Arabes et Israéliens exposent leurs thèses pour ou contre l’établissement d’un État palestinien dans les territoires qu’Israël sera éventuellement forcé d’évacuer. Avec les Palestiniens, c’est toute la stratégie révolutionnaire du Mashrek (Proche-Orient arabe) qui est débattue. Déjà, serons-nous tentés de dire, et l’étude des textes ci-après convaincra les lecteurs, cette convergence recèle la profondeur du « drame » palestinien : son présent et son avenir sont étroitement liés à celui du Mashrek, dont Israël fait partie.

Sur quoi portent les divergences ?

Pour commencer, l’appréciation diffère sur la signification de la guerre d’Octobre. Pour les partisans de la création d’un État palestinien dans les territoires libérés, la guerre d’Octobre est considérée comme une rupture profonde, l’introduction d’un nouveau rapport des forces, plus équilibré qu’il ne l’était auparavant, qui permet d’envisager la réalisation partielle du droit d’autodétermination du peuple palestinien arabe, dans les territoires palestiniens qui sont toujours habités par eux. Les adversaires d’un règlement politique (partisans du « front du refus » arabe, ou les autres adversaires, dont les motivations sont différentes, comme c’est le cas des trotskystes arabes et israéliens de la tendance IVe Internationale, par exemple) estiment que le rapport des forces après octobre 1973 est défavorable aux Palestiniens et au camp révolutionnaire du Mashrek. Tout règlement politique dans ces conditions, serait une capitulation. Les uns — « front du refus » arabe — parlent surtout de la trahison de la direction de l’O.L.P., déclenchée ou facilitée par la guerre d’Octobre, alléchée par la fascination de disposer enfin d’un certain pouvoir étatique, etc. Les autres, les trotskystes, y voient une suite à la précédente guerre : juin 1967 a vu la défaite des bourgeoisies, petite bourgeoisie et autres régimes bonapartistes du Mashrek ; le déséquilibre en faveur d’Israël était trop important et ne permettait pas d’arriver à un règlement ; octobre 1973 l’a rétabli, mais uniquement en faveur d’un règlement chapeauté par l’impérialisme U.S., auquel l’U.R.S.S. ne peut pas s’opposer.

Ici on arrive au deuxième point de divergence, qui s’ensuit logiquement : le poids respectif des grandes puissances, surtout des États-Unis, et la stratégie à adopter en face d’une situation considérée par les deux côtés comme étant caractérisée par un renforcement de l’hégémonie nord-américaine. Dès lors, pour les adversaires du règlement il faut s’opposer à toute négociation qui aurait pour unique but d’asseoir un nouveau statu quo pro-américain. Ou encore, et c’est la même idée, exprimée par le « front du refus » : la négociation projetée conduira à un règlement que la communauté internationale considère d’ores et déjà comme devant être définitif ; et puis, cette négociation équivaut à une reconnaissance de l’entité sioniste, restant sioniste, avec des frontières reconnues et garanties par les pays arabes et les puissances étrangères. La convergence des divers adversaires du règlement est le fait même d’envisager un règlement à l’heure actuelle : trahison de l’objectif visant à créer un État démocratique multiconfessionnel sur toute la Palestine, pour le F.P.L.P. et le F.P.L.P.-commandement général, qui estiment que l’étape actuelle envisagée par la direction de l’O.L.P. ne peut être que néfaste ; abandon du rôle d’aiguillon révolutionnaire du Mashrek rempli par la résistance palestinienne, à un moment où l’impérialisme américain consolide ses positions — selon les trotskystes.

