La société israélienne, comme toute société divisée en classes, connaît des conflits d’intérêts antagonistes, source d’une lutte de classes. Pourtant depuis cinquante ans, l’ensemble de la société israélienne est aux prises avec un conflit extérieur permanent : celui qui oppose le sionisme au monde arabe, et plus particulièrement aux Palestiniens. De ces deux conflits, lequel est fondamental, lequel est subordonné à l’autre ? Quelle est la nature de cette subordination et quel en est sa dynamique ? Ce sont des questions auxquelles tous ceux qui sont intéressés par la société et la politique israéliennes doivent répondre.
Pour les révolutionnaires à l’intérieur d’Israël ces questions ne sont pas purement académiques. Les réponses apportées détermineront la stratégie de la lutte révolutionnaire. Ceux qui estiment que la lutte des classes est le fait fondamental concentreront leurs efforts sur la classe ouvrière israélienne et n’attacheront qu’une importance secondaire à la lutte contre le caractère colonialiste, nationaliste et raciste de l’Etat sioniste. Cette appréciation ne voit dans le conflit extérieur qu’un effet de la lutte des classes. Plus encore, dans cette perspective la dynamique intérieure de la société israélienne conduira à une révolution en Israël sans que celle-ci dépende nécessairement d’une révolution sociale dans le monde arabe.
L’expérience des pays capitalistes a souvent prouvé que ce sont les conflits et intérêts de classe à l’intérieur qui déterminent les conflits et intérêts à l’extérieur. Cependant cette théorie ne peut pas s’appliquer dans certains cas. Par exemple, dans un pays colonial soumis à la domination étrangère la dynamique de la société coloniale ne peut pas être analysée simplement à partir des conflits internes de cette société, puisque le conflit fondamental est celui qui l’oppose à la puissance coloniale. Israël n’est ni un pays capitaliste classique ni un pays colonial classique. Ses caractéristiques économiques, sociales et politiques sont à ce point originales que toute tentative d’analyse à travers des schémas théoriques utilisés pour d’autres types de société ne serait qu’une caricature. L’analyse doit davantage se fonder sur les caractères originaux et sur l’histoire particulière de la société israélienne.
Une société d’immigrants
La société israélienne présente une première caractéristique importante : la majorité de la population est formée d’immigrants ou d’enfants d’immigrants. En 1968, la population juive adulte (c’est-à-dire au-dessus de 15 ans) en Israël s’élevait à 1 689 286 d’habitants, dont 24% étaient nés en Israël et seulement 4 % de parents nés en Israël. La société israélienne est encore aujourd’hui une communauté d’immigrants et présente de nombreux traits propres à ce type de communauté. Dans une telle société les classes sociales elles- mêmes, sans parler de la conscience de classe, sont encore en formation. Le fait d’immigrer donne aux nouveaux arrivés l’impression d’avoir ouvert un nouveau chapitre de leur vie. En règle générale l’immigrant a changé de métier, de situation sociale et de classe. Dans le cas d’Israël la majorité des immigrants provient de la petite bourgeoisie urbaine d’Europe orientale et centrale, ou du monde arabe. Le nouvel immigrant espère un changement dans sa situation sociale. De plus, il voit que tous les postes importants dans la nouvelle société sont occupés par d’anciens immigrants et cela stimule son désir de s’élever dans l’échelle sociale par un travail continu et acharné. L’immigrant considère la position sociale qu’il occupe actuellement comme provisoire. Cela s’applique également au travailleur israélien. Son père avait rarement été un ouvrier et lui-même vit dans l’espoir de devenir un jour indépendant, ou qu’au moins son fils le deviendra.
L’orgueil et la conscience de classe du prolétariat anglais ou français n’existe pas en Israël et semble même curieux aux beaucoup d’ouvriers israéliens. Un ouvrier anglais interrogé sur ses origines répondra presque automatiquement en termes de classe (« J’appartiens la classe ouvrière »), et déterminera son attitude vis-à-vis d’autrui également en termes de classe ; un ouvrier israélien, au contraire, utilisera des catégories ethniques, et rangera lui-même et les autres dans des catégories de Polonais, Oriental, etc.
La plupart des gens en Israël apprécie leur position sociale en fonction de leur origine ethnique et géographique. Une telle attitude empêche la classe ouvrière de jouer un rôle autonome, à plus forte raison un rôle révolutionnaire visant à une transformation radicale de la société.
La classe ouvrière ne peut pas jouer un rôle révolutionnaire dans la société si la majorité de ses membres cherche à améliorer sa situation individuelle dans le cadre de la société existante, en abandonnant les rangs de sa classe. Ceci est d’autant plus vrai lorsque le prolétariat ne s’affirme pas en tant que classe sociale stable possédant ses intérêts propres et sa propre échelle de valeurs, opposés à ceux de l’ordre social établi. Le désir d’une transformation radicale de la société ne naît pas facilement dans une communauté d’immigrants, qui viennent juste de subir un bouleversement dans leurs conditions sociales et politiques, et qui restent encore dans une situation d’instabilité sociale. Ceci ne signifie pas que la classe ouvrière ne saurait devenir une force révolutionnaire dans l’avenir. Mais force est aujourd’hui de constater que son activité politique ne se fonde pas sur les mêmes données et les mêmes perspectives que celles qu’on connaît dans un pays capitaliste de type classique.
Une société de colons
Si le caractère original de la classe ouvrière israélienne résidait seulement dans le fait qu’elle est composée en grande majorité d’immigrants, on pourrait raisonnablement penser qu’avec le temps et grâce à un travail patient de propagande socialiste, elle commencerait à jouer un rôle politique autonome, voire même révolutionnaire. Dans cette hypothèse le travail d’éducation ne différerait guère de celui mené dans les autres pays. Mais la société israélienne n’est pas seulement une société d’immigrants. C’est aussi une société de colons.
