Introduction

L’évolution actuelle de la situation libanaise se décide fondamentalement en Syrie. L’indépendance libanaise s’est révélée n’être qu’un mythe longtemps bâti sur la multiplicité des dépendances qui s’opposent et se neutralisent. Un statu quo intérieur et extérieur était sauvegardé et un semblant de réalité étoffait cette entité irréelle.

« La force du Liban est dans sa faiblesse », déclarait il y a quelques années le chef des phalanges libanaises Pierre Gemayel… Il faut croire que la faiblesse n’a pas la vie assez longue ni assez dure pour perpétuer un État : le Liban paie aujourd’hui le prix d’une existence artificielle qui n’aurait jamais vu le jour sans l’intervention directe du colonisateur français… Il paie le prix de sa « neutralité » de fait dans le conflit israélo-arabe, le prix de sa double appartenance arabo-occidentale poussée aux plus extrêmes limites, le prix d’un clivage confessionnel inégalitaire récalcitrant à toute allégeance nationale unifiante, le prix d’un système économique générateur de profonds clivages sociaux, le prix enfin d’un système politique rétrograde qui ne peut contenir toutes ces contradictions qu’en les perpétuant… Qu’une rupture d’équilibre survienne en un point assez névralgique pour porter en même temps sur les rapports internes et externes constitutifs de ce pays et sa faiblesse apparaîtra pour ce qu’elle est… rien que de la faiblesse : un État de plus {de moins) aura vécu… Le mot « fin » pointe déjà à l’horizon. Peu importe que la géographie se mette ou non à la page de l’histoire, la politique en tous cas s’y soumettra : avec ou sans frontières géographiques, le Liban sera politiquement digéré par le monde arabe, la chimère d’un Liban occidental étant mort-née {définitivement enterrée avec la débâcle phalangiste et la désintégration de l’armée libanaise qui précédèrent l’intervention syrienne). C’est sur les modalités et le contenu de cette digestion que se déroulent les luttes actuelles et que se sont opéré les retournements des derniers mois : digestion en tant qu’entité fasciste ? syrienne ? pro-syrienne ? ou bien les combinaisons de certaines ou de toutes ces hypothèses ?

Il aura donc fallu l’enjeu palestinien pour qu’éclate la réalité libanaise et que se dévoile explosivement l’imprescriptible intégration du Liban dans le monde arabe, intégration matérialisée (force de la géographie, force de l’histoire et force tout court) par ta présence palestinienne et le poids syrien. Mais, si la place occupée par les Palestiniens était dès le départ plus qu’apparente, l’ampleur du rôle syrien actuel fait figure de révélation, jugulé qu’il était dans le passé par le facteur international, le voisinage israélien, l’équilibre de forces inter-arabes et une situation intérieure syrienne qui faisait de ce pays un malade politique, un champ de mouvance égypto-irakien plutôt qu’un pôle du monde arabe. Pourtant, les rapports syro-libanais et syro-palestiniens sont révélateurs de bien des prémices avant cette période… à la source même du Liban et dès la naissance de la résistance palestinienne.

I. La Syrie amputée du Liban

En 1920, les troupes du roi arabe Fayçal, venu régner sur la région syrienne, en application d’un accord conclu avec les Britanniques, se faisaient battre et refouler par les troupes françaises du général Gouraud venu prendre possession du même territoire, en vertu d’un autre accord contracté avec ces mêmes Britanniques. Les nouvelles autorités coloniales (elles se feront appeler « mandataires ») vont démembrer ce territoire en multiples Étatillons confessionnels. Mais cette partition entraîne rapidement un phénomène de rejet auquel ne survit que le minuscule territoire libanais aux côtés d’une Syrie dont toutes les autres parties ont dû être rapidement réunifiées.