Les partisans du règlement ont une position plus nuancée : oui, il y a renforcement de la pénétration nord-américaine, mais l’impérialisme et les régimes au pouvoir ne peuvent pas résoudre les problèmes fondamentaux de la région, et le règlement éventuel ne saurait être un facteur de stabilisation. Dès lors, c’est la lutte des classes et la dynamique populaire qui reprendront sur une base plus large. Le fait même qu’un règlement négocié est possible, ce qui ne signifie pas qu’il interviendra réellement, permet d’envisager la prochaine phase de la lutte anti-impérialiste sur une base plus internationaliste. Le règlement éventuel consacre une phase de la lutte palestinienne et mashrékienne ; s’il intervient, et il ne pourrait voir le jour sans qu’il y ait reconnaissance des droits palestiniens et établissement d’une autorité nationale palestinienne, ce ne serait pas un arrangement octroyé et manigancé — comme cela eût été le cas avant octobre 1973 —, mais imposé par la lutte et compris comme tel par les masses. (M. Hussein, dans sa partie du dialogue — Arabes et Israéliens. Un premier dialogue — est sur une position semblable… Voir la « Revue des livres », dans ce même numéro de Khamsin.) Qui plus est, la constitution d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza sera une défaite majeure pour les deux forces locales les plus directement concernés : Israël et la Jordanie. On le voit bien, les partisans du règlement misent sur la nouvelle dynamique déclenchée par le règlement éventuel, à la condition que soit envisagée la création d’un État palestinien indépendant, et notamment armé, aussi indépendant que puisse l’être une partie isolée du Mashrek. Peu importe alors que certains régimes arabes sortent renforcés, momentanément, et que les grandes puissances, et notamment les États-Unis, puissent asseoir leur emprise sur un statu quo qui n’en est pas un.

Qui dit lutte des classes dit « classes », et doit avoir une estimation de la force respective des classes en présence. Ici nous sommes de nouveau en face d’appréciations divergentes, mais aux contours plus flous. Parmi les partisans du règlement éventuel, on trouve une appréciation très nette dans le document de l’Alliance communiste révolutionnaire — Maavak : la guerre du pétrole et la guerre d’Octobre ont démontré que les bourgeoisies nationales arabes sont une réalité vivante, avec du « jeu historique » devant elles, pouvant engager un certain processus d’industrialisation et de prolétarisation ; la révolution socialiste mashrékienne n’est pas à l’ordre du jour dans l’immédiat, cependant que le renforcement de la lutte des classes et la réorganisation à une échelle de masse des forces révolutionnaires est la tâche immédiate. Le règlement éventuel dégagera les forces révolutionnaires dans cette direction. Le Matzpen n’est pas loin de cette position, mais, comme à son habitude, il est plus prudent : les bourgeoisies nationales sont devenues un facteur plus dynamique, mais elles ne peuvent pas résoudre les véritables problèmes.

Donc, la dynamique révolutionnaire sera rapidement au rendez-vous de l’histoire. Fuad Faris, qui, dans son article « Un État palestinien ? », appuie la revendication d’une autorité palestinienne nationale en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, présente une analyse subtile, où l’accent n’est pas mis sur la force des classes en présence au Mashrek, mais sur la lutte, ou plus exactement sur l’affrontement entre les masses et les classes au pouvoir. Or, la cause palestinienne est un élément de la mobilisation des niasses, sans laquelle les régimes arabes consommeront la trahison dans une alliance avec l’impérialisme. Donc, pour préserver la révolution palestinienne et l’élan des forces révolutionnaires du Mashrek, tout doit être fait pour sauvegarder le mouvement de résistance palestinienne, et cela exige, seule voie possible, que l’O.L.P. avance le mot d’ordre de droit d’autodétermination pour les Palestiniens de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Un tel État palestinien, s’il voit le jour, doit être indépendant et disposer de sa propre force armée, et il sera alors un facteur de dé-stabilité dans la région. L’essentiel ici, et l’argument est de poids à notre avis, c’est qu’il s’agit d’un mot d’ordre, et que par ailleurs, à défaut d’une mobilisation des masses autour de ce mot d’ordre, l’impérialisme américain, renforcé dans ses positions au Moyen-Orient, et les régimes arabes au pouvoir, renforcés eux aussi après la guerre d’Octobre, risquent effectivement d’arriver à un règlement plus définitif, sur le dos et au détriment du peuple palestinien et de ses organisations. Du point de vue qui nous intéresse ici, il y aurait, selon Fuad Faris, un renforcement de là position des classes au pouvoir.