Cette société, y compris sa classe ouvrière, s’est formée à travers un processus de colonisation. Ce processus qui s’est étalé sur quatre-vingts ans ne s’est pas développé dans un désert mais dans un pays occupé par un autre peuple. Le conflit permanent qui oppose les colons aux Arabes de Palestine n’a jamais cessé et a modelé la structure même de la société, de la politique et de l’économie israéliennes. La seconde génération des dirigeants israéliens a bien conscience de ce phénomène. Dans un discours très connu, prononcé à l’occasion des funérailles de Roy Rutberg, membre d’un kibboutz, tué par des guérilleros palestiniens en 1956, le général Dayan déclarait :
« Nous sommes une génération de colons, et sans le casque et le fusil nous ne pouvons planter un arbre ou construire une maison. Ne nous laissons pas intimider par la haine des centaines de milliers d’Arabes qui nous entourent. Ne détournons pas la tête de peur que notre main ne tremble. C’est le destin de notre génération. Soyons prêts, armés, forts et implacables sinon l’épée glissera de nos mains et nous serons détruits. »
Cette appréciation lucide contraste singulièrement avec la propagande officielle sioniste qui parle de « faire fleurir le désert ». Et Dayan poursuivait en expliquant que les Palestiniens avaient de bonnes raisons de se battre puisque « nous cultivions leurs champs sous leurs yeux ».
Lorsque Marx proclamait que « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre », il ne voulait pas simplement porter un jugement moral. Il voulait également dire que dans une société dont les dirigeants oppriment un autre peuple, si la classe exploitée ne lutte pas sérieusement contre cette oppression, elle devient inévitablement complice. Même si cette classe ne retire aucun avantage direct de cette oppression, elle devient perméable à l’illusion qu’elle a un intérêt commun avec la classe dirigeante dans le maintien de cette oppression. Elle reste à la remorque de la classe dirigeante au lieu de remettre en cause ce rôle de dirigeant. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’oppression ne s’exerce pas sur un pays d’outremer, mais sur le « sol national », et que l’oppression nationale et la spoliation représentent les conditions d’existence et de développement de la société oppressive.
Des organisations révolutionnaires ont travaillé parmi la communauté juive de Palestine depuis les années 20 et en ont retiré une expérience considérable qui illustre parfaitement l’affirmation que « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». Dans le contexte de la société israélienne cela signifie qu’aussi longtemps que le sionisme sera l’idéologie dominante et constituera le cadre de la vie politique dans cette société, il n’y a aucune chance pour que la classe ouvrière israélienne devienne une classe révolutionnaire. Il n’y a pas un seul exemple au cours de ces cinquante années, où des ouvriers israéliens mobilisés sur des bases revendicatives ou syndicales aient remis en cause le régime. Il est impossible de mobiliser même une minorité du prolétariat sur un tel mot d’ordre. Au contraire, les ouvriers israéliens placent leur sentiment national avant leur solidarité de classe. Bien que cette situation puisse changer à l’avenir, il n’en reste pas moins que nous devons rechercher les causes de ce phénomène.
La diversité ethnique
Un troisième facteur important est constitué par l’origine ethnique du prolétariat israélien. La majorité des couches les plus exploitées de la classe ouvrière est formée par les immigrants d’Asie et d’Afrique. A première vue on pourrait croire qu’une division en classes sociales doublée d’une diversité de caractère ethnique était de nature à aviver les luttes de classes dans la société israélienne. Il y a eu une certaine tendance dans cette direction. Mais le facteur ethnique a surtout joué en sens contraire dans les vingt dernières années. Il y a de nombreuses raisons à cela. D’abord de nombreux immigrants originaires d’Asie et d’Afrique, en devenant des prolétaires dans une société capitaliste moderne, ont amélioré leur niveau de vie. Leur mécontentement ne porte pas sur leur condition de prolétaire, mais sur leur condition de « Juifs orientaux », c’est-à-dire contre le mépris et parfois la discrimination dont ils sont l’objet de la part des Juifs d’origine européenne.
Les dirigeants sionistes ont pris des mesures pour tenter d’amalgamer les deux groupes. En dépit de cela les différences sont évidentes : au milieu des années 60, deux tiers des travailleurs non qualifiés étaient des Juifs orientaux ; 38% des Juifs orientaux vivaient à trois personnes (ou plus) par pièce, contre 7 % de Juifs d’origine européenne. Au Parlement on comptait seulement 16 Orientaux parmi les 120 députés jusqu’en 1965 ; il y en a 21 maintenant. Mais ces discriminations sociales sont vécues par les Juifs orientaux en termes ethniques. Ils ne disent pas « je suis exploité et méprisé parce que je suis un ouvrier », mais « je suis exploité et méprisé parce que je suis un Juif oriental ».
D’autre part, dans le contexte actuel de la société coloniale israélienne, les ouvriers orientaux forment une couche qu’on peut comparer aux pauvres Blancs des Etats-Unis, ou aux Pieds noirs d’Algérie. Ces couches souffrent d’être assimilées aux Arabes, aux Noirs, aux indigènes, qu’ils considèrent comme inférieurs. Leur réaction les conduit à se ranger du côté des éléments les plus nationalistes et racistes. La plupart des sympathisants du parti semi-fasciste Herout sont des immigrants d’Asie et d’Afrique, et ceux qui fondent leur stratégie quant à l’évolution de la société israélienne sur une alliance future des Arabes palestiniens et des Juifs orientaux soit sur leur condition commune d’exploités, soit sur une prétendue affinité culturelle découlant de l’origine nationale des Juifs orientaux, doivent s’en souvenir.
Cela ne signifie pas que ces couches du prolétariat israélien soient réactionnaires « par nature ». Leur caractère réactionnaire présent découle du fait que la direction politique du pays est assurée par le sionisme. Or ces couches ne pourraient devenir les agents d’un bouleversement social de la société israélienne que si « l’establishment » sioniste était détruit. Et il est très douteux qu’elles prennent la tête d’un mouvement qui s’efforcerait de le détruire.
