S. Friedlander, M. Hussein, Arabes et Israéliens, Un Premier Dialogue, Éditions du Seuil, Paris, 1974.

Comment se fait-il qu’un petit air d’ennui solide se dégage de ce « premier dialogue », un air de « déjà vu » et de « déjà su » ? Même en Israël, où des extraits ont été publié en « bonnes feuilles » dans un journal à grande diffusion, ce « premier dialogue » (à propos, on n’en finit pas d’assister à des « premières » en ce domaine) est passé à peu près inaperçu. Pourtant, la qualité des interlocuteurs n’est pas en cause, particulièrement Mahmoud Hussein. C’est que le projet lui-même n’est pas autrement intéressant.

Plusieurs dialogues sont concevables. Celui des révolutionnaires, Arabes, Israéliens juifs, Kurdes et autres minorités nationales de la région, qui discutent de la stratégie révolutionnaire ; par expérience, nous savons qu’un tel dialogue est aussi passionnant qu’indispensable. D’ailleurs, il se déroule sans répit à l’intérieur ou entre ce qu’il est convenu d’appeler les deux camps (arabe et israélien). Friedländer-Hussein ne suivent pas cette voie, c’est le moins qu’on puisse dire.

Un autre dialogue est possible, entre diplomates, autour de la table de négociations. S. Friedländer, antenne du ministère des Affaires étrangères d’Israël, est diplomate dans son genre. Mais Mahmoud Hussein ? Surtout pour un premier dialogue, l’interlocuteur de choix du côté arabe aurait dû être un Palestinien. Et puis, que pouvait se négocier d’autre entre Friedländer et Hussein que des points à gagner dans un combat de gladiateurs intellectuels ? Le public en a ras le bol, et à juste titre. Encore une fois, dans ce face à face, Mahmoud Hussein était forcément en position fausse. L’agresseur au Mashrek (Proche-Orient arabe), qui a déclenché un fabuleux chantage à la guerre, est l’impérialisme nord-américain, avec Israël comme fer de lance (probablement plus le seul, mais certainement très fidèle) dans la situation complexe de dépendance étroite et d’une farouche volonté propre nationaliste. Dans tout cela, l’opinion publique compte, à l’échelle mondiale et locale ; il faut préparer ses « arguments » pour justifier une éventuelle agression, avant qu’elle ait lieu, ou après, si le cas se produit. Friedländer, qui représente une antenne officielle israélienne peut se prévaloir, et on peut le citer comme tel, d’avoir dit : « […] la formule vers laquelle on se dirige pas à pas, inévitablement peut-être, est assez similaire au plan Rogers de 1969 […] ce qui implique la restitution des territoires occupés et non de territoires occupés » (p. 164). Friedländer, qui vit en Israël, ne croit pas un seul mot de ce qu’il dit, ou plutôt il sait pertinemment qu’un tel retrait total n’est pas concevable sans une nouvelle guerre (autre forme de « dialogue » possible, et qui ne sera pas le premier) où Israël subira une défaite au moins comparable à celle de 1973, ou alors comme résultat d’une formidable pression nord-américaine, dont on ne voit pas percer même le plus petit commencement (ce ne sont pas les trois milliards de dollars d’armement par an donnés à Israël qui en sont une preuve). Mais peu importe, Friedländer l’officieux l’a dit, et on peut toujours le citer, parions qu’il ne se privera pas de le faire lui-même.

Mais Mahmoud Hussein, quel est son dessein dans cette discussion avec un sioniste ? Nous ne croyons pas qu’il y ait chez Mahmoud Hussein un dessein, mais une analyse, avec déception du passé. La phrase clé chez Hussein nous semble être la suivante : « Ils sont convaincus [les mouvements radicaux et révolutionnaires arabes] que, dans cette hypothèse, la constitution des forces révolutionnaires de l’avenir ne se réalisera pas, comme un certain nombre d’entre nous le pensaient jusqu’en 1973, dans le cours d’une guerre populaire contre Israël, mais dans le cours des luttes internes pour une démocratie de base et des rapports sociaux nouveaux » (p. 122). La thèse n’est pas fausse en soi — on lira ailleurs dans ce numéro de notre revue que certains groupes de l’extrême-gauche antisioniste en Israël sont sur des positions très proches — à condition qu’un véritable arrangement sans nouvelle guerre — ou pression américaine inimaginable à l’heure actuelle — soit effectivement possible. Nous ne le pensons pas, tout au moins pas l’arrangement et l’État palestinien auxquels songe M. Hussein. Par contre, des complots sont en cours, et l’étaient depuis longtemps, dont pâtira la résistance palestinienne et le mouvement révolutionnaire arabe. Sur ce point, nous sommes d’accord avec l’analyse de Yasser Arafat : « Les intrigues américano-sionistes auxquelles participent certains pays arabes se poursuivent. […] A cet effet, Washington et Tel-Aviv ont fait des propositions concrètes au Caire et à Amman. […] Pourtant les Américains et les sionistes n’ont pas dissimulé leur intention d’isoler ainsi la Syrie […] de creuser un fossé entre la Syrie et l’O.L.P. d’une part, l’Égypte et la Jordanie de l’autre ; de briser enfin la solidarité pan-arabe » (Interview de Y. Arafat, Le Monde, 7 janvier 1975). Mahmoud Hussein, Egyptien, doit le savoir. Dans ces conditions, énoncer la thèse annonçant le changement de la ligne stratégique de M. Hussein et de ses camarades, détachée de la lutte politique décisive engagée après, et même au moment de la guerre d’octobre 1973, nous paraît une grave erreur. C’est cette erreur fondamentale qui explique le faux pas du dialogue Friedländer-Hussein.

[voir l’article suivant : Revue des livres (2) : Felicia Langer, De mes propres yeux — par A.B.]