Du côté des adversaires du règlement, les choses ne sont pas nettes. Dans les textes très sommaires présentés ci-après — ce n’est pas notre faute si nous ne disposions pas de documents plus fouillés —, la question n’est pas abordée clairement, en dehors d’une dénonciation de la classe bourgeoise palestinienne, qui, elle, aurait repris du poil de la bête. Mais, par le biais, on peut déduire logiquement que le « front du refus » considère que les régimes et classes réactionnaires sortent renforcés de l’épreuve de la guerre d’Octobre. Autrement, comment interpréter cette insistance sur le fait que la négociation en vue a pour objectif de régler définitivement la question palestinienne, et que la conjoncture régionale et internationale est défavorable aux forces révolutionnaires ? Un vent amer de lutte dure et à très long terme souffle sur leurs déclarations. Nous ne pouvons pas dire davantage. Les trotskystes de la tendance IVe Internationale, adversaires du règlement négocié dans la conjoncture présente, sont plus prolifiques sur ce point, mais leur analyse est singulièrement abstraite et détachée de la réalité. Ils affirment que les bourgeoisies et petites bourgeoisies arabes n’ont plus de rôle historique à jouer, n’ont jamais pu en avoir, que la guerre d’Octobre a été en fin de compte un grand coup manigancé par l’impérialisme, chacun des pantins locaux ayant joué le rôle qui lui a été dévolu. Les bourgeoisies et petites bourgeoisies nationales et pétrolières se sont renforcées par la guerre d’Octobre, assurément, c’était d’ailleurs un de ses buts ; mais elles sont encore plus dépendantes de l’impérialisme nord-américain, mûres pour s’enfoncer complètement dans le giron impérialiste, avec règlement négocié entre autres. Mais le monde arabe aurait été congénitalement incapable de produire une classe bourgeoise capable d’assurer tant soit peu un véritable développement et de mener une lutte anti-impérialiste. Comment se fait-il alors que « ça dure » ? Ici plusieurs types d’explication interviennent : des illusions s’emparent périodiquement des masses, tel le régime bonapartiste nassérien, dont la faillite aurait été démontrée en 1967 ; l’absence d’une force organisée de la classe ouvrière, d’un parti marxiste-léniniste, dont la création est la tâche primordiale et immédiate des révolutionnaires du Mashrek. Et puis, il y a ce facteur déroutant, exogène en quelque sorte, avec son petit air de fatalité cyclique, et qui se résume dans la conception qu’il y a des phases montantes et descendantes du mouvement révolutionnaire (non pas qu’il n’y ait pas des hauts et des bas plus ou moins prolongés — très prolongés en Russie, par exemple —, mais encore faut-il les expliquer ; mais l’explication peut amener à considérer la possibilité d’un réel renforcement des bourgeoisies nationales, et même certaines contradictions sérieuses entre les bourgeoisies nationales et l’impérialisme, ce qu’on se refuse de prendre en considération). Actuellement on serait dans la phase descendante, alors tout règlement qui puisse se prolonger doit être banni.

Restent les aspects plus spécifiques de la question palestinienne : le sort des Palestiniens vivant actuellement hors de la Palestine, réfugiés ou non ; l’avenir des Palestiniens citoyens d’Israël, etc. Les deux camps pensent que le règlement qui pourrait intervenir actuellement « négligera » en quelque sorte les Palestiniens hors de la Cisjordanie et Gaza. Ceux qui pensent que le règlement est destiné à être plus ou moins définitif qualifient cette « négligence » comme un « abandon » et un « sacrifice » durables de leurs intérêts. Selon les partisans du règlement, pour qui il s’agit d’une étape possible, il n’y a pas « abandon », puisque la lutte continuera sur une autre base.

Appréciation critique

Nous voudrions maintenant ajouter quelques remarques critiques à l’appui de la thèse de ceux que nous qualifions « partisans du Règlement ». Critique ne veut pas dire nécessairement que nous sommes en contradiction avec les arguments avancés. Nos remarques sont destinées à ajouter un éclairage supplémentaire ; et puis, ce sont des réflexions.

Il y a un point sur lequel tout le monde semble plus ou moins d’accord, et c’est le renforcement de la pénétration de l’impérialisme U.S. dans le Mashrek, comme suite, notamment, de la guerre d’Octobre. Corollaire à cette appréciation, puisque la pénétration ne se fait plus sur le mode colonial direct, renforcement de l’alliance entre les U.S.A. et les forces réactionnaires au pouvoir dans la région. (Sous-thèse, mais avec grande importance pratique, l’impérialisme nord-américain est en état de diversifier davantage ses axes de pénétration, sans pour autant abandonner son allié le plus sûr, Israël.)

