Introduction

« Discussion » n’est pas le mot juste. Les trois interlocuteurs ont des positions communes sur les points essentiels. La condamnation du sionisme, par exemple, sur la double base : le projet de rassemblement des Juifs du monde entier ne saurait être une solution de la « question juive », pour autant qu’elle existe, ou, dans l’alternative, pour autant qu’une solution existe ; cette « solution », qui n’en est pas une, a abouti au déplacement du peuple palestinien, et est déjà condamnable de ce point de vue.

Les divergences surgissent autour du « pourquoi tout cela est-il arrivé ? » , et encore faut-il parler de nuances plutôt que de divergences profondes.

Pour I. Shahak, qui n’admet pas les « pourquoi » en matière d’histoire, le sionisme est un nationalisme dans la tradition de l’Europe centrale, avec évocation de droits historiques, donnant lieu à un chauvinisme particulièrement virulent ; il y a matérialisation, donc corruption, d’idées religieuses et création d’images de marque, qui sont des représentations trompeuses, comme le kibboutz « socialiste ». D’où la nécessité d’une démystification exhaustive — avec son bagage idéologique de départ, le sionisme ne pouvait aboutir à autre chose qu’à ce qu’il est effectivement devenu. La critique est implacable, et la comparaison aux chevaliers teutoniques (massacreurs des peuples baltes) est symptomatique. La crise actuelle du sionisme pourrait être salutaire (cet aspect sera traité dans la deuxième partie, à paraître dans le prochain numéro de Khamsin), en vue d’un dépassement du sionisme.

Maxime Rodinson attache plus d’importance au fait que partout dans le monde des minorités (pas forcément nationales) ou des groupes opprimés (pas forcément minoritaires) ont rêvé et parfois concrétisé des aspirations séparatistes. Le cas sioniste, et le cas juif en général, en est un parmi bien d’autres. En inscrivant le sionisme et son œuvre étatique (Israël) dans une suite historique, avec analogies à l’appui, M. Rodinson laisse entrevoir son idée d’un compromis possible (traité plus longuement dans la deuxième partie). Ma foi, on en a vu tant d’autres qui ont abouti à un « compromis historique »…

Eli Lobel pose surtout une série de questions qui, comme c’est souvent le cas, contiennent un élément de réponse. Il en ressort que le sionisme, qui était une fausse solution à la question juive telle qu’elle s’était posée entre 1880 et 1948, apparut néanmoins comme une possibilité de solution aux yeux de beaucoup de Juifs. D’où sa force. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : loin d’apparaître comme pouvant fournir une solution à la question juive, il contribue à la ranimer. Le fait que le sionisme ne corresponde plus à un problème réel constitue sa grande faiblesse et un élément d’espoir. Le sionisme se survit grâce au rôle que joue Israël sur l’échiquier impérialiste, et surtout grâce à la force de sa propre idéologie.

Rodinson et Lobel, attachent une grande importance à l’évolution dans le temps de l’entreprise sioniste, plus que ne le fait Shahak ; pour les uns, la rupture avec le passé sioniste apparaît plus aisée, parce qu’elle s’inscrit dans une suite historique « normale », alors que Shahak voit davantage une rupture « catastrophique ». Au demeurant, les choses ne sont pas claires, et ne peuvent pas l’être, pour les trois interlocuteurs. La suite de la discussion porte précisément sur les modalités de rupture avec l’idéologie et la pratique sionistes, celle-ci étant une condition indispensable pour l’intégration d’Israël au Proche-Orient, pour le dépassement de l’état de guerre permanente.

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Le Dr I. Shahak, qui vit en Israël, est actuellement exposé à des attaques virulentes qui visent à obtenir son expulsion de l’Université, où il occupe la chaire de chimie organique, et même son arrestation pour « haute trahison ». Les appels au meurtre se répètent dans la presse israélienne. Khamsin exprime son entière solidarité avec I. Shahak.

1) Les emprunts religieux du sionisme

Israël Shahak. — Il est essentiel, lorsqu’on veut étudier le sionisme, de ne pas perdre de vue l’aspect humain que comporte également ce phénomène ; en tant que tel, en effet, ce n’est ni un phénomène isolé ni un phénomène unique dans l’histoire. On gagnerait, par conséquent, à le comparer à d’autres institutions humaines. Je ne considérerai ici que deux de ses aspects : d’une part le kibboutz, qui en tant qu’institution, renvoie aux monastères et à diverses sectes catholiques de ces moines combattants tels que les croisés — hospitaliers et templiers — et en particulier l’ordre des chevaliers teutoniques. D’autre part, l’utilisation de certains éléments de la religion juive arrachés à leur contexte, réinterprétés dans le cadre du discours sioniste, pour venir se placer, assez paradoxalement, au cœur même des contradictions auxquelles les sionistes se trouvent enchaînés.

Je commencerai par le deuxième aspect.

Je puiserai mon premier exemple dans la religion pour parler du fameux « slogan » : « L’an prochain à Jérusalem ». C’est un vœu qui figurait dans le Livre des prières juives deux fois par an : à Pâque, au cours du Seder (le repas rituel), immédiatement après une prière passablement écœurante, à la quatrième coupe de vin, pour la restauration des sacrifices dans le temple. La prière décrit littéralement de quelle manière sera versé le sang de l’agneau sacrifié, en expliquant que tel est notre vœu. On dit ensuite que cet office de Pâque dans la Diaspora a uniquement valeur de symbole, n’est pas l’essentiel, l’essentiel étant qu’à l’avenir nous égorgerons encore des agneaux à Jérusalem pour arroser l’autel de leur sang. La deuxième fois que ce « slogan » apparaît dans le Livre des prières, c’est à l’occasion de Yom Kippour, jour du Grand Pardon, à la fin de l’office après la récitation par les fidèles de « Shémah Israël », « Ecoute Israël, Dieu est notre Dieu, Dieu est Un » ; ils répètent alors trois fois « Béni soit le nom de Dieu à jamais » et sept fois « Le Seigneur est notre Dieu », pour terminer par : « L’an prochain à Jérusalem ».

Le sens de Jérusalem est intimement lié à la conception profondément juive selon laquelle Dieu représente l’unique et exclusive source d’autorité. En arrachant cet élément à son contexte théologique authentique et en y substituant le sens de « ville de Jérusalem », c’est-à-dire en lui attribuant un contenu purement matériel, revendiquant par là même la nécessité d’inclure cette ville dans l’Etat juif, on signifie deux choses : tout d’abord qu’un idéal se matérialise, autrement dit, qu’il se corrompt nécessairement. Mais cela implique aussi que les sionistes doivent en supporter les conséquences. Aujourd’hui elles sont telles que, lorsqu’ils enseignent le judaïsme à la jeunesse israélienne, et ils le font de plus en plus, celle-ci pose avec insistance la question de savoir pourquoi l’on ne construit pas le temple, pourquoi on doit supporter la vue des mosquées, et pour quelle raison la tradition des sacrifices ne reviendrait pas à l’ordre du jour, fût-ce symboliquement.

D’autres aspects de la religion juive ont connu des développements de la même veine, et la comparaison à un certain nombre de phénomènes appartenant à un registre différent qui s’impose le plus, c’est le parallèle avec les croisades. Après tout, aucun chrétien n’a songé, pas même le Byzantin, qu’il lui incombait de conquérir la Palestine avant que n’apparaissent les croisés : les Byzantins sont arrivés près de la Palestine environ cent ans avant la Première Croisade, sans qu’ils aient pensé de leur devoir religieux de conquérir la Palestine. Ils choisirent plutôt de se rendre en Arménie, pour des motifs d’ordre stratégique. Vous connaissez naturellement l’histoire de l’empereur Jean Ier et de ses guerres… Et brusquement les croisades prirent les dimensions d’un suprême devoir religieux pendant près de trois, cinq ou six siècles — les avis sont très partagés —, mais il y eut une fin.