Une société privilégiée : l’afflux de capitaux
La société israélienne n’est pas seulement une société de colons constituée à travers un processus de colonisation d’un pays déjà peuplé. C’est aussi une société qui bénéficie de privilèges uniques. Elle reçoit de l’extérieur un flux de ressources matérielles très important en quantité et en qualité. On a calculé qu’en 1968 Israël a reçu 10% de l’aide totale fournie aux pays sous-développés. L’Etat d’Israël est un cas unique au Proche-Orient : il est financé par l’impérialisme sans être exploité économiquement par lui. Il en a toujours été ainsi dans le passé : l’impérialisme utilise Israël dans des desseins politiques et paie en le soutenant économiquement. L’économiste Oscar Gass, qui fut conseiller économique du gouvernement israélien a écrit récemment :
« Ce qui est unique dans ce processus de développement c’est le facteur afflux de capitaux. Au cours des 17 années (1949-65) l’Etat d’Israël a reçu 6 milliards de dollars de plus en importations de biens et services, qu’il n’en a exporté. Pour les 21 années (1948-68) le surplus d’importations s’élèverait à 7 milliards et demi de dollars. Ce qui représente un excédent de quelque 2 650 dollars par personne vivant en Israël (dans les limites des frontières de 1967) à la fin de 1968. Et sur ces capitaux en provenance de l’extérieur, seul un tiers environ a été fourni dans des conditions exigeant une rémunération en dividendes ou intérêts, ou un remboursement. Ce phénomène est absolument unique et limite singulièrement la valeur d’exemple de développement économique d’Israël pour d’autre pays. »
70% de ces six milliards de déficit dans la balance des paiements ont été couverts par « des transferts unilatéraux de capitaux » n’exigeant ni remboursement ni paiement de dividendes. Ces transferts sont constitués par les dons recueillis par le Fonds juif unifié, par les réparations allemandes, enfin par les dons du gouvernement américain. Le solde, soit 30%, provient des « transferts de capitaux à long terme », obligations du gouvernement israélien, prêts de gouvernements étrangers, et investissements capitalistes. Ces derniers bénéficient en Israël d’exemptions fiscales et de profits assurés grâce à la « Loi pour l’encouragement des investissements capitalistes » promulguée en 1959. Néanmoins cette source capitaliste d’investissements arrive très loin en importance derrière les dons et les emprunts à long terme.
Durant la période qui va de 1949 à 1965 l’ensemble de ces transferts de capitaux provenait des sources suivantes : 60% des communautés juives de l’étranger, 28% du gouvernement allemand et 12% du gouvernement américain. Si l’on prend les « transferts unilatéraux de capitaux », 51,5% provenaient des communautés juives, 41% du gouvernement allemand et 7,4% du gouvernement américain. Quant aux « transferts de capitaux à long terme » 68,7% provenaient des communautés juives, 20,5% du gouvernement américain et 11% d’autres sources.
Durant la période 1949-1965 l’épargne nette dégagée dans l’économie israélienne avoisinait zéro %, alors que durant la même période le taux d’investissement s’établissait autour de 20% du produit national brut. Cela ne peut s’expliquer que par l’apport de capitaux et d’investissements capitalistes à long terme en provenance de l’extérieur. En d’autres termes, le développement de l’économie israélienne est fondé entièrement sur un flux de capitaux étrangers.
Depuis 1967 cette dépendance par rapport au capital étranger s’est accrue. Conséquence de la modification de la situation au Proche-Orient, les dépenses militaires ont augmenté. Selon le ministère israélien des finances, les dépenses militaires étaient estimées en janvier 1970 à 24% du produit national brut de 1970, c’est-à-dire une proportion double de celle des Etats-Unis, triple de celle de la Grande-Bretagne, quadruple de celle de la France. Cette situation a exigé un nouvel effort dans la recherche des ressources d’investissement et de l’équilibre de la balance des paiements, et en conséquence un accroissement proportionnel du flux de capitaux. En 1967-68 on a réuni en Israël trois « conférences de millionnaires ». On a encouragé les capitalistes étrangers à développer l’apport de capitaux et de prises de participations dans les projets industriels et agricoles.
En septembre 1970, Pinhas Sapir, ministre israélien des finances, de retour d’une campagne de trois semaines aux Etats-Unis destinée à rassembler des fonds, résumait la situation en ces termes :
« Nous nous sommes fixé le but de réunir un milliard de dollars dans l’année qui vient auprès des communautés juives dans le monde, par l’intermédiaire du Fonds Juif Unifié et de la campagne menée par l’Agence Juive pour placer les bons de développement d’Israël. Ce montant est supérieur de 400 millions de dollars à celui que nous avons recueilli en 1967, année record. Au cours de la récente visite de la mission financière américaine, nous avons souligné que même si nous réussissons à réunir les montants prévus par le Fonds Juif Unifié et l’Agence Juive, il nous manquera encore des millions de dollars pour couvrir nos besoins. Après avoir dressé l’inventaire de nos besoins en armes, nous avons informé les Etats-Unis que nous aurons besoin de 4 à 500 millions de dollars par an. »
Ainsi il apparaît que la dépendance de l’Etat d’Israël par rapport aux Etats-Unis s’est accrue depuis la guerre de 1967. L’appel à la solidarité des Juifs de par le monde (fondée sur leurs sentiments ou leurs craintes) ne suffit plus à couvrir les besoins d’un budget militaire énorme. Les 500 millions annuellement recueillis doivent être doublés, et on demande au gouvernement américain d’y ajouter directement 500 millions de dollars. Il est évident que la bonne volonté du gouvernement américain est fonction de ce qu’il reçoit en retour. Dans le cas particulier de l’Etat d’Israël, ce qu’il reçoit en retour n’est pas un profit économique.
Le capital anglais a également noué des liens très étroits avec Israël. 20% des importations d’Israël sont de provenance britannique, et les relations commerciales ont presque doublé depuis la guerre de juin. La British Leyland participe, avec la centrale syndicale Histadrouth, à la production d’autobus, et avec des capitalistes privés israéliens, à la production de voitures et de jeeps. Marks and Spencers achète chaque année 2 à 3 millions de livres de marchandises israéliennes, textiles, fruits et légumes. Le capital financier anglais, représenté par Sir Isaac Wolfson et Charles Clore, prend également des participations importantes dans l’économie israélienne. Wolfson est le président des grands magasins « Great Universal Stores » en Grande-Bretagne, qui possède 30% du capital de la firme Gus Industries (Israël). Wolfson et Clore participent avec un très important groupe privé israélien, le groupe Mayer, à des opérations foncières en Israël et en Afrique. Ils ont édifié le seul gratte-ciel du pays, la tour Shalom à Tel-Aviv. Wolfson contrôle également 30% du capital de la grande chaîne pétrolière Paz, qui a été vendue par la Shell sous la pression arabe en 1959. Wolfson est également l’un des bailleurs de fonds de la Israël Corporation (au capital de 30 millions de dollars) avec une participation d’au moins 100 000 dollars. Cette entreprise ayant été créée après la guerre des six jours pour financer le développement industriel en Israël.