Ces deux appréciations demandent à être nuancées. Pour le dire brutalement : la menace de guerre proférée par les dirigeants les plus qualifiés des U.S.A. n’est pas un signe de force, mais plutôt de faiblesse ; et la faiblesse ne se situe pas seulement au niveau du Proche-Orient, mais est liée à la crise générale du capitalisme. Et le corollaire : puisque menace de guerre il y a, c’est qu’il existe des contradictions réelles entre l’impérialisme et les classes au pouvoir dans le Mashrek, en dépit des collusions très, très réelles, et en dehors du fait qu’un accord est toujours possible. En tout cas, on doit exclure l’idée que les démarches actuelles du gouvernement U.S. sont dictées par une défense jusqu’au-boutiste des intérêts de son allié israélien, sous la pression du lobby sioniste aux États-Unis, au point de soutenir Israël, même si cela contredisait les intérêts propres des U.S.A. Cela est absurde.

Notre appréciation aussi demande à être nuancée.

Deux choses sont absolument sûres. Une gigantesque campagne de chantage à la guerre est actuellement en cours avec, comme c’est l’habitude dans des cas pareils, une alternance des souffles de vents chauds et de vents froids. Les faits sont assez connus des lecteurs pour que nous ne les répétions ici. L’autre évidence est la course effrénée aux armements dans le Proche et le Moyen-Orient. Nous sommes peu renseignés sur les envois d’armes soviétiques. Ils sont très importants en direction de la Syrie et de l’Irak. D’autres pays font l’objet de l’attention russe, l’O.L.P. aussi, directement et indirectement. Les ventes d’armes russes à l’Égypte auraient repris, selon les sources israéliennes, qui, par la bouche de son ministre de la Défense affirment qu’il n’y a jamais eu de différend véritable entre l’U.R.S.S. et l’Égypte. Les rumeurs à ce sujet auraient eu pour origine le désir du président Sadate de « jouer un air de musique agréable aux oreilles des Américains » (Le Monde, 9-10 février 1975). Affirmation certainement fausse, mais typiquement israélienne. La France aussi participe à la course.

Nous sommes mieux renseignés sur les ventes d’armes des U.S.A. Voici, cités pêle-mêle, des ordres de grandeur rapportés dans la presse :

— Selon M. Clarence Young (représentant démocrate du Maryland), les ventes d’équipement militaire américain à l’Iran sont prévues pour une somme supérieure à 6 milliards de dollars et comprennent les armes les plus modernes, telles que les missiles anti-chars TOW et des chasseurs F-14 ; 550 techniciens américains sont à l’œuvre en Iran ; cinq fois plus nombreux qu’en 1970 (Le Monde, 4 janvier 1975).

— Le porte-parole du département d’État indique que le gouvernement américain a autorisé l’Iran à fournir à la Jordanie 20 chasseurs-intercepteurs F-5A Northrop construits aux U.S.A; dans le cadre de la politique de « soutien de coopération régionale » et de « renforcement de la défense de ses amis » (Le Monde, 10 janvier 1975).

— L’Arabie Saoudite achète aux États-Unis 60 avions de combat, mais « n’en reste pas moins le 3e client des États-Unis. Ses commandes passées en juin 1974 représentaient 588 millions de dollars, alors que celles de l’Iran et d’Israël s’établissaient respectivement à 3 800 millions et 2 100 millions de dollars » (Le Monde, 11 janvier 1975).

— Israël consacrerait 16 650 millions de dollars aux dépenses militaires au cours des cinq prochaines années, selon le ministre de la Défense israélien (Le Monde, 22 janvier 1975).

— L’Iran a acheté aux États-Unis six escorteurs d’escadre dotés de missiles anti-aériens plus modernes que ceux qui équipent pour le moment les bâtiments américains identiques dont dispose la marine américaine. Les navires, dont le prix est de 110 millions de dollars l’unité, viennent s’ajouter à l’arsenal que s’est constitué l’Iran qui dépasse actuellement 7 milliards de dollars de matériel de guerre. Parmi les récentes commandes de l’Iran : 80 chasseurs F-14 (environ 2 milliards de dollars) ; 3 douzaines de chasseurs bombardiers F-5E ; missiles anti-chars TOW, une dizaine d’avions de transport géants GALAXIE, des Boeings 747 pour l’armée de l’air, en plus de ceux d’Air-Iran (Le Monde, 12 février 1975).

— On se souvient de certaines déclarations de responsables israéliens, et non des moindres, où le mot, il suffit de jeter le mot, « arme nucléaire », figure en toutes lettres. Par ailleurs, des pays producteurs de pétrole ont passé des contrats avec des sociétés privées américaines, non sans l’accord du Pentagone, pour la garde et l’entraînement du personnel local chargé de la garde des gisements de pétrole (5 000 mercenaires déjà sur place).