Les emprunts faits par les sionistes à certains fragments de la religion juive sont du même ordre : matérialisation d’un idéal, donc sa corruption.

2) Le kibboutz — un monastère combattant

L’importance de l’idée même du kibboutz, à la fois du point de vue des sionistes en Israël — comme fer de lance de la puissance militaire sioniste — et du point de vue de l’image de marque destinée à l’étranger, ne peut être exagérée. Le fait que même de nos jours un nombre toujours plus élevé des soldats israéliens qui se sont particulièrement distingués provienne des kibboutzim est hautement révélateur. Cela s’explique non pas par le socialisme, mais par la nature de la vie collective, où l’éducation d’un groupe isolé produit un fort sentiment de honte lorsqu’on n’est pas un bon soldat. Y contribue également l’introduction de la technologie dans les villages : ceux qui connaissent le fonctionnement d’un tracteur trouvent relativement facile celui des tanks. C’est la triste vérité. Entre en ligne de compte également le fait que les jeunes du kibboutz sont conditionnés comme les moines dans un monastère, parce qu’ils vivent en cellule isolée. Ce parallèle en appelle d’ailleurs un autre : les visiteurs d’un monastère sont tenus à l’écart dans une certaine mesure. Si les visiteurs et les moines se rencontrent au cours des cérémonies, la vie communale des derniers s’inscrit toutefois en grande partie sur un registre à part. C’est ainsi que les visiteurs d’un kibboutz se verront hébergés dans un pavillon isolé où ils seront censés s’imprégner de l’idéal du kibboutz. Pendant ce temps, les membres du kibboutz vivent séparément. Loin des Palestiniens également. Nombreux sont ceux à Tel-Aviv qui rencontrent à présent des Palestiniens, forcément. Au kibboutz, quand ils les rencontrent, c’est seulement en tant qu’ouvriers salariés. C’est pourquoi le kibboutz constitue par excellence le lieu où l’idée sioniste peut, dans une grande mesure, préserver sa pureté.

Vu sous cet angle, ce phénomène s’apparente à celui des ordres combattants des Templiers ou encore des Hospitaliers, au temps des Croisades. A Saint-Jean-D’acre, par exemple, ils ne se sont guère mêlés aux commerçants, qu’ils soient chrétiens ou non ; ils se sont au contraire réfugiés dans leurs châteaux. Dans leur rôle de conquérants, les chevaliers teutoniques offrent le meilleur parallèle.

On lit dans la Nouvelle Histoire de l’Eglise (Edition française, Le Seuil, 1968, t. II, « Le Moyen Age », p. 364-366) la description suivante de l’ordre des chevaliers teutoniques :

« Fondé durant la Troisième Croisade, sur le modèle des autres ordres militaires pour l’assistance et la défense des pèlerins allemands, cet ordre s’enrichit et s’accrut en nombre. Ses membres s’intéressèrent aux pays Baltes, où les conditions d’action étaient plus familières et où les chances de succès religieux et matériel étaient plus favorables qu’en Orient. Les premières entreprises furent pacifiques. Mais, après la mort d’Innocent III, la révolte des populations païennes de Prusse menaça de détruire l’œuvre déjà accomplie. Au même moment, un autre coup fut porté à la chrétienté d’Europe orientale : l’invasion mongole pénétra aussi profondément que l’invasion précédente des Hongrois.

La révolte prussienne poussa les chevaliers teutoniques et leurs alliés à se jeter dans une guerre qui dura vingt ans. Cette guerre fut sans merci. Beaucoup de païens indigènes furent massacrés, à leur place on fit venir des Allemands de l’Ouest. Après la guerre de Prusse, l’ordre pénétra en Lituanie, livrée à la guerre pendant un siècle (1283-1383). Chaque camp commit des massacres et la fortune des armes changea souvent.

[…] De 1343 à 1404, son âge d’or, il conquit et convertit tous les peuples côtiers de l’Estonie à la Poméranie orientale. Au cours de la colonisation de la Lettonie, les évêques avaient reçu les deux tiers des terres et les porte-glaive un tiers. En Prusse, ainsi qu’en Poméranie, la proportion fut inversée.

[…] On a d’abord beaucoup admiré l’ordre des chevaliers teutoniques ; récemment on l’a beaucoup dénigré. Il fut, à ses débuts, un ordre de croisés dont les premiers objectifs étaient spirituels et chrétiens. Ensuite, pendant une longue période, il ne connut que la guerre, contre toutes sortes d’ennemis, païens et chrétiens. A juste titre, on peut critiquer l’humanité de beaucoup de ses actes et de ses interventions politiques. Ses succès guerriers et administratifs ne peuvent que susciter l’admiration. »

En tant que gouverneurs de territoires conquis, je considère que les kibboutznikim se sont particulièrement distingués. Le fossé qui les sépare des Palestiniens est tellement profond au départ que le sort de ces derniers ne peut pas les toucher facilement. Les habitants de la ville, ainsi que j’ai pu le voir, sont effectivement concernés par les faits de la conquête, par certains de ses aspects du moins, alors que les gens du kibboutz restent impassibles devant la situation, au moment où les faits se produisent. Ensuite, ils se disent entre eux : « On n’a pas le choix », « ein breira ». C’est tout ce dont ils sont capables, car, tant qu’ils seront au kibboutz, ils seront obligés de se ranger derrière la majorité. Ils ne peuvent traverser une certaine frontière qui est la position adoptée par la majorité. C’est ce qui s’est passé dans les monastères : si les moines n’ont pas quitté l’enceinte monastique, ce n’était pas seulement par crainte de sanctions, mais aussi — dans les bons monastères tout au moins — à cause de la chaleur humaine de la vie communale.

Ces deux parallèles éclairent, il me semble, certains aspects du sionisme, au même titre que d’autres parallèles possibles, en replaçant celui-ci dans son contexte.

3) La réinterprétation séculière des idées religieuses

Maxime Rodinson. — On peut dire beaucoup de choses à ce sujet. Bien sûr, vous avez raison, il y eut une réinterprétation de quelques éléments, religieux en particulier, à l’intérieur d’un cadre idéologique différent, le sionisme, c’est-à-dire un cadre nationaliste. Mais je pensé que c’est encore plus complexe. Vous semblez croire, par moments, qu’un certain déclin de la pureté religieuse originelle s’est produit. Je n’en suis pas sûr : avant le début de la Diaspora, et par la suite, il se profilait déjà une motivation d’ordre national en quelque sorte. Ce n’est pas un hasard que les textes bibliques se soient prêtés à cette interprétation. Au début de l’exil de Babylone, il existait ce qu’on pourrait appeler une « tendance sioniste », qui se justifiait davantage à cette époque. La reconstruction de l’Etat, anéanti quelques décennies auparavant, et celle du Temple étaient à l’ordre du jour, au même titre que l’affirmation de la religion sur le plan national. D’une certaine manière, Zorobabel et consorts étaient d’authentiques sionistes. Par la suite surgirent diverses interprétations au sein de la Diaspora, au lendemain de 70 (la date de la destruction du Temple par les Romains) et de 135 (date de la répression de la révolte de Bar Kokhba contre le règne d’Adrien), lorsque s’opéra pour la première fois la formulation du judaïsme comme religion sans nation. Tel est le sens de la réforme entreprise à Yavneh par Yokhanan Ben Zakkai et ses disciples. Lors de la première guerre contre les Romains, il représentait la ligne qu’on pourrait appeler « défaitiste ». A cette époque, les vieilles conceptions nationalistes étaient investies d’un contenu religieux avec, toutefois, des connotations nationalistes évanescentes et fantasmatiques. Cette période a vu naître un phénomène qu’on pourrait appeler le « palestino-centrisme » et qui, s’il possédait les caractéristiques culturelles et religieuses, ne contenait néanmoins aucune référence à la reconstruction de l’Etat et à quelque autre projet proprement politique. Il existait une fixation sur la Palestine, où Dieu se manifesta, et qui donna naissance, par exemple, au vœu d’être enterré en Palestine…