Créé en 1920, cet État du Grand Liban a été taillé aux mesures de la suprématie des communautés chrétiennes (maronites surtout) qui y résidaient. A la montagne libanaise en majorité chrétienne sont rajoutées les villes côtières (Beyrouth, Tripoli, Saïda et Tyr), les plaines fertiles de la Békaa et du Akkar ainsi que le Jabal Amel (le Sud-Liban) à majorité musulmane… De quoi rendre le nouvel État le plus viable possible économiquement tout en lui sauvegardant sa raison d’être politique : une majorité dominante chrétienne. Les privilèges offerts à cette dernière sous l’occupation et l’administration françaises étofferont la politique des couches dominantes et du clergé maronite pour noyer dans l’œuf les débuts de symbiose nationale arabisante apparue face au joug ottoman à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. L’existence de l’État libanais devient le corollaire des privilèges chrétiens qui cesseraient d’exister le jour où le Liban intégrerait l’ensemble syrien. En conséquence, le nationalisme libanais ne sera que l’apanage des seuls chrétiens, le nationalisme des musulmans se tournant vers le monde arabe matérialisé géographiquement par la toute proche Syrie (même quand son pôle d’attraction politique se situera en Egypte nassérienne). Le premier, aux relents profondément isolationnistes à l’égard du monde arabe, prêchera son ouverture dans les eaux de l’« Occident chrétien » ou ira se chercher une identité chez les ancêtres mythiques de Phénicie ; le second verra sa dignité et ses droits retrouvés dans son unité avec un monde arabe anti-impérialiste qu’incarnera pendant quinze ans le nassérisme. Le nationalisme arabe des musulmans libanais trouvera un perpétuel répondant du côté syrien, à des degrés divers, il est vrai, suivant les nationalismes qui agiteront ce pays ou les nombreux régimes qui s’y succéderont. La Syrie n’avalisera jamais son amputation du Liban, ressentie comme une atteinte à son intégrité, comme le défi d’une enclave fortement occidentalisée à l’égard de son irrédentisme… Atteinte et défi qui se reflètent aussi dans toute leur mesure au niveau économique.

En effet, la Syrie se trouve dépossédée, du fait libanais, des trois quarts de son ouverture maritime. Le capitalisme libanais arrivera à canaliser et à capitaliser à son profit (au détriment des autres pays du Moyen-Orient arabe) les principaux retournements économiques, sociaux et politiques qui secouent les États limitrophes. La création de l’État d’Israël, les changements de régimes en Egypte, en Syrie et en Irak avec les nationalisations qui s’ensuivent font de Beyrouth le paradis des capitaux, de son port le principal port régional et du système économique libanais la principale courroie de-transmission de l’Occident capitaliste dans l’hinterland arabe (écoulement des produits manufacturés en un sens et drainage des capitaux pétroliers dans le sens contraire).

Alors que l’économie libanaise ne respire qu’en resserrant ses liens marchands avec le monde arabe qu’elle contribue à piller, la politique libanaise officielle est bâtie sur le desserrement maximalisé de la solidarité à l’égard des problèmes nationaux arabes (notamment le problème palestinien et le conflit israélo-arabe). Ce pays, qui n’a pas participé aux guerres de 1967 et de 1973, s’est toujours refusé à offrir des facilités guerrières réelles à la Syrie dont le flanc demeurait stratégiquement exposé du côté libanais à une éventuelle attaque israélienne.

En fait, les relations libano-syriennes ne se sont jamais normalisées : dès le départ, l’indépendance sous forme de deux États séparés n’aura été qu’un fait imposé à la Syrie et aux musulmans libanais par la volonté française puis britannique et par les chrétiens du Liban eux-mêmes comme prix de leur participation à la lutte contre le mandat français. Ce n’est que par la suite que certains services publics communs aux deux nouveaux États se scindent et que l’unité douanière est rompue (en 1950). Jamais cependant des relations diplomatiques ne s’établiront entre Beyrouth et Damas, dernier vestige officiel du refus syrien de se plier à la réalité d’un État libanais normalement constitué.

D’autre part, la « démocratie libérale » à la libanaise n’a pas manqué d’être une source de fréquents conflits entre les deux pays (souvent malgré la volonté des autorités libanaises officielles). Trop libre (malgré une censure parfois féroce) était la presse libanaise qui ne ménageait pas toujours le voisin syrien. Trop libres étaient les réfugiés syriens de droite et de gauche qui s’installaient et complotaient (?) à Beyrouth ; aussi la « grande sœur » ne manqua pas de faire le ménage sur les plates-bandes de la petite : le second bureau syrien s’est spécialisé au vu et au su des autorités libanaises en assassinats et enlèvements de toute sorte sur le territoire libanais.

C’est que les autorités syriennes ont toujours été conscientes de la dépendance du Liban à l’égard de la Syrie : dépendance géo-économique d’abord, la Syrie étant le seul passage terrestre vers le monde arabe ; dépendance politique ensuite, le centralisme politique libanais étant limité par le partage féodalo-confessionnel des pouvoirs et la partie musulmane du pays ne cachant pas ses sympathies syriennes (reflétant longtemps il est vrai son allégeance nassérienne).

