Texte de Shimon Tzabar ; Dessins de Matta

La scène se passe à une heure avancée de la nuit. Des réverbères éclairent les pavés de la rue. Un fiacre s’approche. Il avance bruyamment puis ralentit. Les chevaux s’arrêtent et le fiacre se range le long du trottoir.

La porte du fiacre s’ouvre. Un homme de haute taille vêtu avec élégance en sort. Il règle le cocher et se dirige vers l’entrée d’un immeuble. Le cocher s’éloigne et disparaît dans la nuit.

L’homme tire la sonnette. La porte de la maison s’ouvre et il entre. Un huissier l’accueille. Le couloir est à peine éclairé. Un maître d’hôtel le débarrasse de son manteau, de ses gants, de son tube et de sa canne. On distingue maintenant ses traits. La cinquantaine, les cheveux gris, il est très beau. Notre homme qui semble revenir d’une soirée se contemple dans la glace avec satisfaction. Petit à petit, on distingue la musique d’un menuet de Mozart. L’homme se détourne de la glace, traverse le hall et monte au premier étage.

Il se trouve dans une magnifique chambre à coucher de style baroque. Un lit à colonnes occupe une partie de la chambre. Dans ce lit, une femme ravissante, souriante, l’attend. Il enfile une chemise de nuit et un bonnet et entre dans le lit. Il la monte.

La même chambre. Il fait noir. On distingue une petite flamme vacillante. Un ronflement. La petite flamme se fait plus grande. Il y a maintenant une traînée de fumée et la flamme n’est plus cette petite lumière vacillante mais un feu réel. Le feu se propage rapidement, envahissant toute la chambre. L’homme bondit hors du lit entouré de flammes. Il porte maintenant une tenue de camp de concentration avec une grande étoile jaune sur le dos. Sur son bras droit, un numéro tatoué. Il est pris de panique. Les portes en flammes l’empêche de sortir. C’est à peine s’il peut arriver à la fenêtre et l’ouvrir. La lumière pénètre dans la chambre – il fait jour. Il se penche au-dehors et crie : « Au secours ! »

La rue en bas a un aspect normal. Les gens vont et viennent. Les magasins sont ouverts et la circulation est animée. Personne ne fait attention à l’homme qui crie : « Au feu ! Help ! Gevald ! Hatzilu ! Hilfe ! Ayuda ! Au secours ! Help !… »

Vu de la rue, on s’aperçoit que l’immeuble est construit dans le style du Bauhaus, a cinq étages. De la fumée sort d’une fenêtre ouverte au quatrième étage. Notre homme hurle vers la rue.

De là-haut les piétons ne semblent pas porter beaucoup d’attention à ses cris. Quelques-uns lèvent la tête, regardent l’homme quelques instants puis continuent à vaquer à leurs occupations.

La foule regarde les vitrines. L’homme continue à hurler. Les conducteurs s’impatientent aux feux rouges. On aperçoit le visage de l’homme entouré de flammes.

(Quelques images nous montrent les spectateurs aux courses d’Ascot.)

De nouveau, l’homme hurle.

(Une image à Palm Beach en Floride.)

L’homme accompagne ses hurlements de grands gestes.

La rue en bas, pleine de badauds.

Devant les magasins, plusieurs personnes commencent à prêter attention aux hurlements de l’homme. Une femme semble l’observer plus attentivement. Elle regarde en haut. D’un seul coup, elle se précipite dans une boutique proche et essaie de raconter aux gens ce qu’elle vient de voir. Sa voix est couverte par les bruits de la boutique et de la rue. Seul ses gestes sont perçus. Personne ne semble intéressé. La femme se précipite vers une borne d’appel rouge et appelle le numéro 18.

Une caserne de pompiers. L’homme de permanence somnole à son poste. D’autres pompiers astiquent leurs casques. Le téléphone sonne. L’homme assoupi reprend lentement conscience. Il décroche l’appareil et écoute. L’expression de son visage passe du plus morne ennui à l’émotion la plus intense. Il raccroche brutalement et appuie sur la sonnette d’alarme. Il crie en direction des pompiers.

(Les manœuvres des pompiers sont anormalement lentes.)

Le portail s’ouvre. Les pompiers s’élancent dans leur voiture qui démarre. La voiture traverse des rues. On arrive à un passage clouté. Une vieille dame traverse très lentement. La voiture des pompiers s’est arrêtée. La vieille dame marche avec difficulté. Après un arrêt, les pompiers repartent. Ils s’arrêtent aux feux rouges et laissent passer les autres automobilistes.

A un moment donné du parcours ils s’arrêtent pour acheter des cigarettes et des journaux. Enfin, ils arrivent dans notre rue. L’homme hurle toujours.

L’un des pompiers déroule la lance et cherche une bouche d’incendie. Il relie les deux et il ouvre la vanne. Mais apparemment bien peu d’eau s’écoule à l’extrémité du tuyau. Un autre pompier manœuvre l’échelle qui est trop courte pour atteindre l’homme qui hurle à la fenêtre.

Un attroupement s’est constitué autour des pompiers. Il y a plein de monde aux fenêtres des immeubles voisins.

L’homme s’est arrêté un moment de crier et s’est rendu compte que les pompiers ne pouvaient pas l’aider. Il grimpe sur l’appui de la fenêtre et s’efforce de glisser le long du mur vers la fenêtre d’à côté. Il progresse lentement mais il oscille dangereusement. Les gens à cette fenêtre l’observent avec intérêt ; mais, arrivé à leur hauteur ils ne lui font pas place et lui indique la fenêtre d’à côté. Il atteint cette deuxième fenêtre après beaucoup d’effort. Mais, de nouveau on l’empêche d’entrer. Soudain ses mains glissent et il tombe dans le vide.