Israël Shahak. — Savez-vous pourquoi ? La tradition voulait alors que ceux qui seraient enterrés en Palestine ressusciteraient sur place pendant que les autres, enterrés en Pologne, par exemple, devraient emprunter des tunnels creusés sous terre à cet effet et qui les conduiraient en terre de Palestine pour y ressusciter…

Maxime Rodinson. — Des croyances semblables existent parmi les musulmans.

Plus tard, cependant, se fit jour une réinterprétation séculière des idées religieuses.

Israël Shahak. — Parfaitement séculière.

Maxime Rodinson. — Il est intéressant de relever que la première de ces nouvelles réinterprétations est née parmi les chrétiens. Le premier projet véritablement sioniste — c’est-à-dire la construction d’un Etat juif en Palestine par des moyens séculiers — remonte au xvie siècle, né parmi des protestants d’Angleterre. Cette idée fit son chemin jusqu’au milieu juif, à la deuxième moitié du xixe siècle seulement, avec des gens comme Rabbi Yehouda Alkalai, d’une part, et Moses Hess, pour le sionisme séculier d’autre part. C’est par la suite qu’ils commencèrent à avoir un impact sur les masses — à l’époque de Pinsker et de Herzl — qui était du reste encore embryonnaire. Auparavant, il existait peut-être 40 à 50 projets « sionistes », tous issus du christianisme. Aussi pourrions-nous dire qu’il y eut tout au long de l’histoire diverses réinterprétations de la religion juive. C’est pourquoi je ne suis pas tout à fait convaincu du bien-fondé du parallèle avec les Croisades : il n’y a pas eu une seule et unique réinterprétation. Bien sûr, ces deux phénomènes possèdent en commun bien des aspects, tant militaires que politiques : la conquête par exemple, de la Terre sainte par des moyens séculiers, véhiculée par des revendications religieuses à la base. Nombreuses sont aussi les différences qui les opposent. Mais je n’aimerais pas pousser plus loin cette comparaison.

Monastère, phalanstère et puissance de l’organisation

En ce qui concerne les kibboutzim, en effet, je peux comprendre les raisons du parallèle avec les monastères. Toutefois, là aussi, la conception s’est modifiée avec le temps, et par là même sa signification. Depuis l’aube des temps, des communautés ont existé au sein de sociétés globales ; elles possédaient toutes quelque chose en commun. Elles n’étaient pas toutes militaires. Si l’on se penche sur l’histoire juive, on y trouvera les communautés de Qumran ou des Esséniens, nourries bien sûr de fantasmes militaires, mais qui n’étaient pas militairement organisées, autant que l’on sache. En Inde, par exemple, il existait des communautés brahmanes ou bouddhistes pas le moins du monde militaires. Il est vrai, cependant, que les kibboutzim sont militaires à d’autres égards : fondés sur les terres d’un autre peuple, ils constituent un modèle différent, à l’instar des phalanstères, etc. Il existe des ressemblances frappantes entre les projets de Herzl et ceux d’autres mouvements antérieurs et contemporains de ceux-ci, visant la constitution de communautés « communistes-collectivistes » sur le continent américain, en Australie et ailleurs. Prenons, par exemple, un roman de cette époque dont l’auteur est Alphonse Daudet, Port-Tarascon, description satirique d’une entreprise coloniale, quelque part en Océanie, qui n’est pas sans rappeler les projets de Herzl. Il est vrai, aussi, que les conditions prévalant en Palestine rendaient impossible la judaïsation de tout le pays sans le recours à une présence militaire. Le parallèle que vous avez établi avec les chevaliers teutoniques et d’autres ordres combattants s’impose ici avec plus de force.

Israël Shahak. — J’aimerais entendre votre avis à propos d’un autre aspect du problème : la puissance d’une idée louable dans son principe, à savoir la volonté de vivre au sein d’une communauté qui rejette l’exploitation de l’homme par l’homme, et qui est corrompue, corrupti optima pessimei lorsqu’elle se concrétise dans de mauvaises conditions, lorsqu’elle passe par l’oppression d’un autre peuple. Il y a, à la base, soit une conception extrémiste de l’apartheid, ainsi que je suis personnellement enclin à le croire, soit de grandes limites dans l’idée elle-même, au départ. Le kibboutz se soucie du sort de ses membres et, au mieux, des membres d’autres kibboutzim frères. Il ne propose rien aux pauvres qui peuplent les villes voisines, même lorsqu’elles sont juives, et encore moins aux villes peuplées par les Palestiniens. T’évoque ici encore, et peut-être avec trop d’emphase, l’exemple du monastère, en prenant soin de considérer le « bon monastère », opprimant les paysans qui n’en font pas partie. C’est aussi le cas de la France en ce qui concerne les monastères et autres institutions semblables.

Maxime Rodinson. — Pas tous les monastères. Plusieurs ordres de moines se consacraient au bien-être des gens qui les entouraient. Il était de leur devoir d’aider tout le monde. Mais alors intervient la dynamique de l’organisation. Même les sectes de la même foi, ici la foi catholique, sont agitées par des luttes intestines : les Jésuites contre les Dominicains, etc. Au sein de toute organisation, il existe une tendance centrée sur l’organisation, soucieuse primordialement d’assurer le bien-être de ses membres parce qu’ils appartiennent à la juste organisation et, par-dessus toute chose, de se concentrer sur la prospérité, le succès et la puissance de l’ordre comme un tout. Avec le temps, l’organisation risque de prendre un caractère plus strict et devenir plus auto-centrée. Certaines sectes sont plus aptes à suivre ce cours que d’autres. D’aucuns considèrent que le phénomène dépasse le cas de moines et de couvents. Mme du Deffant, ou un autre personnage de son temps, dit à propos de Voltaire qu’il fut comme un moine écrivant toujours au service de son propre couvent. Aussi est-ce une tendance générale. Dans un univers qui abrite des environnements hostiles, cette tendance s’accentue.