La participation accrue du capital étranger ainsi que la pression exercée par les besoins militaires ont transformé l’économie israélienne. Cette économie est devenue plus « efficiente » selon les standards capitalistes américains : la fiscalité a été réformée, les conditions d’investissement rendues plus libérales, des généraux de l’armée envoyés dans des « business schools » avant de prendre la direction d’entreprises industrielles.
En 1968-69 les salaires ont été bloqués et certaines entreprises publiques ont été cédées au secteur privé, par exemple la participation de 26% de l’Etat dans la raffinerie de pétrole de Haïfa.
L’afflux de ressources de l’étranger ne comprend pas les biens que les sionistes ont pris aux réfugiés palestiniens, sous le voile de « biens abandonnés ». Ces biens comprennent des terres, cultivées ou en friche (seuls 10% des terres détenues par des organismes sionistes dans l’Etat d’Israël de 1967 avaient été acquis avant 1948), de nombreuses maisons, des villes entières désertées par leurs habitants comme Jaffa, Lydda et Ramleh et où eurent lieu de nombreuses confiscations après la guerre de 1948.
La répartition des fonds étrangers
Ce n’est pas la petite bourgeoisie israélienne qui a bénéficié de cet énorme flux de capital, mais l’Etat, l’« establishment » sioniste. Cet « establishment » est depuis les années 20 sous le contrôle de la bureaucratie des partis travaillistes. Cela a déterminé la manière dont les capitaux reçus de l’extérieur ainsi que les biens pris aux Arabes ont été utilisés. Les fonds collectés à l’extérieur sont réunis par l’Agence Juive, qui avec la centrale syndicale Histadrouth et le gouvernement constituent l’armature institutionnelle du pays. Tous les partis sionistes, du Mapam à Herout, sont représentés à l’Agence Juive. Celle-ci finance certains secteurs de l’économie, en particulier la partie non capitaliste de l’agriculture comme les Kibboutzim, elle subventionne les partis sionistes en fonction des résultats obtenus aux dernières élections, subventions qui leur permettent de faire vivre leur presse et leurs entreprises économiques. Mais ce système de subventions permet aussi aux partis sionistes de survivre bien après la disparition des forces sociales qui les ont créés.
Historiquement le but de ce système fut d’aider le processus de colonisation, conformément aux idées des partis travaillistes sionistes, et de renforcer l’hégémonie de la bureaucratie sur la société israélienne. Ce but a été atteint, puisque non seulement la classe ouvrière politiquement et économiquement est sous le contrôle de cette bureaucratie, mais la bourgeoisie israélienne l’est aussi.
Historiquement la bureaucratie a modelé la plupart des institutions, des valeurs, des réalités de la société sans rencontrer d’opposition intérieure, uniquement limitée par les exigences de l’impérialisme et la résistance des Arabes. La plus grande partie de cette masse de capitaux a été consacrée à l’immigration, à l’emploi, au logement, aux problèmes en somme qui se posèrent avec l’arrivée massive de Juifs et qui portèrent la population juive de 600 000 habitants en 1948 à 2 400 000 en 1968.
Le processus s’est accompagné par relativement peu de corruption personnelle, mais en revanche par une corruption politique et sociale. L’afflux de ressources eut un effet décisif sur la dynamique de la société israélienne, car la classe ouvrière participa directement et indirectement à cette transfusion de capital. L’Etat d’Israël n’est pas un pays où l’aide extérieure tombe entièrement entre les mains d’individus privés. C’est un pays où cette aide subventionne l’ensemble de la société.
L’ouvrier juif en Israël ne touche pas sa part en espèces, mais il l’obtient sous la forme de logements neufs et à bon marché qui n’auraient pas pu être construits à l’aide de capitaux locaux. Il l’obtient sous la forme d’emplois dans l’industrie qui n’aurait pas pu être créée sans aide extérieure. Et enfin il l’obtient en bénéficiant d’un niveau de vie général qui ne correspond pas au revenu national.
La même chose évidemment s’applique aux profits de la bourgeoisie israélienne dont l’activité économique et les bénéfices sont contrôlés par la bureaucratie à travers des subventions, des licences d’importation et des dégrèvements fiscaux. C’est pourquoi la lutte qui oppose la classe ouvrière aux employeurs, bureaucrates et capitalistes, porte non seulement sur la plus-value produite par le travailleur, mais aussi sur la répartition entre les différents groupes sociaux de l’aide extérieure.
L’Etat d’Israël et l’impérialisme
Quelles circonstances politiques permettent à Israël de recevoir une aide extérieure d’un tel volume et à des conditions aussi exceptionnelles ? C’est à cette question que répondait dès 1951 l’éditorialiste du quotidien Haaretz :
« Le rôle d’Israël n’est pas très différent de celui d’un chien de garde. Il ne faut pas craindre de le voir mener une politique agressive envers les Etats arabes si ces derniers entrent en contradiction avec les intérêts des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne. Mais si l’Occident pour une raison ou une autre préfère fermer les yeux, on peut compter sur Israël pour punir sévèrement ceux de ses voisins dont le manque de manières à l’égard de l’Occident aurait dépassé les limites permises. »
Cette appréciation du rôle d’Israël au Proche-Orient s’est souvent confirmée, et il est certain que la politique étrangère et militaire d’Israël ne peut pas être comprise en partant seulement de la dynamique des conflits sociaux internes. Toute l’économie d’Israël est fondée sur le rôle spécial, politique et militaire, que le sionisme et cette société de colons remplissent au Proche-Orient. Si l’on considère Israël indépendamment du reste du Proche-Orient, il n’y a aucune explication au fait que 70% du flux de capitaux ne sont pas consacrés au profit économique ni soumis à des considérations de rentabilité. Mais le problème trouve immédiatement sa solution si on replace Israël dans le contexte du Proche-Orient. Le fait qu’une partie considérable de ces fonds soit réunie par les sionistes parmi les Juifs du monde entier n’enlève rien à son caractère d’aide fournie par l’impérialisme.
