La littérature sur la Palestine devient abondante ; beaucoup d’écrits sur l’idéologie, la politique et la diplomatie des mouvements palestiniens, l’argumentation palestinienne est développée et sa poésie connue du monde entier. Peu de chose sur les faits de l’existence de ce peuple dispersé, avec des études sociologiques, voire statistiques. Voilà une lacune qui en dit long sur l’état d’esprit de l’intelligentsia palestinienne — fort nombreuse : cent mille diplômés de l’enseignement supérieur, cent mille autres en cours d’études — et qui contient déjà en soi une critique de la ligne politique des divers mouvements palestiniens. Récemment, toutefois, un certain nombre d’études de fond ont vu le jour, à commencer par le premier recueil de statistiques (Khouri, Elias, Statistiques palestiniennes, Centre de recherches de l’O.L.P., Beyrouth, juin 1974, en arabe). Nous voudrions en rendre compte.
La nécessité d’une connaissance plus précise des « faits et chiffres » palestiniens est durement ressentie. Des lecteurs du précédent numéro de Khamsin nous ont fait remarquer, non sans raison, que le débat sur la stratégie palestinienne garde un côté irréel et presque caricatural. Certains parlent d’un Etat de la bourgeoisie palestinienne (le Front populaire pour la libération de la Palestine — F.P.L.P.). Mais où est-elle, cette bourgeoisie palestinienne ? Dans les territoires occupés ou à l’extérieur ? Quelle est sa force réelle ? De même quand le groupe A.C.R.-Maavak écrit que la conscience palestinienne ne pouvait être que nationaliste et non pas internationaliste parce que appuyée sur un lumpenprolétariat vivant en marge de la production (les réfugiés), sans qu’on trouve un véritable prolétariat qui existerait à peine en dehors des frontières d’Israël (Thèse défendue sous une autre formulation par Fouad Raouf dans son opuscule d’un contenu très dense, Introduction à une étude de ta révolution palestinienne, Département d’économie politique, Paris-VIII, Vincennes, octobre 19/3 : «Tant que cette classe [les masses prolétarisées] ne joue pas effectivement son rôle dirigeant, à travers son idéologie et son organisation propres, c’est-à-dire tant qu’on laisse aux réfugiés et aux petits-bourgeois l’hégémonie effective sur la scène politique palestinienne, la révolution palestinienne ne peut qu’aller d’échec à échec » [p. 60]. Ailleurs, on précise que « les masses prolétarisées palestiniennes comprennent d’une façon dominante ceux qui sont restés en Israël après 1948» [p. 58]), on est en droit de demander les preuves à l’appui. Les réfugiés vivent-ils toujours comme réfugiés, dans leur grande majorité, ou sont-ils pour l’essentiel intégrés dans un processus de production, même si cette intégration est provisoire ? L’optique — et les chiffres — change brutalement selon qu’on considère comme réfugiés ceux enregistrés en tant que tels auprès de l’U.N.R.W.A. (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East), soit environ 1,5 million en 1972, ou seulement ceux qui vivent dans les camps reconnus, environ 500 000 personnes. Fouad Raouf, dans sa caractérisation de la structure de classe du peuple palestinien, se réfère apparemment à la première notion (Ibid., p. 41 et s., où il mentionne le chiffre de 1,8 million en 1966, et ce serait un minimum excluant, pour des raisons bureaucratiques, toute une partie des réfugiés) ; Nabeel A. Shaath, directeur du Centre de planification palestinienne de l’O.L.P., lors d’une conférence récemment tenue à Paris (Dans le cadre de la journée d’information « A l’écoute de la Palestine », Paris, le 14 juin 1975), se réfère à la deuxième notion, en déclarant que seulement 15 % du peuple palestinien sont effectivement de nos jours des réfugiés, vivant dans les camps, et qu’il s’agit là pour l’essentiel de gens économiquement improductifs (vieillards, enfants), de femmes ou d’hommes sans aucune qualification qui trouvent difficilement un emploi, en dehors des feddayin résidant dans les camps. Pour N. Shaath, la majorité du peuple palestinien vit sous l’occupation.