On pourrait aussi bien penser à d’autres parallèles. Lorsqu’une minorité, ou même une majorité, est opprimée et dispersée, elle peut donner naissance à des tendances au regroupement dans un Etat. Pas nécessairement un Etat, une communauté parfois. Je me suis toujours interrogé à propos de ce que je considère comme un cas quasi sioniste, le mythe des Amazones en Grèce. Les femmes étaient opprimées par les hommes, comme de nos jours, elles ont alors inventé ou imaginé — mais ce fut peut-être l’imagination des mâles — qu’elles pourraient avoir leur propre Etat. Le problème a toujours été et reste le même : préserver le caractère spécifique de la communauté ! Cela était particulièrement difficile dans le cas des Amazones. Un autre exemple, c’est le Pakistan — j’ai écrit quelque chose à ce sujet. Les musulmans étaient dispersés à travers toute l’Inde et se sentaient opprimés et persécutés par les Hindous, qui constituaient la majorité de la population. Cela aboutit à l’émergence d’une tendance — et uniquement une tendance, car cela aurait pu évoluer dans un sens différent — visant à se regrouper dans un même Etat à part. La différence avec le sionisme réside dans le fait que ce regroupement devait s’opérer sur un territoire déjà peuplé par une majorité de musulmans. On peut également se pencher sur le cas des gitans. J’ai tenté de découvrir l’existence de mouvements « sionistes » au sein des gitans. Il n’y en avait pas, à l’exception d’une ou deux tentatives amusantes, que l’on ne peut considérer comme sérieuses. Pourquoi ? Us ne se sont pas sentis assez puissants pour constituer quelque chose de séparé ; il y a une absence de tradition de la force de la religion juive, pour laquelle un pays éloigné pourrait ou devrait être la patrie.

Voilà des parallèles plus intéressants pour établir les ressemblances et les dissemblances avec le sionisme juif que ceux étayés par Israël Shahak.

Pourquoi le sionisme et lequel ?

Eli Lobel. — Les parallèles historiques évoqués sont complémentaires à mon avis. Israël Shahak s’attaque à l’aspect idéologique profond du sionisme, recelant des traits permanents comparables. Maxime Rodinson, me semble-t-il, essaie de situer le phénomène sioniste dans son contexte politique, pour voir quels sont les facteurs — avec leurs parallèles historiques — qui ont donné naissance et continuité au sionisme.

Il est important de compléter et confronter — et éventuellement contredire — les parallèles historiques. Pour cela, nous devons nous poser trois séries de questions :

1) Le sionisme est-il le même aujourd’hui qu’il était à ses débuts et tout au long de son évolution dans le temps ? Si changement il y a, lequel, quelle est son importance ? Cela vaut également pour le phénomène des kibboutzim auquel Israël Shahak attache une si grande importance — à juste titre — comme image. Pour le kibboutz, on peut certainement affirmer qu’il y a eu une dégradation d’image très nette, tout au moins à l’intérieur d’Israël. Quand je suis arrivé en Palestine en 1939, on avait pour le kibboutznik un grand respect, mêlé de pitié, pour l’idéaliste qu’on voyait en lui. Ici un changement radical est intervenu, pour lequel il y a des raisons objectives dans la condition d’existence des kibboutzim. La meilleure illustration est la part prise par le travail salarié dans l’économie du kibboutz. Jadis cela était pratiquement inconnu, on se vantait d’être auto-suffisant, et souvent les membres des kibboutzim travaillaient, eux, comme salariés à l’extérieur. Aujourd’hui le kibboutz est employeur et exploiteur de main-d’œuvre salariée, dans des proportions qui varient selon les estimations entre 10 et 30 % de sa force de travail, selon qu’on limite cette dernière au secteur productif ou non, d’une part, et qu’on y inclut ou non l’emploi dans les entreprises appartenant à plusieurs kibboutzim, voire à une de ses organisations nationales.

2) Pourquoi le sionisme ? Pourquoi le sionisme en général, et pourquoi en ce moment précis dans l’histoire juive ? Ou encore le sionisme a-t-il contribué, je souligne le verbe contribuer, à une solution de la question ? Ce qui nous amène à examiner le lien entre le sionisme et l’antisémitisme.

3) Dernière question, pour moi la plus importante : quel est le rôle du sionisme aujourd’hui ? Contribue-t-il aujourd’hui à la solution du problème juif, pour autant qu’il y ait jamais contribué auparavant ? Ici je donnerai tout de suite mon opinion, car ma conviction est très forte sur ce point : non seulement il ne contribue pas à une telle solution, mais, au contraire, le sionisme tend aujourd’hui à recréer partout le problème juif, même à le ressusciter. La chose est parfaitement évidente pour les communautés juives dans les pays arabes (rappelons-nous le « sionisme cruel » et l’émigration des Juifs d’Irak au début des années 1950) ; il n’y a qu’une différence de degré, quantitative et non pas qualitative, pour l’ensemble des communautés juives dans le monde.

Nos modalités d’action sont différentes selon la réponse que nous apportons à ces questions ; par ailleurs, la rigueur de l’analyse exige que nous répondions aux divers « pourquoi ».

Israël Shahak. — II y a ici une différence dans l’approche philosophique : je n’admets pas que les questions humaines analysées scientifiquement puissent être discutées en termes de « pourquoi ». Le « pourquoi » n’a pas vraiment de sens. Pour n’importe quel problème historique nous pouvons déceler le contexte et les parallèles, mais, de même qu’en science nous ne pouvons pas donner une réponse à « pourquoi la loi de gravité ? », en histoire nous ne pouvons pas répondre à la question, par exemple, « pourquoi l’islam ? ». Ou, si vous préférez, expliquez-moi donc pourquoi l’islam est venu au début du VIIe siècle, et pas cent ans plus tôt ou cent ans plus tard, etc. Je n’admets pas qu’on puisse demander « pourquoi » — du moins c’est ma philosophie. C’est une question qui ne permet pas de réponse. Il faut admettre certaines choses comme des données, des événements qui ont eu lieu, et il faut savoir qu’on aura peut-être dans le temps de plus en plus de parallèles, et cela jusqu’à l’infini, puisque il n’y a pas de réponse définitive. Mais la question du « pourquoi » n’a pas de réponse ; on peut s’en approcher, et encore, un peu seulement, mais on ne peut pas y répondre.

La malédiction des droits historiques

Pour revenir au sionisme, je dirais que du début à la fin. et nous n’avons pas encore vu la fin, mais depuis toujours il s’agit au fond de la même chose. Je m’explique : il serait incorrect de dire que le sionisme de Théodore Herzl est identique à celui que nous vivons aujourd’hui, mais celui de ses successeurs immédiats, de Chaïm Weizmann et de la première période est en toute chose le même jusqu’à nos jours. Il y avait, bien sûr, beaucoup d’hvpocrisie, beaucoup de double jeu ; la discussion lors du Premier Congrès (1897) pour savoir s’il fallait demander un Etat juif ou un foyer juif peut tout à fait être mise en parallèle avec ce que disent aujourd’hui les sionistes sur l’Etat palestinien, et ainsi de suite. Ce sont des détails, l’essentiel était le fait qu’ils aient un modèle, qui était celui du nationalisme de l’Europe centrale, et tout particulièrement de l’Empire autrichien. Disons, pour préciser, les pays qui étaient situés entre les Allemands et les Russes. C’est d’eux qu’on s’inspirait surtout.