Ce qui importe est de voir l’administration américaine considérer ces fonds, recueillis aux Etats-Unis en vue de leur transfert dans un autre pays, comme étant des « dons charitables » et bénéficiant ainsi de l’exemption fiscale. Ces dons dépendent du bon vouloir de l’administration américaine et l’on peut penser que ce bon vouloir disparaîtrait si Israël menait une politique anti-impérialiste. Tout cela signifie que les luttes de classes, si elles existent bien dans la société israélienne, sont limitées par le fait que cette société dans son ensemble reçoit une aide de l’extérieur. Ce statut privilégié est lié au rôle joué par Israël dans la région, et aussi longtemps qu’Israël continuera à le jouer, il y a peu de chances pour que les conflits sociaux internes prennent un caractère révolutionnaire. Cependant un bouleversement révolutionnaire dans le monde arabe modifierait cette situation. En libérant l’activité des masses à travers le monde arabe il pourrait modifier l’équilibre des forces. Le rôle politique et militaire traditionnel d’Israël serait dépassé et perdrait ainsi de son utilité pour l’impérialisme.
Au début Israël serait probablement utilisé pour tenter d’écraser cette poussée révolutionnaire dans le monde arabe ; mais une fois que cette tentative aurait échoué, le rôle politique et militaire d’Israël vis-à-vis du monde arabe serait terminé. Et avec la fin de ce rôle et des privilèges qui y sont attachés, le régime sioniste, fondé comme il l’est sur ces privilèges, serait soumis aux attaques des masses à l’intérieur même d’Israël.
Cela ne signifie pas que les révolutionnaires ne peuvent rien faire en Israël sinon s’asseoir et attendre que soient créées les conditions objectives extérieures sur lesquelles ils n’ont aucune influence. Cela signifie simplement qu’ils doivent fonder leur activité sur une stratégie qui reconnaisse les caractéristiques originales de la société israélienne, plutôt que sur une stratégie qui reproduise les schémas du capitalisme classique. La tâche principale des révolutionnaires qui partagent ce point de vue est d’orienter leurs efforts vers ces couches de la population israélienne qui sont affectées par les résultats politiques du sionisme et qui doivent en payer les frais.
Ces couches comprennent la jeunesse israélienne, appelée à mener « une guerre éternelle imposée par le destin », et les Arabes palestiniens qui vivent sous la domination israélienne. Ces couches ont en commun des sentiments antisionistes qui en font des alliés potentiels dans la lutte révolutionnaire à l’intérieur d’Israël, et même dans celle qui est menée dans l’ensemble du Proche-Orient. Quiconque suit attentivement les luttes révolutionnaires dans le monde arabe prend conscience du rapport dialectique existant entre la lutte menée contre le sionisme à l’intérieur de l’Etat d’Israël et les combats entrepris pour une révolution sociale à l’intérieur du monde arabe. Une telle stratégie n’implique pas qu’il faille négliger toute activité militante parmi la classe ouvrière israélienne, mais elle signifie que cette activité aussi doit être soumise à la stratégie générale de la lutte contre le sionisme.
Quelle est la classe dirigeante ?
La subordination de toute l’économie aux objectifs politiques a caractérisé la colonisation sioniste dès le début, et permet d’analyser la nature originale de la classe dirigeante israélienne. La colonisation sioniste ne s’est pas développée selon le schéma capitaliste habituel fondé sur des facteurs de rentabilité. Les éléments bourgeois de cette colonisation ont toujours employé des travailleurs arabes, mais la bureaucratie travailliste sioniste a lutté contre cette tendance et a mené campagne pour « le travail juif seulement ». Cette campagne fut menée durant les années 20 et 30 et constitua le conflit principal au sein de la communauté sioniste en Palestine. Elle fut finalement couronnée de succès pour la bureaucratie travailliste, succès assuré en grande partie grâce à l’appui du mouvement sioniste mondial.
Cet appui s’explique par des considérations politiques, car l’objectif politique du sionisme fut dès le début l’établissement d’un Etat-nation purement juif en Palestine, et le départ de la population indigène. Dès 1895 Theodor Herzl écrivait dans son journal :
« Les terres privées dans les territoires qui nous ont été attribués, doivent passer progressivement des mains de leurs propriétaires dans les nôtres. Nous devons essayer de transférer pacifiquement les éléments les plus pauvres de la population hors de nos frontières en leur assurant du travail dans les pays d’accueil, mais dans notre pays nous leur refusons le droit au travail. Ceux qui ont des biens se joindront à nous. Les transferts de propriété foncière et le déplacement des éléments pauvres doivent se faire pacifiquement et avec tous les égards possibles. Laissons croire aux propriétaires fonciers qu’ils nous exploitent en obtenant de nous des prix surfaits. Mais aucune terre ne doit être revendue à ses anciens maîtres. »
C’est cette politique adoptée par le mouvement sioniste mondial qui fit pencher la balance en faveur de la bureaucratie travailliste sioniste en Palestine dans sa campagne pour « le travail juif seulement ». La défaite des éléments bourgeois aboutit à un modèle de direction à deux, dans laquelle la bureaucratie travailliste joua le rôle principal, et la bourgeoisie un rôle mineur. Cette coalition contribua à créer l’embryon d’une nouvelle classe dirigeante. Cette situation originale caractérise la société israélienne depuis les années 40. Si l’idéologie dominante dans toute société est celle de la classe dirigeante, on peut, lorsque l’identité de cette classe n’est pas très claire, partir de l’analyse de l’idéologie dominante pour déterminer quelle est la classe dirigeante. En Israël l’idéologie dominante ne fut jamais de caractère capitaliste. Elle rassembla des éléments bourgeois et des thèmes issus du mouvement travailliste sioniste. Ce mouvement avait d’ailleurs puisé dans l’idéologie du mouvement socialiste d’Europe orientale en la transformant pour exprimer les objectifs politiques du sionisme.
L’équilibre entre les éléments constituant la classe dirigeante n’est pas figé. Au cours des dernières années le poids de la bourgeoisie a été plus grand. L’une des manifestations de cette évolution est le conflit qui opposa madame Meir et monsieur Ben-Gourion d’une part, à leur disciple Dayan de l’autre, sur l’emploi des travailleurs palestiniens des territoires occupés dans l’économie israélienne. Madame Meir était absolument opposée à une telle politique, alors que Dayan, soutenu par le journal bourgeois Haaretz, en était partisan. Mais quelles que soient les différentes tendances du moment, la bureaucratie travailliste assure encore sa domination à travers ses trois centres de pouvoir : le gouvernement, l’Agence Juive et la Histadrouth. En ayant en main l’énorme appareil de l’Etat et des syndicats, elle assure sa domination sur la société israélienne et sur une grande partie de l’économie. En 1960, le secteur privé n’assurait que 58% de la production totale nette de l’économie israélienne, et il ne semble pas que cette proportion se soit sensiblement modifiée au cours de la dernière décennie.
