A. Serfaty a souhaité que la précision suivante accompagne la publication de son texte :
« Si personnellement, comme militant révolutionnaire arabe, je me réjouis d’un dialogue avec le Matzpen, qui est à ce jour la seule organisation politique légale dans l’Etat d’Israël à nier les structures de cet Etat, cela n’implique pas l’acceptation du dialogue avec d’autres participants de la Table ronde organisée par Israc qui se refusent à nier ces structures. »
De notre part, cela n’appelle que deux précisions :
Sur le fond. Les militants d’Israc-Carise luttent contre l’appareil d’Etat israélien, expression locale du pouvoir international des classes dominantes, et contre les structures spécifiques de cet Etat (Etat non représentatif de sa population, mais seulement de ses habitants juifs ; pis : Etat pour les Juifs du monde entier et donc : lois favorisant le « retour » des Juifs, parallèlement au refus de laisser rentrer les Arabes réfugiés ou expulsés).
Mais bien qu’ils considèrent comme prioritaire la lutte contre l’oppression et la frustration que les masses palestiniennes subissent du fait de l’Etat d’Israël, ils ne « nient » pas, pour la population judéo-israélienne, le droit à des « structures », même étatiques, exprimant son autonomie socio-culturelle, étant entendu que ce droit ne pourra s’exercer librement, et sans opprimer le peuple palestinien, que dans le cadre d’une « union des pays socialistes du Proche Orient ».
Sur la méthode. On le voit : nous acceptons, quant à nous, la controverse et le dialogue même avec ceux qui pratiquent de « saints » ostracismes à cet égard.
Ce texte se fonde, quant aux textes publiés, sur les deux études de l’auteur parues in Souffles, nº 15 :
« Le judaïsme marocain et le sionisme »,
« L’Etat d’Israël est-il une nation ? »
Et, pour les relations culture-totalité concrète sur le texte de Karel Kosik, Dialectique du concret, Maspero, 1970.
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Sur le concept du judaïsme arabe
La démarche révolutionnaire et marxiste amène nécessairement à nier le concept de peuple juif. Pour des raisons profondes qu’il est inutile de rappeler ici, mais qui permettent de souligner que seule la solution révolutionnaire découlant du marxisme crée les conditions qui permettent de mettre fin à toute forme de racisme et par conséquent au problème fondamental qui a fait la question juive.
Cela étant, la négation du concept du peuple juif amène-t-elle à nier toute spécificité juive ? C’est l’idée qui a dominé jusqu’à ces années récentes les révolutionnaires marxistes, qu’ils soient ou non d’origine juive. La polémique fameuse de Lénine contre le Bund en était la justification, le soubassement idéologique résidant en fait dans l’idéologie bourgeoise laïque et cartésienne.
La réflexion sur la réalité concrète amène à réfléchir sur les fondements. Partant du marxisme comme philosophie de la praxis, rejetant toutes les déformations positivistes et imprégnées de matérialisme bourgeois, le militant retrouve la richesse du texte de Marx sur la question juive, opposant à la démarche laïque bourgeoise la conception de l’homme total. Il retrouve aussi la richesse dialectique des textes de Lénine où celui-ci oppose au mot d’ordre bundiste et réactionnaire de « culture nationale » juive l’intégration des traits progressistes de la culture juive à la création de « la culture internationale du mouvement ouvrier » et la nécessité pour les marxistes juifs russes d’apporter « leur obole (en Russe et en Juif) » à cette création. Alors ce militant s’aperçoit que Lénine, qui nie la « culture nationale » juive parle cependant de « nation juive ». Qu’est-ce à dire ? L’approche non européo-centriste nous aide à comprendre.
1) Pour cela il nous faut également remettre en question les conceptions cartésiennes, statiques de la nation, la société bourgeoise tendant à n’attribuer ce titre qu’à sa nation, à n’admettre pour les autres formes de groupements humains que la qualification de prénations, à ne même pas voir que cette forme de nation bourgeoise sera elle-même dépassée, à encore moins admettre que ces « prénations » puissent passer aux structures socialistes autrement que par le canal du capitalisme.
Dans les sociétés communautaires auxquelles correspondent les termes ambigus de « formations précapitalistes » et de « prénations », l’homme est encore, comme l’a souligné Marx dans son étude sur ces formations, un homme total, un homme dont la culture, elle-même fruit de tout le milieu concret historico-social, intègre les différentes composantes de l’homme, économique, politique, idéologique, et partant, religieuse.
Ces formations se constituent donc en umma, en communautés intégrant ces différentes composantes. Certes une ambiguïté demeure, largement entretenue par les classes dominantes et les intellectuels détachés du réel, résidu aussi des conceptions tribalistes, c’est que l’idéologie est le seul fondement de cette umma. Cette conception est alors le fondement théorique de l’idéologie des « frères musulmans », du sionisme, et autres idéologies fascisantes.