Ils ont emprunté au modèle la référence aux droits historiques. Réfléchissez au fait que le nationalisme français n’était pas tellement obsédé par les droits historiques, mais par d’autres considérations. Le nationalisme français procède en grande partie en évoquant le droit de plébiscite. Les dernières provinces annexées à la France, Nice et la Savoie, le furent par plébiscite. Honnête ou malhonnête — et je pense que dans ce cas il était plutôt honnête —, mais plébiscite il y avait. Quand, par contre, l’Alsace et la Lorraine furent annexées dix ans plus tard par l’Allemagne, il ne pouvait y avoir de plébiscite. Le peuple d’Alsace et de Lorraine ne voulait pas être annexé. Leurs représentants élus au Reichstag du IIe Reich répétaient sans cesse qu’ils ne voulaient pas faire partie de l’Empire allemand. Alors on eut recours aux droits historiques sur un territoire « allemand ». Chaque nationalité de l’Europe centrale avait recours au même procédé de droits historiques. Les Tchèques du temps de Herzl ne disaient pas qu’ils voulaient régner sur le territoire où la langue tchèque était parlée, où vivaient les Tchèques. Us évoquaient les droits historiques de la couronne de saint Venceslas, et ils demandaient les territoires de la Bohême, de la Moravie et de la Silésie autrichienne, qui étaient vraiment tchèques trois cents ou deux cent cinquante ans auparavant. Les Hongrois ou Magyars évoquaient de même les droits de la couronne de saint Stéphane ; les Roumains, qui étaient oppressés par eux, ne revendiquaient pas les droits nationaux comme nous le comprenons, basés sur la réalité d’un peuple et d’une langue, mais se référaient à une entité partiellement imaginaire de Moldavie ou de Valachie du xve siècle. De mes souvenirs de six ans en Pologne je me rappelle que le peuple polonais se référait à la Pologne entre les deux mers, à savoir la mer Baltique et la mer Noire.

Continuité du sionisme et du kibboutz

Le sionisme, à mon avis, depuis le début jusqu’aux temps présents, est une continuation de cette tendance nationaliste, et cela est démontré par le fait que même la variante la plus modérée du sionisme ne renonce pas à l’idée de la Terre d’Israël — Eretz Israël. Même Ben Gourion, qui était un modéré parmi les sionistes, définissait la Terre d’Israël comme s’étendant jusqu’à Homs, précisément Homs, parce que ses recherches lui auraient prouvé que Homs est la ville Hamath des temps bibliques. Peu importe si cela est vrai ou faux ; c’est ainsi qu’il s’est exprimé. Et puisqu’il était modéré, il ajoutait : nous allons procéder avec modération, et nous y arriverons, peut-être dans deux cents ans seulement, mais Homs nous appartiendra. Le compromis est sur le laps de temps. Je peux citer beaucoup d’autres exemples du même genre. Même quand il était dans une situation de faiblesse, en 1937, il disait : la Terre d’Israël est composée de cinq parties — la Palestine du mandat, la Transjordanie, le sud du Liban, le sud de la Syrie et le Sinaï. Je pense donc que le sionisme, beaucoup plus que bien d’autres mouvements nationalistes, contient dès ses débuts ce qui reste l’essentiel, à savoir l’idée nationaliste de droits historiques sur un morceau de territoire qui appartenait à ce groupe particulier dans sa période d’expansion maximale. C’est ça qui caractérise les mouvements de l’Europe centrale : chaque groupe demandait le maximum de sa période de plus grande expansion. Les nationalistes français les plus extrémistes ne réclament pas Hambourg parce que la ville fut française durant trois ans sous Napoléon ; ou l’Illyrie, ou Trieste.

Sur le kibboutz et les remarques d’EIi à ce sujet, je pense que là aussi la nature du kibboutz est restée la même depuis ses débuts jusqu’à nos jours. Mon opinion est le résultat d’un dépouillement très fouillé des documents sionistes. Vous pouvez consulter le premier volume du Livre de la Hagana, histoire de la lutte armée autour de l’implantation sioniste en Israël, et lire ce qu’on y raconte sur les kibboutzim à leurs tout débuts, avant même la Première Guerre mondiale, à partir de 1909. L’idée est dès le début dans ce qu’on appelait à l’époque « Kibboush Hakarka », la conquête de la terre, dans le sens le plus terrien et organique du terme. Même les pacifistes parmi eux, comme A. D. Gordon, qui vécut dans le premier kibboutz, D’gania, et qui était plus ou moins pacifiste, disait cela. Gordon quant à lui pensait que la conquête de la terre par le travail — le travail juif exclusif — serait plus effective que la conquête militaire, mais toujours il y avait cette folie que la terre doit être conquise. Il n’est pas vrai que la terre doit être conquise.

Le « problème juif » n’existe pas, ou alors il est sans solution

Et maintenant sur le problème juif, qui nous ramène aussi à la question du début, le « pourquoi » d’Eli. Je ne crois pas à vrai dire qu’un problème juif, dans le propre sens du mot, existe. Je ne peux pas admettre que les êtres humains constituent un problème. Ils sont opprimés, individuellement ou en groupe, des torts sont faits par les uns aux autres, mais je n’admettrai pas en principe qu’ils constituent un problème ; ou, dans l’alternative, si un problème existe il ne sera jamais résolu. Deux personnes auront toujours un problème, par définition. Ils ne peuvent pas, comme dans Le Banquet de Platon, se confondre l’un dans l’autre. Dans le dialogue de Platon, un des participants, je crois que c’est Aristophane, propose un mythe de l’amour selon lequel l’amour a pour origine la tentative des amants de se confondre l’un dans l’autre, car ils constituaient une unité à l’origine, et pour les punir le dieu Zeus les a coupés en deux. Alors, puisque les gens ne peuvent pas se confondre l’un dans l’autre, vous savez par définition que deux personnes, en dépit du plus grand amour, seront dans ce monde matériel, qui s’oppose à celui des Idées pour Platon, un problème l’une pour l’autre, au moins dans une certaine mesure. Mais c’est là une chose qui doit être acceptée ; c’est pourquoi il y a la justice, afin que les problèmes soient minimisés. En ce sens il n’y a pas de problème juif, il y a que les gens ne se comportent pas de façon rationnelle et oppriment les minorités. Le racisme risque toujours de renaître sous une forme ou une autre. Mais je ne peux admettre à aucun instant qu’un problème juif spécifique existe, qui soit différent de celui des Arméniens ou des Kurdes de nos jours, ou de celui de huguenots en France au XVIIe siècle. On peut citer d’autres « problèmes » de minorités qui sont â la fois enviées, craintes et faibles. Après tout, le nombre des Juifs dans le monde est restreint. Donc, soit qu’il n’y a pas de problème juif, ou dans l’alternative, il ne sera jamais résolu — comme pour n’importe quel autre groupe : il n’y a pas de « problème arménien »…

Maxime Rodinson. — Mais il y en a un…

Israël Shahak. — Si on pense en termes rationnels il ne devrait pas en exister, en pratique il y en aura toujours. J’essaie de ne jamais oublier l’idéal. Si les gens se comportaient de façon rationnelle il n’y aurait pas de problème arménien, mais puisque les gens ne se comporteront jamais de façon complètement rationnelle, le problème arménien et le problème juif de minorités seront éternels…

Eli Lobel. — Sauf dans un cas, si les Juifs ne constituaient plus une entité socio-économique séparée… Une religion, un héritage culturel, oui, mais pas une entité socio-économique…

Maxime Rodinson. — Ou s’ils deviennent majoritaires…

Eli Lobel. — Ou simplement s’intègrent dans la majorité. Je n’émets pas de jugement moral, mais j’essaie de faire une analyse historique. Après tout, la question huguenotte ne se pose plus en France. Si les Juifs aux États-Unis deviennent partie de la communauté blanche, il y restera certes d’autres problèmes, celui des noirs ou Afro-Américains, mais le problème juif disparaîtra.

Israël Shahak. — D’accord, mais cela n’a pas d’importance à mes yeux, en dehors des termes techniques de l’analyse. Nous pouvons dire aux sionistes la chose suivante : en créant un Etat sioniste vous avez cherché à tirer les Juifs d’une situation dangereuse ; vous avez dit que les Juifs se défendront quand ils auront des armes, dans leur Etat. La vérité c’est que les Juifs vivant dans l’Etat juif sont exposés au plus grand danger physique, à en juger sur des critères rationnels.