Mais le pouvoir économique de la bureaucratie travailliste sioniste est bien plus grand que ne le suggère ce chiffre. En plus du contrôle direct de l’Etat et des syndicats, elle assure un contrôle bureaucratique indirect sur le secteur privé. Ce contrôle va bien au-delà d’une intervention ordinaire de l’Etat dans l’économie telle qu’elle se pratique dans de nombreux pays capitalistes. Toute l’économie israélienne, y compris le secteur privé, dépend des subsides provenant de l’étranger et qui presque tous transitent par des canaux contrôlés par l’Etat. En contrôlant le flux des subsides à travers la politique du ministère des finances et de l’Agence Juive, la bureaucratie oriente et règle ce flux.
Israël a une forme de capitalisme originale, dont la direction est assurée par une coalition de classes également originale. Le contrôle de la bureaucratie sur les fonds arrivant de l’étranger lui permet d’assurer son hégémonie sur les masses, non seulement dans les domaines politique et économique, mais même dans les différents aspects de la vie quotidienne. La majorité de la population est dépendante directement, et quotidiennement, du bon vouloir de cette bureaucratie, en matière d’emploi, de logement, de sécurité sociale. Certains des travailleurs qui se sont opposés à la bureaucratie, comme les marins au cours de la grande grève de décembre 1951, ont perdu leur emploi et dans certains cas ont été obligés d’émigrer. En matière de santé, l’organisation de la sécurité sociale étant entre les mains de la centrale syndicale Histadrouth, ceux qui refusent d’y adhérer ou qui la combattent sont privés d’assurance sociale. Le facteur fondamental de l’hégémonie de la bureaucratie sur le prolétariat, c’est la centrale syndicale Histadrouth dont le rôle a été analysé par Haim Hanegbi dans son article « La Histadrouth, syndicat-patron » (paru dans le numéro 3/4 d’Israc, édition française).[Note des rédacteurs du site Matzpen : le numéro 3/4 d’Israc n’est pas encore disponible sur notre site. En attendant, vous pouvez trouver la version anglaise de cet article de Hahegbi ici].
Les partis sionistes de droite
Si la Histadrouth est contrôlée par les partis sionistes de gauche, les deux autres centres de pouvoir, le gouvernement et l’Agence Juive, représentent un éventail plus large de l’opinion sioniste. Le système électoral est proportionnel, chaque parti présente une seule liste électorale à l’échelle nationale et les 120 sièges au Parlement sont répartis entre les partis ayant obtenu plus de 1 pour cent des voix.
Entre 1930 et 1960 le sionisme de droite comptait deux partis : les Sionistes Généraux et le Herout (parti de la liberté). Les Sionistes Généraux représentaient le capital privé sioniste en Palestine (les propriétaires de plantations d’agrumes, d’autres propriétaires fonciers, les industriels). C’était un parti capitaliste comme il en est en Occident, si ce n’est qu’il réclamait la limitation des pouvoirs de la Histadrouth plutôt que la transformation totale de l’économie en une économie privée.
Le Herout n’était pas fondé sur des intérêts économiques comme les Sionistes Généraux, mais sur un sionisme militant et extrémiste. Ses mots d’ordre étaient (à partir de 1930) : « Le Jourdain a deux rives, l’une nous appartient, l’autre nous appartient également – La Judée a été détruite par le fer et par le sang, la Judée revivra par le fer et par le sang. » Il réclamait une politique de conquête militaire plutôt qu’une politique de colonisation, qui était celle de la gauche sioniste. Le Herout utilisait des méthodes fascistes dans les années 30, y compris le port des chemises brunes et la terreur physique, et recrutait la plupart de ses adhérents parmi les Juifs orientaux, sensibles à ses slogans nationalistes simplistes.
Au milieu des années 60, ces deux partis fusionnèrent sous la direction du dirigeant du Herout, Begin, et formèrent le Bloc Herout-Libéral « Gahal » (en Israël « Libéral » signifie « conservateur »). Pour la première fois dans l’histoire d’Israël le parti Herout est entré au gouvernement à la veille de la guerre des six jours, pour participer au cabinet d’unité nationale. Mais il le quitta en août 1970 sur le problème de l’acceptation du plan Rogers qui impliquait un abandon des lignes de cessez-le-feu de 1967. Comme les partis de gauche, le Gahal reçoit la plupart de ses ressources financières de l’Agence Juive.
Les dilemmes de la gauche sioniste
Depuis les premières années du siècle jusqu’à nos jours, la gauche sioniste, et en particulier ces immigrants venus d’Europe orientale entre les années 1904 et 1914, a constitué la colonne vertébrale de l’entreprise sioniste en Palestine. Cette gauche a toujours été réformiste et nationaliste mais malgré cela elle s’est scindée en plusieurs partis, à la suite de conflits opposant son sionisme et son socialisme. Ces conflits peuvent être groupés en trois rubriques :
1) Politique extérieure : quelle attitude adopter à l’égard de l’impérialisme au Proche-Orient et dans le reste du monde, à l’égard du mouvement socialiste mondial, particulièrement lorsque la lutte contre l’impérialisme ou l’alliance avec les mouvements socialistes sont en opposition avec les aspirations sionistes.
2) Lutte de classes quelle attitude adopter vis-à-vis des employeurs juifs en Palestine, et vis-à-vis du secteur capitaliste à l’intérieur du sionisme.
3) Internationalisme socialiste : doit-on mener un combat commun ou séparé avec les ouvriers et paysans palestiniens contre le capitalisme en Palestine, et doit-on soutenir d’autres mouvements révolutionnaires.
Tous ceux qui s’affrontaient sur ces problèmes étaient encore des sionistes, c’est-à-dire que leur objectif principal était la création et le maintien d’une nation-état exclusivement juif, ainsi que l’immigration des Juifs du monde entier. En dehors de la gauche sioniste il y a toujours eu quelques groupes constituant la gauche antisioniste ; ils n’eurent pas à affronter les problèmes que nous évoquons ; ce qui les différenciait entre eux étaient des questions de stratégie et de tactique dans la lutte contre le sionisme et pour le socialisme en Palestine. Nous en parlerons plus loin.