La question n’est pas formelle et nous n’y entrons pas par un goût exagéré de l’exactitude statistique. Le type de lutte mené par la résistance palestinienne et son idéologie aurait sa racine dans la situation objective du réfugié, selon bon nombre de penseurs marxistes arabes. Il est économiquement marginal et, sur le plan de la conscience, dominé par l’idée du « Retour », apte à mener une lutte armée de libération nationale d’un type particulier. Mais, « en tant que groupe, les réfugiés n’ont pas ressenti l’exploitation directe, et ils ne peuvent pas par conséquent concevoir la nécessité de changer l’ordre social existant, ni comprendre que la politique prime les actes de guerre » (Samir Franjieh, « How Revolutionary is the Palestinian Résistance ? A Mandst Interprétation », Journal of Palestine Studies, vol. 1, n° 2, hiver 1972, p. 54). La double caractéristique des réfugiés expliquerait aussi une coupure entre les mouvements palestiniens et les masses palestiniennes restées sur place et intégrées au processus économique normal (les paysans des territoires occupés), et aussi avec les masses arabes en général. « […] la “notion” de la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays arabes, formulée tactiquement par les intellectuels radicalisés et appliquée stratégiquement par les réfugiés, le chauvinisme spontané des réfugiés, 1 incapacité de répondre à cette nécessité de la destruction [des rapports du despotisme capitaliste] amènent à une coupure entre les masses arabes et les masses palestiniennes […] ; on propose aux masses arabes la nécessité de lutter contre Israël, seul ennemi et source de tous les maux : on “oublie” les besoins concrets des masses arabes, et le Fath leur propose de reprendre à leur compte la conception du monde des réfugiés » (Fouad Raouf, cit., p. 51). Mais, qu’adviendra-t-il de ce type d’explication si le réfugié, caractérisé par sa marginalité socio-économique (et son attachement à l’idée du retour, autre face de celle-ci), devient en fait marginal par rapport au gros des masses palestiniennes, vivant en Palestine ou hors d’elle ? L’explication doit être nuancée, pour dire le moins. Était-ce que l’idéologie du réfugié n’a jamais été tellement dominante, ou bien qu’elle devient de plus en plus passéiste, c’est-à-dire pure idéologie ? Ou alors garde-t-elle son impact essentiellement sur le cadre plus restreint des feddayin et de leurs directions ?
Au niveau de la direction des mouvements palestiniens, on affirmait souvent du côté du Fath être effectivement l’expression d’une nouvelle classe, sans exemple dans l’histoire. « Bien des gens prétendent que les paysans et ouvriers sont les classes sur lesquelles la révolution palestinienne doit s’appuyer. Voilà qui est contraire à la réalité, car la classe des réfugiés, qui n’a pas été prise en considération par de nombreux penseurs, est la classe de laquelle dépend la révolution palestinienne. Les ouvriers, particulièrement dans les pays sous-développés, forment une classe somme toute impuissante, qui ne saurait guère constituer le soutien nécessaire. […] Le Fath représente les réfugiés. C’est le seul mouvement révolutionnaire qui a su dépasser le niveau étriqué des mouvements et partis arabes et des mouvements palestiniens régionalistes, et il a pu le faire parce qu’il dépendait de la classe des réfugiés » (« Abu Lutuf Answers Questions », 12 juin 1969, in Leila Kadi, Basic Political Documents of the Armed Palestinian Résistance Movement, Palestine Liberation Organisation Research Center, Beirut, 1969. Abu Lutuf, de son vrai nom Faruq Al-Qaddummi, est membre du Comité central du Fath). Ou encore cette déclaration d’un autre dirigeant du Fath, Abu Ayad : « Karl Marx a-t-il discuté la question de la classe des réfugiés qui est née parmi le peuple palestinien ? » (Interview à Al-Taliah, Le Caire, juin 1969, in Leila Kadi, op. cit. Abu Ayad, de son vrai nom Salah Khalaf, est membre du Comité central du Fath). Il ne semble pas que la référence à la classe des réfugiés comme soutien de classe de la révolution palestinienne, dans laquelle se confondent les classes classiques, soit unanimement acceptée au sein des cadres du Fath. Aussi faut-il le dire, la position théorique générale du Fath subit fatalement un changement de fait de l’importance croissante de la lutte des Palestiniens dans la patrie occupée.