Eli Lobel. — Oui, c’est très vrai, je dirais même : malheureusement, c’est très vrai. Et c’est précisément pourquoi je pense que nous devons faire une analyse historique, examiner les motivations et le rôle du sionisme à ses débuts, et voir ce qu’il en est advenu aujourd’hui.

La conception matérialiste de la question juive

D’accord, le sionisme — et le mouvement des kïbboutzim comme fer de lance de celui-ci — avait depuis toujours la même nature profonde dans sa forme de réalisation pratique en Palestine : la conquête de la terre — « Kibboush Hakarka » — au service du nationalisme juif, invoquant des droits historiques, réels ou imaginaires. Je crois que nous sommes d’accord qu’il importe peu de savoir s’ils étaient réels ou imaginaires…

Israël Shahak. — La plupart des droits historiques sont imaginaires, de toutes les façons…

Eli Lobel. — Parfait. Mais le changement intervenu se situe à un autre niveau. Quand je pose la question du « pourquoi le sionisme », je me demande pourquoi le sionisme est intervenu à ce moment précis. Maxime Rodinson a très justement souligné que d’autres projets sionistes, même propagés par des penseurs chrétiens, ont existé bien avant le sionisme politique de Herzl et Nordau. Cela est important pour comprendre quelles étaient les forces derrière le sionisme, en comparaison à la situation actuelle.

Il faut tout d’abord souligner que le sionisme a puisé ses forces dans la situation des communautés juives en Europe. Il a percé vers des réalisations concrètes à partir d’une question réelle qui se posait pour ces communautés, dont la situation est devenue branlante. Donc, à mon avis, il existait un facteur intérieur juif, qui était un élément de force primordial. C’est cela que les Palestiniens ne comprennent pas le plus souvent ; ils ont tendance à ne voir dans l’entreprise sioniste rien d’autre qu’un moyen de pénétration de l’impérialisme occidental. Or, ce n’était pas uniquement cela. Cette incompréhension fondamentale a ses prolongements dans une sous-estimation de la virulence de l’idéologie sioniste de la période actuelle.

Il me semble indéniable que le sionisme a été perçu par la majorité des gens qui y ont adhéré comme une réponse possible aux persécutions auxquelles ils étaient exposés. Ce fut le cas dans les endroits où le mouvement sioniste recrutait le gros de ses troupes — pas forcément les dirigeants —, à savoir les communautés juives de l’Europe centrale. Ces dernières étaient caractérisées par le fait qu’il s’agissait de grandes concentrations juives, où une sorte de vie nationale existait, et sur lesquelles s’abattit une nouvelle vague de persécutions antisémites d’une grande violence. La montée du sionisme politique est contemporaine des pogroms (mot russe, de po, « entièrement », et gromit, « détruire », dit le Robert) déclenchés à partir des années 1870 en Roumanie, dans la Russie tsariste et d’autres pays de l’Europe centrale.

De nouveau je pose la question « pourquoi » : pourquoi ces pogroms à cette période, dans ces endroits ? En posant cette question spécifique, je n’ignore nullement le fait que des persécutions de minorités existaient avant, existent toujours, contre toutes sortes de minorités. Ici, pour répondre à la question spécifique, je suis l’analyse magistrale d’Abraham Léon exposée dans son ouvrage La Conception matérialiste de la question juive. Il dit : les Juifs constituaient, pratiquement depuis toujours dans la Diaspora, un peuple-classe qui remplissait un rôle socio-économique déterminé en tant qu’intermédiaire. Et c’est à partir du moment où leur base socio-économique leur échappe, où ils sont contestés par les forces nationales montantes, en l’occurrence les bourgeoisies locales, que la question juive éclate sous sa forme violente.

Quelle était la « réplique » juive ? Il y avait d’une part une forte migration des villages vers les villes, donc davantage de concentration, et aussi une plus forte différenciation des classes. Mais plus important encore était le phénomène d’émigration, vers l’Europe occidentale et surtout les États-Unis, le reste du continent américain, l’Afrique du Sud… et la Palestine. Selon les chiffres donnés pas Léon, environ 3,5 millions de Juifs ont quitté l’Europe de l’Est entre 1880 et 1914, sur une population juive totale d’environ 6,5 millions dans les pays de départ (la population juive dans ces pays n’a pratiquement pas diminué à cause de la natalité élevée). Le sionisme politique s’est greffé sur ce vaste courant de persécution et d’émigration. La majorité des émigrés s’est dirigée vers les pays de l’Ouest, et seulement une toute petite population est allée en Palestine, qui comptait une population juive de 85 000 en 1914. Mais l’emprise idéologique du nationalisme juif, exprimé à travers le sionisme, était plus forte que ne le laisse supposer le chiffre d’émigration vers la Palestine. Peu importe, l’essentiel c’est que le nationalisme juif sioniste a pris naissance à partir d’un problème réel qui existait à l’époque. Le sionisme n’a pas résolu le problème, il s’en faut de beaucoup, il l’a déplacé et recréé ailleurs — mais il a eu quand même une base réelle. Les autres facteurs qui ont contribué à sa naissance étaient, d’une part, le climat nationaliste qui prédominait en Europe centrale et auquel le sionisme a t’ait de larges emprunts idéologiques — comme l’a si justement souligné Israël Shahak — et, d’autre part, le fait qu’il s’insérait parfaitement dans le courant d’expansion colonialiste du capitalisme développé. Les migrations juives après la révolution de 1917 et ensuite la fuite des Juifs avec la montée du nazisme en Allemagne ont encore renforcé — et pour beaucoup de gens justifié — le sionisme. En 1948, à la naissance de l’Etat d’Israël, 650 000 Juifs étaient installés dans le pays. De nouveau, les chiffres ne traduisent pas fidèlement la force idéologique que représentait à ce moment l’idéologie sioniste parmi les communautés juives.

Je pose maintenant la question complémentaire, toujours fidèle à ma ligne d’analyse des changements intervenus au cours de l’évolution historique : en est-il de même aujourd’hui pour le sionisme, à savoir repose-t-il sur la base réelle d’un problème — disons même d’une situation catastrophique — auquel ont à faire face les diverses communautés juives dans le monde ? Ma réponse est non, un non catégorique. Je vais même plus loin : c’est le sionisme qui est aujourd’hui en train de recréer et de réactiver le problème juif partout dans le monde. Je pense, en effet, que la base objective pour l’absorption du problème juif existe aujourd’hui ; les Juifs ne remplissent plus le rôle socio-économique qui était leur spécificité et qui maintenait leur séparatisme. On objecte parfois, suivant en cela les théories de Borokhov, que la structure des classes à l’intérieur des communautés juives dans les divers pays (en dehors d’Israël) est restée toujours la même, celle d’une classe moyenne. Par exemple, 80 % de la population juive aux États-Unis appartiendraient aux classes moyennes ; autre chiffre souvent mentionné : environ 70 % des Juifs en U.R.S.S. auraient fait des études secondaires et supérieures, contre une moyenne nationale d’environ 30 %. Mais là n’est pas la question ; il y aurait eu un problème si 80 % de la classe moyenne aux États-Unis avaient été composés de Juifs, ou si 70 % des diplômés du secondaire et du supérieur étaient des Juifs. Ce n’est pas le cas, et il est inconcevable que cela le soit à l’avenir. Les communautés juives dans le monde ne sont plus dans la situation d’un peuple-classe, car les Juifs ne détiennent plus le monopole ou le quasi-monopole d’un secteur socio-économique important.