— Les contrats d’armement des pays du Moyen-Orient ont atteint 8 300 millions de dollars en 1974 ; le Pentagone laisse entendre que les ventes d’armes de 1975 égaleront, sinon dépasseront celles de l’an dernier (Le Monde, 25 février 1975).

Où tout cela peut-il mener ?

Nous ne sommes pas dans les secrets des états-majors politiques et militaires. Il n’est pas sûr qu’ils le savent eux-mêmes, et surtout qu’ils puissent évaluer d’avance et correctement les conséquences de leurs actes. Mais il est sûr qu’un chantage gigantesque a lieu, qui n’est pas appuyé sur du vent (voir la course aux armements) et qu’il donne des résultats. Chaque prise de position des pays arabes producteurs de pétrole, par exemple, doit prendre en considération le chantage américain, et c’est effectivement le cas. Dans les scénarios de guerre envisagés il faudra prendre en considération qu’en cas d’une conflagration militaire, le champ de bataille ne restera probablement pas limité aux alentours d’Israël. L’Iran a déjà déclaré qu’il ne participerait pas à un embargo pétrolier. En restera-t-il là ? N’oublions pas son intervention militaire dans le Dhofar. L’article très informatif et plutôt technique sur la stratégie des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient que nous publions dans le dossier ci-contre, révèle un pan de l’affrontement très réel entre les compagnies pétrolières américaines et les pays producteurs arabes, d’une part, et à l’intérieur des pays producteurs de pétrole, et notamment entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, d’autre part. Il est vraisemblable, que la stratégie politique américaine vise à diviser les forces arabes du champ de bataille, avec l’Égypte et la Jordanie, d’un côté, la Syrie et l’O.L.P., de l’autre côté, avec le Liban dans son rôle traditionnel de champ de bataille subi et impuissant ; l’Irak étant immobilisé par l’Iran directement ou par Kurdes interposés, et l’Arabie Saoudite tenue en échec par le chantage global, où l’Iran aussi joue son rôle. Il est vraisemblable qu’avec ou sans guerre nouvelle on vise à obtenir une redistribution de la carte géographique et pétrolière de la région.

Ce sont là des projets, menaces, visées, etc. élaborés et brandis par l’agresseur permanent, l’impérialisme américain et ses alliés les plus fidèles. Reste à savoir si cela risque de se faire avec ou sans une nouvelle guerre, ou en d’autres termes, combien de temps sera-t-il possible de maintenir le chantage à la guerre et à la course aux armements, sans passer aux actes, la guerre ou le règlement politique. L’issue est incertaine, dans une éventualité ou dans l’autre, d’autant plus que l’inconnu soviétique interviendra, soit activement soit en brillant par son absence. Mais, disons-nous, tout ce remue-ménage n’est pas la preuve de la force de l’impérialisme nord-américain, mais plutôt de l’impossibilité dans laquelle il se trouve de continuer comme auparavant.

Et nous, les révolutionnaires du Mashrek, quel est notre rôle ? Notre point d’impact — c’est presque une banalité de le dire — ce sont les masses de la région. C’est ici que prend toute son importance le fait que la revendication de l’évacuation totale des territoires occupés et la constitution d’une entité nationale palestinienne, c’est précisément une revendication, un mot d’ordre, c’est un slogan autant qu’un programme. Dès lors, il s’agit de savoir si un tel mot d’ordre a une force de mobilisation des niasses. Et pour qu’il ait une telle force, il faut qu’il remplisse deux conditions : répondre à une aspiration profonde des masses ; pouvoir être réalisé dans un laps de temps humainement concevable. Le mot d’ordre demandant la création d’une entité nationale palestinienne et l’évacuation totale des territoires occupés par Israël en 1967, correspond à cette double exigence. Personne ne peut nier que la vaste majorité de ceux qui sont les plus directement concernés, les Palestiniens des territoires occupés, désirent ardemment que cela se fasse. Le réveil constaté récemment parmi les Palestiniens de la Cisjordanie et de Gaza, pour la première fois à cette échelle depuis l’occupation, est directement lié à ce double aspect : une aspiration populaire qui devient une possibilité à portée de la main. Le réveil populaire a immédiatement débordé sur les Palestiniens d’Israël.