Les partis et autres forces politiques de Syrie et du Liban faisaient d’ailleurs de leur prise de position concernant les rapports syro-libanais une des composantes maîtresses de leur pratique politique : « Non à la Syrie » pouvait-on lire en 1974-1975, écrit en très gros caractères d’imprimerie à tous les coins de rues d’Achrafieh (le quartier chrétien de Beyrouth). Le parti Baas (né en 1936) et le Mouvement nationaliste arabe (né en 1948), créés tous deux autour de l’unité arabe totale, faisaient de l’unification des deux pays un de leurs principaux leitmotive. Le parti communiste en Syrie et au Liban est resté en fait syro-libanais jusqu’en 1958 et même 1964, avant que le P.C. libanais n’acquière son autonomie. Le P.P.S. (Parti populaire syrien) prônait, comme son nom l’indique, l’unité de la Grande Syrie. Le nassérisme, enfin, a ébranlé les assises du Liban quand, à la suite de l’unité syro-égyptienne de 1958, un vaste courant nationaliste a agité la communauté musulmane de ce pays : le Liban ne rejoint pas l’unité syro-égyptienne d’alors, mais, à la suite d’une guerre civile de quelques mois, il met un terme définitif à son total alignement sur le camp occidental pour tenir compte également de la politique nassérienne et syrienne comme une des composantes maîtresses de sa politique étrangère et intérieure.

Reflétant la nature des régimes qui se sont succédé, l’impact syrien sur le Liban a été nationaliste, anti-impérialiste et (depuis 1959-1960) socialement progressiste, tous caractères plus ou moins authentiques qui voilaient la nature antidémocratique et répressive de ces régimes. Ce courant, s’il ne manquait pas d’influer profondément sur la politique libanaise, n’est jamais arrivé à emporter le Liban dans son sillage, changeant de nature dès qu’il en traversait les frontières, aspiré par la structure confessionnelle qui dressait automatiquement contre lui la moitié chrétienne autant qu’elle mobilisait à ses côtés la moitié musulmane. « Ni vainqueur ni vaincu », telle était la perpétuelle rengaine qui devait clore les conflits et servir de résultante libanaise aux luttes sociales et politiques qui agitaient le monde arabe, enflaient en Syrie, se répercutaient et ricochaient au Liban. Ce statu quo intérieur était sauvegardé (au prix de minutieux mais superficiels réaménagements) au bénéfice des privilèges chrétiens, de la perpétuation du pouvoir politique d’une couche de notables rétrogrades et du pouvoir économique d’une bourgeoisie d’affaires inégalement répartie entre les diverses confessions.

Nassérisme, baassisme, conflit israélo-arabe ont pu être de la sorte émoussés puis jugulés par cette structure libanaise. Mais tout devait changer avec la résistance palestinienne : cette fois-ci, le monde arabe sonnait aux portes… de l’intérieur. Corollairement, la Syrie trouvait sa position d’autant plus renforcée à l’égard de la scène libanaise qu’elle se trouvait en situation de force à l’égard des Palestiniens; et, inversement, sa position à l’égard des Palestiniens d’autant plus renforcée qu’elle se trouvait en situation de force à l’égard du Liban.

II. Les Palestiniens à l’épreuve syrienne

Comparée à leur statut social au Liban d’avant 1971 (Cf. Khamsin, n° 2, Les camps palestiniens au Liban, dans “La dispersion palestinienne” par Jacqueline Farhoud Jraissaty), la situation des masses palestiniennes de Syrie paraissait enviable. Leur insertion dans la société syrienne avait beau se faire au niveau des couches les moins nanties, ils avaient beau subir une discrimination de fait, il n’en demeure pas moins qu’ils jouissaient réellement du droit au travail et même à la fonction publique et au statut militaire, jusqu’à occuper certains postes assez élevés. Le fossé social et culturel qui les séparait des couches populaires syriennes était minime. Forts du poids politique et idéologique qu’occupait la question palestinienne au niveau syrien officiel comme au niveau des différents courants nationalistes arabes, ils n’étaient pas exposés en outre au même mépris qui piétinait systématiquement au Liban leur dignité d’hommes et de Palestiniens. C’est en Syrie aussi que se matérialisèrent leurs premiers espoirs combatifs : c’est là que s’était constitué le plus important contingent de l’Armée de libération palestinienne créé par la Ligue arabe. C’est là que se sont constitués et entraînés les premiers noyaux combattants du Fath et c’est à partir du territoire syrien enfin que furent lancées en 1965 les premières opérations de commandos palestiniens qui servirent de prétexte israélien au déclenchement de l’engrenage guerrier de 1967.

