe siècle, on assiste à la formation d’un paysannat quasi prolétarien. L’appropriation privée des terres entraîne souvent l’expulsion des paysans ou métayers et un départ forcé vers la ville.

La destruction du commerce et de l’artisanat

Commerçants et artisans furent également soumis au système de pillage ottoman par l’intermédiaire des taxes et amendes ; la confiscation des biens sous des prétextes vrais ou faux était pratique courante, contribuant à freiner l’émergence de rapports de production capitalistes. La rupture entre l’artisanat et l’industrie d’une part, et l’agriculture, d’autre part, n’eut pas lieu. Les exemples sont nombreux : les tisserands établis dans les villes en Egypte achetèrent les fils fabriqués par les paysans à la campagne ; les fils travaillés dans les villages du Liban furent directement exportés en Europe ; dans la province d’Alep, une forme de manufacture prit naissance dans de nombreux villages, cependant qu’à Damas et dans d’autres villes un pourcentage non négligeable de la population fut occupé dans l’agriculture et surtout l’arboriculture (H. ROSENFELD, op. cit., pense qu’en Palestine aussi il est probable que le nombre des paysans qui habitaient pour des raisons de sécurité en ville y dépassait celui des commerçants et des artisans).

Les produits des pays arabes, tels les articles de cuivre, les armes et autres produits, qui furent exportés durant tout le Moyen Age et jusqu’au XVIIIe siècle vers les marchés européens, furent chassés par la manufacture capitaliste. A la fin du XVIIIe siècle, les produits industriels de l’Europe commencèrent à inonder les pays de l’Est arabe. Les primes perçues à l’exportation contribuaient à rendre les produits européens moins chers que les produits locaux sur les marchés de l’Empire ottoman. L’artisanat arabe fut ainsi chassé de son propre marché intérieur. La stagnation de l’agriculture rétrécit encore davantage ce marché.

Le négoce européen, protégé par le système de capitulations, jouissant en quelque sorte d’un statut d’extraterritorialité par rapport au négoce local, s’empara peu à peu des leviers du commerce intérieur et extérieur des pays arabes. Les commerçants étrangers ne devaient acquitter les droits de douane qu’une seule fois à l’entrée de la marchandise dans l’Empire ottoman, initialement de 5 % et plus tard de 3 % seulement du prix de la marchandise. Le commerçant autochtone avait lui à payer un droit de douane s’élevant de 10 à 12 %, et parfois plusieurs fois pour la même marchandise lorsque celle-ci traversait les frontières intérieures, ce à quoi échappait le négoce étranger jouissant des privilèges des capitulations.
L’agriculture arabe fut ruinée par l’exploitation quasi féodale, ou plutôt par le mode de production tributaire, cependant que dans les villes l’artisanat et le négoce furent sévèrement touchés par la concurrence inégale de l’industrie et du négoce étrangers.

b) La Palestine à la veille du mandat britannique et de la pénétration sioniste

[Ce chapitre suit également l’ouvrage de M. OFFENBERG, Geschichte der…, op. cit. Pour la partie plus particulièrement palestinienne, on cite en plus de la bibliographie générale : Rony S. GABBAY, A Political Study of the Arab-Jewish Conflict, Genève-Paris, 1959 ; A. RUPPIN, Syrien als Wirtschaftsgebiet, Berlin, 1920 ; E. WIRTH, Syrien, Darmstadt, 1971 ; Esco FOUNDATION, Palestine — a Study of Jewish, Arab and British Policies, vol. I, New Haven, 1947 ; Z. Y. HERSHLAG, Introduction to the Modem Economie History of the Middle East, ouvrage collectif, Chicago, 1968, particulièrement : A. HOURANI, « Ottoman Reforms and the Politics of Notables » ; M. MAOZ, « The Impact of Modernization on Syrian Politics and Society during the Early Tanzimat Period » ; D.’ CHEVALLIER, « Western Development and Eastern Crises in the Mid-Nineteenth Century »; J. SMILINSKAYA, « The Disintegration of Feudal Relations in Syria and Lebanon in the Middle of the XIXth Century », in Charles ISSAWI, The Economie History of the Middle East, 1800-1914, Chicago, 1966; Aziz ALLOUNI, « The Labour Movement in Syria ». Middle East Journal, Washington, hiver 1959 ; D. CHEVALLIER, « Aspects sociaux de la question d’Orient », Annales, janvier 1959 ; enfin, J. PORATH, The Emergence of the Palestinian — Arab National Movement, 1918-1929, London, 1974.]