Mais la portée du mot d’ordre dépasse le million des Palestiniens le plus directement concernés. La Palestine est devenue un point de fixation d’une revendication populaire à l’échelle de tout le Mashrek, comme le fut naguère le Vietnam, dans d’autres circonstances et dans un cadre immédiatement plus vaste. Il y a une identification, justifiée par le passé à partir d’une certaine époque, entre l’impérialisme occidental et la pénétration sioniste, c’est-à-dire la spoliation du peuple palestinien. Par ailleurs, la défense ou l’abandon des intérêts palestiniens a été une pierre de touche de la sincérité du combat anti-impérialiste des classes au pouvoir dans les pays arabes les plus concernés par la question. Comme il est souligné dans le dossier ci-contre, sans la pression des masses, les régimes arabes, et surtout l’Egypte, risquaient depuis longtemps de consommer leur abandon de la cause palestinienne. Ici aussi, pensons-nous, le mot d’ordre de la constitution d’un État palestinien dans l’immédiat est un moment de mobilisation des masses de nature à pouvoir empêcher que tes deux parties arrivent à un arrangement, patronné par l’impérialisme nord-américain, qui fait fi des intérêts palestiniens. Et au cas où la guerre éclaterait, les masses seraient mieux armées à affronter l’ennemi avec des mots d’ordre remplissant les deux conditions pré-citées ; cela est certainement vrai des Palestiniens, mais s’applique aussi aux masses dans les pays arabes du champ de bataille, et même aux forces anti-sionistes en Israël.

Sur ce plan le « front de refus » a raison de dire que la situation après octobre 1973 est défavorable pour les Palestiniens — et pour les forces révolutionnaires de la région — parce qu’il existe en principe la possibilité d’un accord politique, ce qui n’était pas le cas auparavant. Il se trompe lourdement en omettant de faire la distinction entre le véritable danger d’une solution négociée en absence des Palestiniens, et le règlement politique consacrant la présence palestinienne avec leur État, fût-il étriqué, comme une étape de la lutte. La première solution est la pente facile de l’impérialisme, du sionisme et de certains régimes arabes, avec l’U.R.S.S. retranchée dans des positions de défense extrêmement fragiles ; la deuxième solution, si elle se matérialise, ne pourrait qu’être arrachée par la lutte, et elle sera comprise par les masses. L’affaiblissement de l’impérialisme et de son allié le plus fidèle dans la région laisse envisager la possibilité que cette solution politique puisse être imposée, et cela pour la première fois depuis la création de l’État d’Israël.

L’erreur du « front du refus » prend sa source dans trois fausses appréciations :

1) Méconnaissance de la situation de l’impérialisme nord-américain. En position de faiblesse sur le plan mondial, aux prises avec une grave crise structurelle (près de 8 millions de chômeurs aux U.S.A. au moment où ces lignes sont écrites), en posture délicate pour défendre son leadership du monde capitaliste, l’impérialisme U.S. a intérêt : soit à prolonger la situation actuelle au Moyen-Orient avec ses possibilités de chantage guerrier et la course aux armements, où il est à la fois le principal bénéficiaire et le grand arbitre ; soit, étant donné qu’une telle situation ne saurait se prolonger très longtemps, faire intervenir un arrangement politique et économique qui lui soit favorable (U.S.A. principal fournisseur du Moyen-Orient et grand bénéficiaire des transferts financiers arabes), et il a encore des atouts pour y arriver, notamment à cause de la situation précaire du régime égyptien, traversé par une crise économique permanente, qui ne peut être résolue que par un changement de régime, mais qui peut être allégée dans le cadre du régime existant par une alliance avec les U.S.A. et les régimes les plus réactionnaires de la région ; soit, enfin, une guerre du genre 1967, dont les chances de succès sont d’autant plus grandes qu’on aura réussi à diviser auparavant le camp arabe du champ de bataille. Dans les trois éventualités le mot d’ordre d’une autorité nationale palestinienne (comprenant l’évacuation totale des territoires occupés) est un handicap sérieux à cause de son immense force de mobilisation des masses.