En fait, ces formations sont liées à la réalité concrète, à la terre, à la vie économique. Ne séparant pas cette réalité de la superstructure idéologique, intégrant l’ensemble dans la culture, il se forme ainsi, à l’intérieur d’une même réalité concrète, des communautés spécifiées par leur idéologie spécifique, c’est-à-dire par leur religion.
La démarche marxiste et l’analyse historique montrent que la totalité l’emporte sur la particularité, que donc, à l’intérieur d’une même société arabe, les communautés judéo-arabes, islamo-arabes, sont arabes. L’analyse historique montre que les idéologies ainsi spécifiées sont en rapport dialectique l’une avec l’autre, et en rapport dialectique avec l’environnement. Ainsi se forme-t-il des idéologies, des sous-cultures, judéo-arabe, islamo-arabe, spécifiques et complémentaires, intégrées dans une même culture, qui est la culture arabe. (Je ne puis ici parler de la sous-culture chrétienne-arabe de l’Orient arabe, fondant mon approche concrète sur la connaissance de la réalité concrète au Maghreb. Cependant, la « Lettre à des concitoyens chrétiens pour une certaine idée du Liban », publiée par le bulletin Al-Montada, n° 28-29, plaçant la « mise en disponibilité de l’Eglise au Moyen-Orient sous le signe de l’arabité » en est une illustration.)
Alors s’explique à la fois le rejet par Lénine du concept de « culture nationale » juive, le rejet de la division de l’école par nations, nationalités, ou minorités nationales, et le respect, non l’ignorance laïque bourgeoise, de ces spécificités communautaires, permettant par exemple « d’engager aux frais de l’Etat des professeurs spéciaux de langue juive, d’histoire juive, etc., ou de réserver un local officiel à des cours destinés aux enfants juifs, arméniens et roumains et même à un seul enfant géorgien ».
Alors s’éclaire aussi la terminologie de Lénine sur la « nation juive ». Il s’agit de la « communauté juive-russe » et non d’une « ethnie » comme le transpose fort mal Rodinson,1 communauté elle-même partie de la nation russe, comme nous pouvons parler, au sens même de Lénine, d’une communauté, d’une umma afro-américaine, partie de la nation américaine, ce qui n’apporte aucune justification à l’idée d’un « peuple noir ».
2) Les structures communautaires et les cultures en résultant se désintègrent plus ou moins sous l’effet du développement du capitalisme et sous l’impact colonial. Ainsi peuvent-elles être largement, sinon totalement, désintégrées actuellement dans la société capitaliste occidentale.
Elles sont par contre largement vivaces aujourd’hui dans le monde arabe. Même lorsque la désintégration physique de la structure a été opérée, comme c’est le cas par la transplantation massive des Juifs-Arabes en Israël, les cultures résultantes ne sont pas déracinées, et le sont d’autant moins qu’elles s’opposent à une entreprise réactionnaire de déculturation, et non d’acculturation, la « culture occidentale » ainsi nommée, à quoi on veut les réduire, n’étant plus qu’une réification totale de l’homme.
Par là même, il s’ensuit également que l’on ne peut parler de « nation israélienne », et si Rodinson a raison d’écrire : « C’est parce qu’on vit déjà ensemble dans une situation objective donnée, créée par l’histoire, parce que des facteurs objectifs préexistants vous lient à un certain nombre de groupes et d’individus désignés par des indices objectifs qu’on forme ensemble une ethnie et une nation », il ne lui sert à rien, sinon à prouver son subjectivisme et celui du terme ethnie, d’ajouter qu’il s’agit des « cas les plus nombreux » et que des exceptions existent telles que « l’ethnie israélienne ».
Dans les pays où ces structures communautaires et ces cultures sont vivantes, elles sont, comme l’écrivait Marx à Véra Zassoulitch, « le point d’appui de la régénération sociale », à condition de les insérer dans le processus révolutionnaire. Ce processus, se poursuivant bien au-delà de l’élimination de l’impérialisme, assurera l’intégration de ces structures communautaires dans une même construction nationale, dans un même épanouissement culturel, eux-mêmes partie de la construction d’une culture universelle.
Ainsi la construction révolutionnaire de la nation arabe, de la culture arabe révolutionnaire, comme apport à « la création de la culture internationale du mouvement ouvrier », cette construction dont le rôle principal est la révolution palestinienne face au pôle principal de l’entreprise impérialo-sioniste, est la réponse, la seule réponse humaine, non seulement pour l’ensemble du peuple arabe, compris le judaïsme arabe, mais aussi pour le judaïsme-yiddish transplanté en Palestine. Là encore, revenant à Marx, l’Etat démocratique que veulent construire les Palestiniens est précisément celui que Marx opposait, comme seule réponse juste à la question juive, à l’Etat a-humain de la société bourgeoise.
Abraham Serfaty
Rabat, le 16 octobre 1970.
[voir le suivant : La lettre de Nathan Weinstock]
- « Le marxisme et la nation », in l’Homme et la Société, nº 7. ↩