Au crépuscule du règne ottoman, la population de la Palestine était estimée à 690 000 habitants, dont 60 000 Juifs, répartis sur les trois sandjaks : Jérusalem, 398 000, comprenant Jaffa, Gaza, Hebron, Beersheba et El-Hafer, gouvernée directement par la porte à cause de son statut spécial (présence des lieux saints) ; le sandjak de Naplouse (154 000), comprenant Jenin et Tulkarm ; et le sandjak d’Acre (137 000), comprenant Haïfa, Nazareth, Tibérias et Safed. Les deux derniers sandjaks faisaient partie de la vilayet de Beyrouth. A ce chiffre, il faut ajouter les quelque 65 000 nomades vivant dans le sud du pays. La population était agraire rurale, 60 à 70 % vivant de l’agriculture, cependant que l’artisanat et le début de la manufacture restaient souvent à la campagne (travail à façon et à domicile). Deux villes dépassaient 35 000 habitants : Jérusalem et Jaffa.

Au sommet de la pyramide sociale, on trouve la classe des effendis, petite couche privilégiée de propriétaires terriens, qui vit dans les villes et dont la propriété se trouve à la campagne et en ville. S’y intègrent les chefs religieux, les hauts fonctionnaires du centre, les professions libérales, le grand commerce et aussi, tardivement, le début de l’industrialisation. Cette élite relativement compacte exerce un pouvoir pratiquement illimité, renforcé par le monopole d’accès auprès de l’autorité centrale — pendant des siècles auprès des occupants ottomans et ensuite auprès de la puissance mandataire britannique —, et tire le gros de ses revenus de l’exploitation quasi féodale de la campagne, sans pour autant capitaliser la rente foncière perçue, ou ne le faisant que marginalement et tardivement. Cette élite dirigeante à la fois quasi féodale et bourgeoise compradore n’a pas accompli la séparation ville-campagne. L’introduction du mode de production capitaliste en est à ses débuts, alors que le système communautaire en agriculture et le mode de production et de distribution tributaires sont battus en brèche. Un nombre réduit de grandes familles détient le pouvoir politique et économique, parmi eux en première ligne les Husseinis, Nashashibis, Daganis, Halidis, Toukans et Abd El-Hadis. Ceux-ci peuplent les institutions supérieures palestiniennes.

Les couches intermédiaires, qui composent avec les paysans 85 % de la population arabe et qu’il est difficile de séparer à cause de l’interpénétration ville-campagne, sont formées des diverses branches du petit commerce local des artisans, instituteurs, les cadres inférieurs de l’administration et les services. Vers l’extérieur, ces couches semblent manifester une solidarité de groupe, mais en réalité ce sont les conceptions individualistes qui dominent : garantie de la petite propriété, attachement à des « relations stables » et à la concurrence loyale.

Parmi les plus pauvres et exploités dans les villes, on trouve les petits artisans et ouvriers des menus travaux. Les ouvriers salariés dans la manufacture et l’industrie n’étaient en 1921 que de cinq à six mille, selon l’orientaliste israélien Aharon Cohen ; la majorité travaillait dans les petites entreprises. L’appauvrissement des paysans les fit souvent victimes des usuriers. La faiblesse des structures modernes et d’une bourgeoisie intéressée à les développer, au lieu de prospérer du pillage de la paysannerie à court de fonds ou des activités compradores avec les capitalistes de la métropole, fit grossir les éléments d’une « armée de réserve » industrielle, faisant la navette entre la ville et la campagne, engagée dans des travaux saisonniers. Il n’était pas rare qu’ils soient utilisés pour baisser les salaires. La formation d’un mouvement ouvrier et syndical organisé se heurtait à des obstacles structurels et à une superstructure idéologique traditionaliste et religieuse.

[voir l’article suivant : 2. La Palestine affronte la colonisation sioniste ‒ par E. Solomon]