2) Méconnaissance tragique de la nature du sionisme, et de sa dynamique expansionniste. L’évacuation des territoires occupés et la constitution d’un État palestinien seront un coup d’arrêt au sionisme avec des conséquences politiques et psychologiques très lointaines. Les camarades israéliens ont raison de souligner qu’une telle solution, qui ne saurait qu’être imposée à l’establishment sioniste, ouvre des nouvelles perspectives de lutte révolutionnaire en Israël. Certes, pourrait-on arguer, comme le fait le « front du refus », négocier avec Israël dans la situation actuelle équivaut à reconnaître le sionisme et sa légitimité. Mais cela est à la limite un argument de mauvaise foi, ou -un jeu de mots, car en fin de compte tout le monde prévoit une négociation à un moment quelconque. (La négociation avec un Israël sioniste est exclue dans l’une ou l’autre des deux hypothèses : une défaite militaire d’Israël aboutissant à une capitulation inconditionnelle ; la prise du pouvoir en Israël par l’extrême-gauche anti-sioniste ; ni l’une, ni l’autre ne sont à l’ordre du jour). Dès lors, il s’agit de savoir si dans les conditions actuelles la négociation politique avec la participation de l’O.L.P. et à ses conditions, affaiblira ou renforcera le sionisme. Nous pensons qu’il l’affaiblira singulièrement, et c’est pour cela que cette négociation ne pourrait que lui être imposée. Les autres alternatives, par contre, risquent de renforcer le sionisme.

Cette même méconnaissance de la réalité israélienne et sioniste aboutit aussi à la stratégie qui fait fi de la lutte à l’intérieur de la société israélienne, et fait l’impasse sur la classe ouvrière et les masses opprimées juives. Non point que la lutte israélienne puisse aboutir au renversement du sionisme par ses propres forces, mais il nous appartient de préparer les conditions pour que le combat palestinien devienne la lutte commune des révolutionnaires des deux côtés.

3) Méconnaissance de la relation dialectique à l’échelle du Mashrek entre la défense de la cause palestinienne par les masses arabes, et la lutte de ces mêmes masses contre l’impérialisme et pour la révolution socialiste. Le soutien à la lutte palestinienne est devenu une pierre de touche selon laquelle les masses arabes jugent la sincérité de leurs dirigeants à mener le combat anti-impérialiste, nous l’avons dit ; mais les revendications profondes des masses arabes dépassent le cadre palestinien. Elles aspirent à l’unité du Mashrek et au renversement des régimes de classe au pouvoir. C’est la perspective du Mashrek unifié et socialiste. Parallèlement, cette perspective est la seule qui laisse entrevoir une solution révolutionnaire de la question palestinienne ; révolutionnaire parce qu’elle est la seule à pouvoir assurer une véritable indépendance du peuple palestinien (comme des autres peuples de la région), et révolutionnaire parce qu’elle n’aboutirait pas à une éventuelle oppression du peuple israélien juif. L’intégration de ce dernier dans la région n’est guère concevable en dehors d’un cadre unifié et socialiste.

Certes, c’est là une œuvre de longue haleine. Mais de nouveau se pose la question : où est-ce que se situe notre intervention, celle des révolutionnaires de la région ? Et de nouveau se pose la question : quels sont les mots d’ordre que nous devons avancer à chaque phase de la lutte afin d’élever la conscience politique et de contribuer à la mobilisation des masses de la région ? Ceux qui pensent que celles-ci puissent se lever pour la libération de la Palestine tout court, sont enclins à refuser toute idée d’étape transitoire qui ne consacrera pas la reconquête de la Palestine tout entière (nous faisons ici abstraction du fait que ce serait une « solution » nationaliste, qui devrait être imposée au peuple israélien tout entier — pas seulement à l’establishment sioniste — et qui est déjà de ce point de vue à la fois condamnable et surtout irréalisable dans un espace de temps historique concevable). Ceux qui, par contre, pensent comme nous que la véritable mobilisation des masses arabes se réalise autour de sa propre libération nationale (lutte pour l’unité arabe ; lutte anti-impérialiste partout dans la région) et sociale, et que le soutien de la cause palestinienne est un élément de la prise de conscience au niveau des niasses, ceux-là doivent soutenir les mots d’ordre de transition, qui sont de nature à mobiliser les masses arabes et non arabes les plus immédiatement concernées, qui consacrent une étape de la lutte, permettant de passer à une phase de lutte plus vaste.

[voir l’article suivant : LE DÉBAT A L’INTÉRIEUR DU CAMP ARABE : 1. Un État palestinien ? par Fuad Faris]