Ainsi, c’est lorsqu’il existe une base objective pour l’absorption du problème juif qu’il est ranimé par le sionisme, par l’identification d’une grande partie des masses juives avec l’Etat d’Israël, par l’image qui est créée du Juif allié inconditionnel de l’impérialisme américain. C’est un danger pour les communautés juives, et qui donne une dimension supplémentaire à la lutte anti-sioniste. Mon insistance sur l’analyse des changements intervenus au cours de la brève histoire du sionisme se rapporte à ce renversement du rôle du sionisme, et non point à l’altération éventuelle de l’idéal sioniste, qui lui effectivement est resté le même (On consultera sur ce point la discussion « Sur la conception matérialiste’ de la question juive », Israc, n° 5, 1971).

Il faudrait aussi analyser les modifications intervenues dans la société israélienne, non sans relation avec le changement du rôle sioniste sur l’échiquier mondial, mais pas uniquement en fonction de celui-ci. Je pourrais y revenir plus tard. Il serait peut-être préférable que Maxime Rodinson donne maintenant son avis sur les sujets déjà évoqués.

La question juive — cas particulier du problème général des minorités

Maxime Rodinson. — Je suis d’accord avec Eli sur la question du « pourquoi ». Bien sûr, si on aborde le sujet sous l’angle métaphysique, si l’on prétend rechercher quelle est l’essence d’un phénomène ou quelque chose de ce genre, la question n’a pas de sens. Mais si on exprime ainsi des objectifs plus modestes, la question trouve un sens. Par exemple, quel était le but de ceux qui ont formulé le projet sioniste ? Le danger existe alors de l’exprimer de nouveau en termes métaphysiques ou « conspiratifs », ce qui revient au même. Je veux dire en ayant recours a des explications par les forces qui se profilaient derrière le projet ; ce type d’explication a toujours été une tentation pour les marxistes, et même je crois déjà pour Marx lui-même. Il est intéressant d’étudier non seulement le fait que, depuis Weizmann jusqu’à nos jours, et peut-être même depuis Herzl, le sionisme a gardé des traits permanents — comme cette pratique du double jeu —, mais aussi pourquoi il les a acquis et gardés.

Maintenant, sur la question juive. En un sens, il est exact de dire que celle-ci n’existe pas autrement que comme un cas particulier du problème général des minorités. Mais, dans ce contexte général, elle existe bel et bien, aussi longtemps que les persécutions et discriminations sont une réalité. Parmi les Juifs, on réduit souvent l’histoire juive à peu près à celle des persécutions. Dans leur approche théorique, les chrétiens disent la même chose : les Juifs, par définition, doivent être persécutés. Jadis, les chrétiens considéraient cela comme une bonne chose, aujourd’hui beaucoup considèrent ce destin comme déplorable, pitoyable, etc. Dans la mesure où c’est vrai, la raison de ce destin n’a rien de métaphysique. Cela vient du fait que les Juifs formaient des minorités la plupart du temps. D’ailleurs, les Juifs persécutaient tout aussi bien quand ils le pouvaient, exceptionnellement. Prenons le cas, sur lequel peu de chose est connu, du royaume juif dans l’Arabie du Sud au cours des V et vie siècles, le royaume de Dhou Nowas, qui est maintenant un héros national au Sud-Yémen. Les Juifs étaient à ce moment peut-être en majorité au Yémen et en tout cas, ils y détenaient le pouvoir. Aussi ont-ils persécuté les chrétiens. C’était dans l’ordre des choses, et il ne faut pas en vouloir aux Juifs pour cela…

Israël Shahak. — Il y a d’autres exemples, peut-être plus parlants. Les Juifs ont toujours persécuté les Karaïtes, qui étaient en minorité. Ils avaient évoqué contre les Karaïtes les mêmes arguments que les chrétiens utilisaient contre eux-mêmes. L’analogie dans ce cas est réellement très frappante. Les justifications pour la persécution étaient les mêmes : vous êtes le peuple hérétique, sous l’influence de ceci et cela, et nous sommes la majorité. Et comme nous sommes la majorité vous n’avez pas de droits.

Maxime Rodinson. — C’était parfaitement naturel. Nous pouvons trouver cela aussi chez les ancêtres spirituels du sionisme, les protestants au xvie siècle. Castellion fut très choqué quand Calvin fit brûler Michel Servet ; les protestants eux-mêmes, quelques années auparavant, n’avaient-ils pas été brûlés par les catholiques ? Cette polémique de Castellion contre Calvin est encore à lire avec profit.

Je suis en gros d’accord avec ce qu’a dit Eli sur le rapport entre le sionisme et les communautés juives. Certains Juifs commencent à sentir que l’Etat d’Israël est un facteur d’insécurité. Je viens de lire un article rédigé par Andér Neher et sa femme dans Information juive de janvier 1974, au retour d’un voyage en Israël. Ils disent en substance : nous avons toujours pensé que l’Etat d’Israël et le sionisme mettraient fin aux souffrances du peuple juif, mais on s’aperçoit maintenant que ce n’est pas le cas, que ce n’est pas la fin de l’antisémitisme, entre autres choses.

Pour ce qui est de la notion de peuple-classe, j’ai déjà eu l’occasion de critiquer la théorie d’Abraham Léon. Je la trouve trop absolue et schématique, mais je ne nie pas que, pour certaines périodes de l’histoire juive, il y ait des éléments de vérité dans les vues de Léon. Seulement il en a trop élargi la portée dans le temps et l’espace, de sorte qu’on aboutit à une vision presque métaphysique en un sens. Elle est très commode pour les marxistes qui réduisent toujours tout à la lutte des classes. Certes, la lutte des classes existe, c’est un phénomène d’une importance capitale, mais il n’y a pas que cela ; son importance varie selon les périodes. La lutte des ethnies, des nations, des sociétés globales est aussi très importante et l’emporte souvent sur la lutte de classes.

Le mythe du Juif et du non-Juif

Israël Shahak. — Je dois dire que je ne suis pas d’accord avec l’idée que le sionisme était une réponse, même de façon détournée, aux vrais problèmes des Juifs en Europe de l’Est. Je dirai deux choses sur ce point. D’abord, l’émigration vers les États-Unis, l’Argentine, l’Afrique du Sud, etc., suffisait pour répondre aux besoins. Personne ne craignait, autour des années 1900, que les Juifs risquent d’être persécutés aux États-Unis. Ensuite, l’œuvre sioniste consistait à créer un mythe, celui du Juif et du non-Juif, qui ne correspond en rien a la réalité. Il y a tout un fossé entre l’idée que des minorités risquent d’être persécutées, plus ou moins selon les circonstances — davantage s’il y a un élément de classe (en quoi je suis d’accord avec Maxime Rodinson), dans une moindre mesure quand celui-ci se manifeste moins, comme c’est le cas actuellement aux États-Unis — et la conception sioniste qui se résume comme suit : chaque non-Juif est au fond un antisémite et le deviendra activement à l’instant où les Juifs s’installeront parmi eux. C’est vraiment l’essence du sionisme. L’opposition ne serait pas entre minorités et majorités, entre groupes divers et ainsi de suite, mais le monde est divisé entre Juifs et non-Juifs. Il s’ensuit que les Juifs doivent avoir un Etat juif, qui doit être une entité tout à fait différente d’un Etat non juif. Ici intervient aussi toute la discussion autour du critère de « qui est juif », l’idée que l’Etat est juif et n’appartient pas à ses habitants, et qu’Israël n’est d’aucune manière l’Etat des Israéliens, comme la France est celui des Français, etc. C’est pourquoi le sionisme est pour moi une sorte de mythe, qui n’a jamais correspondu à aucun besoin pratique des Juifs, pas plus dans le passé que de nos jours.