Pour des organisations comme le Front populaire pour la libération de la Palestine (F.P.L.P.) ou le Front démocratique populaire pour la libération de la Palestine (F.D.P.L.P.), dans leurs analyses plus anciennes, les réfugiés sont au centre de la révolution palestinienne, sans pour autant échapper à l’analyse de classe traditionnelle. « Parler des camps, cela signifie, en fait, parler d’une structure de classe qui représente les ouvriers, paysans et les petits-bourgeois palestiniens destitués. La bourgeoisie palestinienne ne vit pas dans les camps […]. Ouvriers et paysans, habitants des camps et des taudis en ville […], ces classes forment la majorité du peuple palestinien. […] c’est ici que vit la révolution » (« The Political Organization and Military Report of the P.F.L.P. », february 1969, in Leila Kadi, Basic Political Documents…, op. cit. Au moment de la rédaction de ce document, le Front populaire du Dr Habache et le Front démocratique de N. Hawatmeh étaient encore réunis au sein d’une même organisation). On reconnaît que c’est la petite bourgeoisie qui est à la tête de la lutte armée de la résistance palestinienne, et cela pour plusieurs raisons : elle fait partie des classes révolutionnaires ; elle est particulièrement nombreuse dans le cas palestinien ; elle est compétente et éduquée ; n’étant pas au pouvoir, elle est plus révolutionnaire que la petite bourgeoisie des pays arabes. La bourgeoisie palestinienne, selon cette analyse, serait essentiellement de nature commerciale et financière, et ses intérêts seraient liés à ceux de l’impérialisme. La bourgeoisie commerciale, vivant sous l’occupation israélienne, sans s’être ouvertement ralliée à Israël, cherche à lier ses intérêts à celui de l’Etat juif. « Elle restera objectivement la classe par l’intermédiaire de laquelle l’ennemi tentera de faire avorter la révolution. » La bourgeoisie palestinienne vivant hors de sa patrie, ses intérêts ne sont pas actuellement contradictoires avec ceux de la résistance armée, mais le deviendront au moment où celle-ci abordera la phase ouvertement anti-impérialiste. Certains secteurs de la bourgeoisie, toutefois, à cause du caractère spécifique du problème palestinien, resteront du côté de la révolution. Si le Front populaire garde toujours pour l’essentiel la même analyse — pour autant qu’on le sache et qu’elle s’exprime publiquement (voir, par exemple, l’article d’Al Hadaf reproduit dans Khamsin, n° 1) —, le Front démocratique met maintenant l’accent sur le rôle de la classe ouvrière dans les territoires occupés : « Tout cela montre le rôle important que la classe ouvrière est appelée à jouer comme avant-garde révolutionnaire du peuple palestinien. C’est la classe ouvrière palestinienne qui souffre le plus — davantage que toute autre classe —, des formes d’oppression nationale les plus graves. Cela est dû à son contact quotidien avec l’entité sioniste et à sa position de classe militante qui la rend plus susceptible d’affronter les autorités d’occupation et leur politique de répression et de dispersion nationale » (D.F.L.P. Report, issued by the Démocratie Front for the Liberation of Palestine, Foreign Relations, no. 10, may 1975. souligné par nous).
Le problème de la direction des organisations palestiniennes est posé ; il l’était depuis longtemps, depuis toujours. Déjà, lors de l’affrontement avec l’impérialisme britannique et la colonisation sioniste, on note ce mélange d’embrasement spontané et de faiblesse organisationnelle soutenue. « Le réseau en pyramides de familles et de clans, qui était basé sur les relations de soutien et de protection allant du village à travers les potentats locaux aux grandes familles au niveau du district, permettait une mobilisation rapide de l’opinion et un rassemblement de toutes les couches de la société. […] Toutefois, cette structure rendait difficile l’unification du mouvement national. […] Les alliances se faisaient et se défaisaient pour des raisons personnelles et de famille plutôt que sur des différences politiques. Le conflit le plus préjudiciable et prolongé fut celui entre les Husseinis et les Nashashibis […] » (Ann Mosley Lesch, The Politics of Palestinian Nationalism, William B. Quandt, Fuad Jabber, Ann Mosley Lesch, Univ. of California Press, 1973. Selon les Merip Reports, ce livre contient la « meilleure analyse documentée de la résistance palestinienne et de l’histoire du problème palestinien et son rôle dans la politique interarabe »). Pour Sadik El-Azem, cette mentalité reste toujours un état d’esprit « tribaliste » dont les intérêts se limitent essentiellement à la famille, avec des dirigeants qui sont réticents à lâcher leur base indépendante de leur pouvoir et à se subordonner aux intérêts du groupe plus large (Sadik El-Azem, Autocritique après la défaite [en arabe], Beyrouth, Dar At-Tallia, 1968, cité dans l’ouvrage précédent).
Il y a sûrement des raisons profondes à cet état de choses qui prend racine dans l’histoire de ce peuple qui vit depuis des siècles sous le joug de diverses dominations étrangères.
Le dossier que nous présentons, pour porter des éléments de réponses aux questions soulevées, aborde les divers aspects évoqués : bref aperçu historique de l’évolution des structures socio-économiques palestiniennes ; analyse de classe des dispersions palestiniennes à l’heure actuelle ; faits et chiffres. Le tout complété par deux études plus détaillées : les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza ; es Arabes en Israël.
[voir l’article suivant : 1. Le Proche-Orient pré-capitaliste — par Saül Neguev]