Mais, en servant de tremplin de départ et de soutien logistique à la résistance palestinienne, la Syrie accroissait au fur et à mesure la dépendance palestinienne à son égard. Dépendance d’autant plus importante que la Syrie était le seul des quatre États arabes jouxtant les frontières israéliennes qui donnait volontairement à la résistance un aussi large statut et qui refusait officiellement les divers plans de paix dont l’aboutissement se serait obligatoirement soldé par l’éviction des Palestiniens. La Jordanie d’abord, le Liban ensuite — où la résistance a pu acquérir une meilleure situation et une réelle autonomie — se sont vus par contre imposer cet état de fait par la force, celle des Palestiniens et de leurs alliés libanais et jordaniens à l’intérieur, celle des autres États arabes, de la Syrie notamment, à l’extérieur. Mais, en Jordanie comme au Liban, cette existence palestinienne ainsi propulsée par la guerre de juin 1967 et qui allait fondamentalement à l’encontre de la structure des régimes en place et de leurs attaches internationales était continuellement menacée. Aussi, au lieu de permettre à la résistance de s’autonomiser réellement par rapport à la Syrie comme elle l’a fait par rapport à l’Égypte, la politique jordanienne ou libanaise vis-à-vis des Palestiniens les soumettait obligatoirement à la protection syrienne. Et, de fait, l’intervention militaire syrienne en Jordanie lors du « Septembre noir » (1970) sauva la résistance palestinienne d’une débâcle totale… pour quelques mois tout au moins.

Cette débâcle survenue en 1971 allait soumettre encore plus vitalement la résistance aux « faveurs » de la Syrie devenue pour un temps (jusqu’à son renforcement au Liban en 1972-1973) son principal centre. La Syrie devait d’ailleurs jouer un rôle principal dans la construction du fait palestinien au Liban. En 1969 comme en 1973, elle réagissait violemment à la répression qu’y subissaient les Palestiniens, fermant ses frontières libanaises, isolant ce pays de l’hinterland arabe et y intervenant militairement (directement et indirectement). Si à partir de 1972-1973 le Liban centralisait le principal des activités palestiniennes, c’était donc grandement en accord avec les autorités syriennes et grâce au soutien de la Syrie qui, outre son interventionnisme libanais, continuait à constituer une base arrière vitale, où la résistance établissait ses principaux camps d’entraînement. De plus, la guerre d’octobre 1973 entraînant rapidement le régime égyptien dans la valse des concessions à la diplomatie américaine, la Syrie cristallisait deux années durant aux yeux des Palestiniens l’espoir qu’ils ne seraient pas bradés au profit du roi Hussein ou d’un accord quelconque israélo-américano-arabe.

Les Palestiniens n’étaient pourtant pas dupes de la politique syrienne dont les contraintes ne manquaient pas de s’exercer à la mesure de leur dépendance et du soutien dont ils bénéficiaient. La « solidarité nationaliste arabe », le soutien désintéressé à la « cause palestinienne sacrée » et autres thèmes entonnés par la propagande officielle ne touchaient plus que superficiellement une opinion publique devenue blasée à force d’être gavée de slogans. Le coup d’État de Hafez Assad (novembre 1970) représente à ce niveau un véritable tournant : le passage au « réalisme » politique, accompagné d’un usage cynique (et non plus sentimental) de la démagogie, d’où le rapprochement avec les autres pays arabes hier encore considérés comme défaitistes et droitiers, d’où corollairement un soutien plus dosé et une attitude plus ferme à l’égard de la résistance. L’intervention syrienne de septembre 1970 en Jordanie s’était d’ailleurs produite malgré l’opposition du ministre de la Défense d’alors, qui n’était autre que l’actuel chef d’État syrien. Conscient du changement intervenu à Damas, le roi Hussein, cassant l’accord conclu à la suite de Septembre noir, entreprenait la liquidation systématique de toute présence armée palestinienne en territoire jordanien… Chose faite en été 1971 sans que la Syrie ne bouge militairement… se refusant même à dépêcher l’Armée de libération palestinienne établie sur son territoire. Les mouvements des Palestiniens en Syrie même étaient par ailleurs soumis à un tel encadrement politique, militaire et organisationnel des autorités légales que leur autonomie ne s’exerçait plus que sous autorisation syrienne. L’armement lourd qu’ils recevaient d’autres pays arabes était immédiatement réquisitionné, et l’armée syrienne ne manquait jamais de prélever un quota assez élevé sur tout soutien logistique que recevait l’O.L.P. Les dissensions politiques palestino-syriennes ne manquaient pas non plus : des dizaines de militants palestiniens et même de hauts dirigeants du Fath durent connaître les prisons syriennes. En 1973, la radio palestinienne qui diffusait à partir du territoire syrien était fermée et ses responsables arrêtés pour avoir critiqué le roi Hussein (alors en rapprochement avec le régime syrien).