Le plus important parti sioniste est le Mapai (parti travailliste israélien), fondé en 1930 de la fusion de deux partis plus petits, et parti dominant dans toutes les coalitions gouvernementales depuis 1948. A l’origine les deux partis composant le Mapai étaient d’accord sur la priorité donnée aux intérêts strictement juifs par rapport à la coopération avec les ouvriers et paysans arabes en Palestine. Cependant ils divergeaient sur le degré de collaboration de classe avec les employeurs sionistes, et ce n’est que lorsqu’ils parvinrent à un accord que la fusion fut décidée. Cet accord subordonnait les intérêts de classe aux intérêts sionistes parmi la communauté juive, et le Mapai mena la campagne pour « le travail juif seulement ».
Cette campagne avait pour but d’obliger les employeurs juifs à n’utiliser que de la main-d’œuvre juive, elle terrorisa aussi bien les employeurs juifs que les travailleurs arabes, et la violence fut souvent utilisée. Ce fut le principal conflit à l’intérieur de la communauté juive dans les années 30, conflit qui fut résolu au bénéfice du Mapai et lui assura une position dominante.
Des dirigeants comme Ben-Gourion, Eshkol et Golda Meir ont consacré tous leurs efforts à cette politique, et gardent en Israël une influence déterminante. Le Mapai ne s’est jamais considéré comme marxiste ou révolutionnaire, mais socialiste et réformiste. Bien que madame Meir ait parlé en 1950 du « socialisme de notre époque », le parti ne se réclame plus du socialisme. Dans tous les conflits entre l’impérialisme et les forces anti-impérialistes au Proche-Orient, ce parti a consciemment collaboré et même secrètement comploté (comme dans l’expédition de Suez) avec l’impérialisme. Il joue un jeu très clair dans le maintien de l’influence impérialiste dans la région et considère toute victoire des forces anti-impérialistes comme une menace pour Israël.
Après vingt-deux ans d’exercice du pouvoir, certains changements sont survenus dans le parti, dont le plus important est l’apparition d’une technocratie composée d’officiers qui occupent des postes dans l’économie en qualité d’administrateurs et de spécialistes. Ce groupe entre en conflit avec la vieille garde et représente l’influence grandissante de l’armée sur la politique d’Israël, à la fois par les techniciens de valeur qu’elle possède, et par le poids des problèmes militaires dans la période postérieure à la guerre des six jours. Lorsque Ben- Gourion fut chassé du pouvoir en 1965, de nombreux éléments de ce groupe se joignirent à lui pour former le Rafi (Liste des travailleurs d’Israël), mais lorsque ces technocrates se rendirent compte que Ben-Gourion ne reviendrait plus au pouvoir, ils se hâtèrent de revenir au parti dirigeant. Le parti récemment réunifié s’appelle Haavoda (le Travail), et il est à prévoir que lorsque la vieille garde aura disparu, d’ici quelques années, ce nouveau groupe sera la force politique dominante en Israël.
Le second parti en importance de la gauche sioniste est le Mapam (parti unifié des travailleurs) constitué dans les années 40 à partir essentiellement de la Hashomer Hatzair (la jeune garde). Le Mapam à l’origine se considérait comme marxiste et révolutionnaire et proposait un Etat binational en Palestine ; cependant la constitution devait garantir une majorité à la population juive, et jusqu’à ce que cette majorité soit atteinte, la Palestine devait rester sous mandat international. L’idée d’un Etat binational fut abandonnée en 1947 lorsque les Nations-Unies et l’Union soviétique acceptèrent la division de la Palestine.
Le Mapam a toujours été un peu gauche du Mapai lors de nombreux débats syndicaux, et, du moins verbalement, en matière de politique extérieure. Mais il est toujours resté fidèle au sionisme et cela l’a conduit à collaborer avec l’impérialisme comme dans l’opération de Suez. En politique intérieure, le Mapam suit toujours le Mapai, bien qu’en faisant des réserves, et il est l’instrument principal de défense du sionisme contre les critiques des socialistes marxistes et révolutionnaires à l’intérieur et à l’extérieure.
Depuis 1967 ce rôle est moins important. Le Mapam attache beaucoup d’importance à ses kibboutzim en tant que nouveau mode de vie communautaire ; mais il ne mentionne jamais que nombre de ceux-ci occupent des terres dont les paysans arabes ont été chassés, qu’il n’y a pas un seul kibboutz judéo-arabe, et que tous reçoivent des fonds du sionisme. Le Mapam parle du « droit des Juifs à l’autodétermination en Palestine », mais il n’entend pas par-là les droits de la population juive vivant actuellement en Israël, mais les droits politiques des Juifs du monde entier sur la Palestine. Comme tous les sionistes le Mapam insiste pour maintenir la « loi du retour » qui accorde automatiquement aux Juifs le droit à l’immigration et le refus aux autres. Comme tous les autres partis le Mapam est financé par l’Agence Juive, et cela lui permet d’entretenir un appareil de parti, une presse quotidienne et un réseau de propagande à l’extérieur.
Le conflit permanent qui l’oppose au monde arabe et aux éléments anti-impérialistes qu’il renferme, oblige le sionisme à dépendre de plus en plus de l’impérialisme, et crée une pression permanente qui pousse la gauche sioniste vers la droite. Au cours de sa longue route, depuis ses origines dans la Russie de 1905, la gauche sioniste a perdu l’un après l’autre ses mots d’ordre de révolution, socialisme et anti-impérialisme. Chaque pas vers la droite laisse derrière elle un groupe resté fidèle aux idéaux abandonnés.
Le dernier en date de ces groupes est le Siah (nouvelle gauche israélienne). Il fut formé après la guerre de 1967 par des membres du Mapam qui s’opposaient à la participation de leur parti au gouvernement. Leur principale critique porte sur l’absence d’initiative de paix dans la politique israélienne. Bien qu’ils se considèrent marxistes et révolutionnaires ils restent attachés au sionisme. L’éditorialiste de l’une de leurs publications a récemment écrit :
« Notre lutte pour modifier l’image de la société israélienne et pour asseoir une politique de paix doit se fonder, quoi qu’il arrive, sur l’affirmation de l’Etat d’Israël et sur les principes sionistes qui ont présidé à sa création. Tout abandon de ces principes éloignerait le Siah des buts qu’il s’est assignés à sa création. »
Ce groupe est soutenu par des jeunes hostiles à la ligne officielle. Lors de son deuxième congrès tenu à Tel-Aviv en novembre 1970 et qui fut suivi par 350 personnes, en majorité d’anciens militants du Mapam et du parti communiste Maki, les résolutions adoptées réclamaient la paix sans annexion de territoire arabe, la reconnaissance du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, des pourparlers avec les Arabes et les Palestiniens, enfin l’acceptation par Israël de la mission Jarring.