Mais un mythe peut revêtir de l’importance et tromper beaucoup de gens quand il se nourrit de causes extérieures. Un aspect pertinent dans ce sens est l’utilisation faite par les sionistes de deux faits : Hitler, les persécutions chrétiennes. Les sionistes considèrent Hitler comme l’incarnation de l’humanité non juive. Et ils considèrent que le monde entier est coupable au même titre que les nazis d’Auschwitz et des autres crimes d’Hitler. Il ne leur vient pas à l’esprit que Hitler a aussi massacré des millions d’êtres humains parmi d’autres peuples. Pour un sioniste les crimes d’Hitler sont des crimes contre les Juifs, sans qu’il voie les crimes contre d’autres êtres humains innocents. Avec la même logique, on peut dire que, si les Chinois sont coupables des crimes d’Hitler, les Juifs sont coupables de tous les autres crimes humains ; les Juifs seraient alors coupables des 100 millions d’Africains qui auraient péri lors du transbordement pendant la période du trafic d’esclaves. Je n’assure pas, à ce propos, que le chiffre est exact, mais certainement des dizaines de millions sont morts, et si l’humanité tout entière est responsable des crimes d’Hitler, nous, en tant que blancs sommes aussi responsables des crimes contre les noirs. Mais ce corollaire de leur propre logique n’est pas accepté par les sionistes. On préconise une responsabilité collective pour les non-Juifs, et une responsabilité individuelle pour les Juifs.

Il en est de même pour l’autre fait exploité : la responsabilité commune et héréditaire de tous les chrétiens pour les persécutions chrétiennes. Je n’accepte pas la notion de responsabilité collective ou héréditaire. Mais si une telle chose existe, les Juifs sont également coupables de l’extermination des Cananéens ou des persécutions de Dhou Nowâs, et ainsi de suite. Ici on se heurte de nouveau à la différence qu’on fait entre les Juifs et les non-Juifs, avec deux normes : l’une pour les non-Juifs, tout étant bon pour les combattre, et une autre pour les Juifs, pour lesquels on n’admet rien d’autre que la responsabilité individuelle. Dans le même sens, on peut se demander comment il se fait que les calvinistes de Genève aient éprouvé le besoin de se dissocier du crime de Calvin qui fit exécuter Michel Servet, et ils ont érigé une colonne expiatoire pour signifier qu’ils regrettaient cet acte. Non point parce qu’ils en avaient hérité la responsabilité, mais en tant que symbole éducatif. Pouvez-vous imaginer un sioniste, même le plus à gauche, ériger une colonne expiatoire sur le site de Deir Yassin ?

Le danger sioniste pour les Juifs

Je terminerai par le danger que représente le sionisme, parce que je pense aussi que le sionisme constitue un danger pour les Juifs. A mes yeux, il ne s’agit pas d’une intensification du problème juif, mais le sionisme peut faire des Juifs partout au monde un foyer de réaction, des valets de la réaction, quelle que soit leur appartenance de classe. Cela est particulièrement évident aux États-Unis pendant ces sept dernières années, où les Juifs qui auraient normalement appuyé les luttes progressistes — et avant la guerre de 1967 ils l’avaient souvent fait — sont arrêtés maintenant par le raisonnement suivant, que beaucoup parmi eux acceptent : puisque vous êtes des Juifs, vous devez appuyer non seulement Israël, mais aussi les amis d’Israël, même si les amis d’Israël sont de plus en plus réactionnaires. Voici comme exemple un article récent sur le Portugal, paru dans le quotidien israélien Yedioth Ahronoth et écrit par un journaliste sioniste qui interviewe des Juifs portugais sur leur réaction à la révolution du 25 avril 1974. Dans leurs réponses ils font intervenir deux considérations : d’abord, il existe un danger pour Israël. Qu’adviendra-t-il d’Israël lors de la prochaine guerre ? Il se pourrait que le Portugal ne permette plus le passage des armes U.S. pour Israël (le Portugal, et en particulier les Açores, servait d’escale lors du pont aérien américain pendant la guerre d’Octobre 1973). Ensuite, ils ajoutent immédiatement : il y a aussi un danger pour nous, Juifs portugais. Nous étions des commerçants, des industriels. Le régime du type Salazar-Caetano nous a soutenus, et nous devons évaluer la situation en premier lieu avec des yeux juifs, c’est pourquoi nous regrettons le régime renversé. Tout ça est publié en Israël, et tout le monde applaudit.

Ici nous avons un danger réel. Les Juifs risquent de ressembler aux catholiques du XVIe siècle. Tous les catholiques partout dans le monde devenaient sur le plan pratique des agents de l’impérialisme de la maison de Habsbourg. Le phénomène est très apparent en France, avec la Ligue et le duc de Guise, qui appuyèrent même les positions de l’Espagne, allant par là à l’encontre non seulement des intérêts de la France, mais aussi de leurs propres intérêts en tant que catholiques français. Il y a des phénomènes analogues dans l’histoire du protestantisme et d’autres groupes là où ils étaient minoritaires. Le danger pour les Juifs — a fortiori dans le cas d’une guerre du pétrole qui sera une guerre entre le monde industrialisé et les nations du tiers monde, si une telle guerre effectivement éclate, risquant de devenir dix mille fois plus destructrice que la guerre du Vietnam —, c’est que nous, les Juifs, pourrions servir comme agents recruteurs pour la cause de la réaction. Je mentionnerai sur ce point un parallèle qui m’a très frappé, tiré de l’Histoire de la philosophie de Bertrand Russel. Parlant de saint François d’Assise, qu’il décrit en termes fort sympathiques, il en vient ensuite à raconter en deux paragraphes ce qu’il est advenu des Franciscains après la mort du fondateur. Il dit que la suite aurait donné la plus grande satisfaction à Satan s’il avait existé, parce que dans de nombreux pays les Franciscains avaient dirigé l’Inquisition, et dans d’autres ils y avaient aidé les Dominicains. Nous, les Juifs, ou une majorité parmi nous, courons le danger de servir comme troupes de choc de la réaction mondiale.

Eli Lobél. — Il y a des analogies à cette situation dans l’histoire des Juifs eux-mêmes. La tragédie des Juifs en Europe centrale fut d’avoir été souvent les alliés des forces réactionnaires, et cela de par leur situation socio-économique objective. Ils étaient les alliés de fait de l’aristocratie terrienne, qu’ils servaient comme intermédiaires, et qui se heurtait à la bourgeoisie nationale montante et, aux moments de crise surtout, à la colère populaire. Et même quand ce n’était plus le cas dans la réalité des faits, comme pour l’Allemagne hitlérienne, le Juif restait encore comme tel dans l’image populaire. Il y avait le « bon prince » ou le « bon aristocrate », qui, s’il savait seulement aurait tout partagé avec les pauvres paysans affamés, mais son intermédiaire — le Juif — lui cachait la vérité. Il est frappant parfois de constater l’analogie de raisonnement dans la démarche des gens qui espèrent que les Américains vont instaurer la paix au Proche-Orient : si les Américains comprenaient seulement qui sont leurs véritables alliés, ils ramèneraient Israël à des positions plus modérées. Alors que le conflit est entre l’impérialisme occidental — États-Unis en tête — et les forces montantes du tiers monde.

[voir l’article suivant : Revue des livres (1) : S. Friedlander, M. Hussein, Arabes et Israéliens — par E.L. (Eli Lobel)]