Un brave Arabe, moustachu et souriant, déambule sur le trottoir, s’arrêtant parfois aux devantures des magasins. Gras, l’air satisfait, il donne l’impression d’être un joyeux compagnon, ses mains derrière le dos, égrenant son chapelet. Tout à coup notre homme qui est tombé de la maison en flammes atterrit sur l’Arabe.

Les deux hommes tombent par terre, étendus sur le dos. L’homme en tenue de camp de concentration est le premier à revenir à lui. Il s’approche de l’Arabe et en l’injuriant commence à le frapper furieusement. L’Arabe, qui n’a pas complètement repris ses esprits après le choc, essaye de se défendre, mais en vain. Son adversaire continue à le frapper et l’Arabe perd connaissance. Alors notre homme se redresse, pose un pied sur le corps étendu de l’Arabe et se frappant avantageusement la poitrine lance un air de victoire à la Tarzan. Puis très vite il s’agenouille et fouille les poches de l’Arabe. Il y trouve une carte qu’il déplie sur le corps étendu. C’est celle de la Palestine.

Notre homme replie rapidement la carte et cherche des yeux un taxi.

Au bout d’un moment il y en a un qui s’arrête. Il montre la carte au chauffeur qui fait un signe de tête affirmatif et ouvre la portière. L’homme monte dans la voiture, le taximètre se déclenche et on démarre.

Petit à petit l’Arabe reprend connaissance. Il lui faut quelques instants pour réaliser ce qui lui est arrivé. Lorsqu’il a enfin compris, il bondit sur ses pieds. Le taxi est déjà à quelques rues plus loin. Il essaye de le rattraper mais trop tard. L’image de l’Arabe et du taxi s’estompe au loin.

Le taxi traverse à toute vitesse des rues, des champs, des ponts, une autre rue et d’autres champs. Il traverse la mer, le désert. Au loin on aperçoit la verdure d’une oasis. Le taxi accélère. Il y a une cabane entre deux palmiers. Un panneau de signalisation indique PALESTINE. La portière du taxi s’ouvre et laisse apparaître notre homme qui a maintenant revêtu l’aspect d’un superman de bandes dessinées. Il transporte avec lui une boîte à outils, un panneau de signalisation et des pots de fleurs. Il règle le chauffeur de taxi et le renvoie. Immédiatement Superman déboulonne le panneau indiquant PALESTINE et fixe à la place le sien, sur lequel on lit ISRAEL.

Il se dirige alors vers la cabane et y pénètre.

Au moment où il franchit le seuil on entend des pleurs, des cris, des coups de feu. Après un court moment, plusieurs femmes arabes, deux vieillards et trois enfants sont projetés hors de la cabane, comme s’ils avaient reçu un coup de pied d’un géant. Ils atterrissent la tête en avant. Superman leur tire dessus. Ils le voient et après s’être remis debout, s’enfuient à l’horizon, abandonnant leurs chaussures, toujours sous le feu de Superman.

Superman se frotte les mains comme s’il avait accompli un exploit. Avec un balai il commence à nettoyer le sol autour de la cabane. Il installe les pots de fleurs et les arrose avec soin. La petite oasis grandit et fleurit comme par magie. Pendant qu’il râtisse et bêche, le gros Arabe est apparu à l’horizon en courant. Il a longtemps couru. Quand il arrive à la hauteur des arbres il remarque le nouveau panneau de signalisation. Il l’arrache et essaye de remettre l’ancien qui traînait par là. A ce moment-là, il est repéré par Superman qui bondit en l’air, fonce sur l’Arabe, le saisit au collet et l’emporte vers le ciel. Ils survolent un océan. A l’horizon on aperçoit une île minuscule. Superman dépose soigneusement l’Arabe désemparé sur le sable et repart.

Comme il passe au-dessus de la petite cabane il remarque plusieurs petites silhouettes très actives. Il descend. Ce sont deux Arabes légèrement plus petits que notre bon gros Arabe, en train de remettre en place le panneau indiquant PALESTINE. Superman les saisit au collet et les emporte vers la petite île. Il les laisse tomber et repart.

Quand de nouveau il repasse au-dessus de la cabane il aperçoit cette fois quatre Arabes, plus petits que les deux précédents, qui s’acharnent furieusement sur le panneau. Rapidement mais avec un certain effort, il les empoigne et les enlève vers le ciel. Ils se trouvent eux aussi dans la petite île.

Au retour, il aperçoit des milliers de petits Arabes qui comme des fourmis se dirigent vers la maison. Il est évident qu’il ne peut pas leur tenir tête à tous.

Il prend alors dans sa poche un flacon d’insecticide et le répand en nuages sur les petits Arabes. Une fumée blanche les enveloppe et ils commencent à disparaître l’un après l’autre. Superman continue de répandre son insecticide. Les Arabes, les arbres, les fleurs, le panneau de signalisation, et même la maison disparaissent. Mais Superman continue de répandre son insecticide. Le paysage a maintenant complètement disparu, le ciel n’est plus visible et Superman lui-même devient indistinct. Tout disparaît et l’écran devient complètement blanc.

Après un court moment le mot FIN apparaît.

*

La seule version publiée de cette histoire était en français. On ignore dans quelle langue l’auteur,
Shimon Tzabar, l’a écrit à l’origine ; si c’est en hébreu ou en anglais (étant donné que sa connaissance du
français ne lui aurait pas permis de l’écrire en français). La version originale n’a pas été retrouvée.