La gauche non sioniste
En dehors du camp sioniste il existe deux forces : le parti communiste Rakah et le groupe Matzpen. Le parti communiste israélien a été créé dans les années 20 et est devenu très vite un parti stalinien, ce qu’il est resté jusqu’à ce jour. Au cours de son histoire le parti a connu de nombreuses scissions, la plupart sur le problème de l’attitude à adopter vis-à-vis du nationalisme arabe. En général, le parti a toujours suivi la politique extérieure de l’Union soviétique. L’exemple le plus récent de l’absurdité des positions auxquelles une telle ligne conduit est le soutien apporté par le parti au plan Rogers. L’objectif de ce plan est de stabiliser la situation politique de la région et de consolider à la fois le régime sioniste et les régimes réactionnaires arabes. Au début le Rakah qualifiait le plan de tentative des Etats-Unis pour « sauver son influence chancelante dans le monde arabe ». Plus tard il appela à une lutte commune de toutes les forces de paix en Israël pour l’imposer. L’explication d’une position aussi absurde se trouve dans la politique soviétique, puisque le plan Rogers est le résultat d’un accord entre les Etats-Unis et l’Union soviétique.
En 1965 le parti communiste a connu une scission, lorsque la direction Mikunis-Sneh, qui ont toujours penché vers le sionisme, exigea une politique plus constructive vis-à-vis du sionisme. Ce groupe apporta son soutien à la guerre de 1967 et demanda son adhésion au Congrès sioniste. Bien qu’il ait gardé l’organe quotidien officiel du parti communiste, et usurpé son nom, le Maki n’a guère d’audience dans le pays.
L’autre fraction communiste conduite par Vilner et Touby reste le même vieux parti stalinien. Il a un nombre égal d’adhérents juifs et arabes et se présente sous le nom de « Nouvelle liste communiste » Rakah. Le parti communiste a toujours défendu les droits des Arabes palestiniens, et pas seulement leur droit à l’autodétermination, mais nombre de leurs droits dans la vie quotidienne en Israël. Il a mené une lutte courageuse, de tous les jours, dans les syndicats pour défendre les droits des Palestiniens. Mais il y a longtemps qu’il a abandonné toute théorie ou pratique révolutionnaire. Il consacre maintenant ses efforts à la propagande sur le thème de la voie pacifique vers le socialisme et considère que son objectif essentiel est « la paix et la démocratie ».
C’est cette absence de perspective révolutionnaire qui poussa un groupe de militants à quitter le Maki en 1962 pour former l’Organisation socialiste israélienne, plus connue sous le nom de son organe de presse, Matzpen (la boussole). Le groupe Matzpen a repris les positions du P.C. (unifié alors) sur le droit du peuple palestinien et du peuple israélien à l’autodétermination. Il donne la priorité à la lutte contre le sionisme et subordonne tous les autres problèmes, tels que le mouvement revendicatif de la classe ouvrière, à cette lutte. Il considère que la mise en échec du sionisme doit être le but primordial des révolutionnaires en Israël. En même temps il estime que la société israélienne, à la différence de la société blanche en Afrique du Sud, peut connaître un bouleversement révolutionnaire de l’intérieur, à condition qu’un tel développement soit subordonné aux développements révolutionnaires dans le monde arabe.
En dépit de ses forces modestes, le groupe Matzpen a obtenu une certaine audience parmi les jeunes en Israël, surtout après la guerre de 1967 à laquelle il s’est opposé. Le groupe a ouvert un dialogue avec les courants de gauche du mouvement de résistance palestinien, et du monde arabe. Il apporte son soutien aux luttes anti-impérialistes et à la lutte des Palestiniens contre la domination israélienne. Par contre il ne soutient ni le nationalisme arabe ni le nassérisme.
Récemment deux tendances ont quitté le Matzpen sur ces problèmes. La première considère la politique de lutte contre le sionisme comme inapplicable et propose une lutte de la classe ouvrière contre la politique de la bourgeoisie. La seconde considère le nationalisme arabe comme une force révolutionnaire. Cette scission était prévisible, mais la majorité des militants du Matzpen a choisi de rejeter ces deux lignes politiques.
Le Matzpen estime que les révolutionnaires en Israël ont un rôle important à jouer en contribuant à la mise en échec du sionisme à l’intérieur de la société israélienne. Et en cela le Matzpen se différencie non seulement du Siah et du parti communiste, mais aussi des groupes qui l’ont quitté.
Notre analyse s’est efforcée de mettre en évidence le caractère original de la structure de classes de la société israélienne, et la structure particulière de la classe dirigeante. C’est une société constituée par l’immigration et la colonisation d’un pays déjà peuplé, une société dont l’unité interne est maintenue grâce au conflit qui l’oppose à un ennemi extérieur. Dans cette société, la classe dirigeante est alliée à l’impérialisme et dépend de lui, mais elle ne sert pas l’impérialisme en exploitant économiquement le peuple israélien. Cette classe gouverne à travers un réseau d’institutions bureaucratiques qui se sont développées durant le processus de colonisation (la Histadrouth, l’Agence Juive) ; seule une couche limitée de cette classe assure sa domination par l’appropriation privée des moyens de production. Ces caractéristiques ne peuvent s’expliquer comme des résultats de la dynamique interne de la société israélienne. On ne peut les comprendre qu’en analysant la dynamique de l’entreprise sioniste dans son ensemble.
L’expérience du travail politique en Israël et les conclusions théoriques développées dans cet article nous amènent à la conclusion suivante au sujet de la stratégie de la lutte révolutionnaire en Israël : dans l’avenir immédiat la lutte politique contre la nature sioniste du régime doit passer avant toute autre considération. Cette lutte doit être menée pour gagner le soutien de tous ceux qui sont les victimes directes du sionisme. Cela comprend tous ceux qui, comme la jeunesse israélienne ou les Arabes israéliens, entrent en conflit dans leur expérience quotidienne avec le régime lui-même. C’est une stratégie qui vise à la destruction du caractère sioniste du régime.