Mais c’est surtout en occupant la résistance palestinienne de l’intérieur que le régime syrien allait tenter de la soumettre totalement. La scène palestinienne devenait ainsi elle-même le cadre et l’enjeu d’une lutte larvée syro-palestinienne dont le lourd contentieux devait se régler par les armes dans les rues de Beyrouth en juin 1976.

— Parcouru par divers courants, le Fath, cette colonne vertébrale de la résistance palestinienne, devait manœuvrer subtilement entre les différents régimes arabes afin de gagner le soutien de tous et contrebalancer le poids de ‘un par le poids des autres… Tâche d’autant plus difficile que certains courants internes de cette organisation ne cachaient pas leur allégeance à certains régimes (courant pro-saoudien : Khaled el-Hassan ; courant pro-irakien : Abou Nidal). Le gros du Fath était cependant composé de courants qui, au-delà de leurs divergences plus ou moins importantes, demeuraient jaloux de l’indépendance de leur organisation et très susceptibles notamment vis-à-vis de la mainmise syrienne, la plus dangereuse et la plus réelle. Aussi les adeptes trop flagrants de l’Irak ou de l’Arabie Saoudite étaient-ils exclus ou écartés, alors que la Syrie,qui infléchissait souvent la politique du Fath et lui imposait ‘importantes concessions, ne réussissait même pas à y constituer un courant.

— L’O.L.P., la centrale unitaire des Palestiniens, dominée en fait par le Fath, est le cadre de conflits qui débordent la scène palestinienne, reflètent les divergences arabes. C’est à ce niveau que se développe principalement la lutte d’influence entre le Fath d’un côté, la Syrie de l’autre. Celle-ci y dispose en effet d’une double présence imposante.

1) La Saïka. Cette organisation, jadis constituée par les baassistes de gauche au pouvoir à Damas, est devenue avec le coup d’État de Hafez Assad, le cheval de Troie de la Syrie au sein de la résistance palestinienne. Véritable mercenariat de chômeurs palestiniens ou syriens, elle ne compte à son palmarès aucune véritable opération militaire contre Israël. Gonflant ou dégonflant tel un ballon de baudruche selon l’usage que comptent en faire les autorités syriennes, elle chiffre suivant le cas quelques centaines ou plusieurs milliers de combattants (quand s’y ajoutent des soldats de l’armée syrienne, parfois par régiments entiers ou quand un budget surgonflé soutient la « conviction » des nouvelles recrues). Présence menaçante pour l’autonomie de la résistance, elle lui fut cependant d’une aide importante en 1969 et en 1973 face au régime libanais, avant de devenir au cours des derniers événements l’instrument principal par lequel la Syrie a espéré subtiliser l’O.L.P., soumettre les autres organisations palestiniennes et éluder le mouvement progressiste libanais.

Quoi qu’il en soit, le régime baassiste de Damas aura été le seul des régimes arabes qui, à défaut de réussir une percée authentiquement représentative au sein de la scène palestinienne, aura quand même réussi à y constituer avec la Saïka un prolongement politico-militaire indéniable.

2) L’Armée de libération palestinienne. Constituée en 1964, dans la foulée de l’O.L.P. et sous la houlette de divers régimes arabes, l’Armée de libération palestinienne comprenait trois brigades : Hittine, Al-Kadissia et Aïn Jallout, respectivement intégrées aux armées syrienne, irakienne et égyptienne. La Syrie y jouait un rôle prédominant : la brigade Hittine étant la plus nombreuse et la mieux armée des trois. Son chef, Boudeiry, qui ne cachait pas son allégeance syrienne, était le général en chef de l’A.L.P. Avec la rénovation de l’O.L.P. qui se mettait en 1969 à l’heure de la résistance palestinienne et l’incorporation d’une quatrième brigade, fathiste celle-là (Al-Yarrmouk), plusieurs conflits devaient éclater entre Yasser Arafat et Boudeiry, celui-ci appuyé par la Syrie et refusant de se soumettre aux directives de celui-là.

— Enfin, pour renforcer ses positions palestiniennes, le régime syrien jouait les différentes organisations palestiniennes les unes contre les autres. Clouant au pilori les mouvements minoritaires du Front du refus qui cherchaient leur soutien en Irak ou en Libye, il courtisait le F.D.P.L.P. (Front démocratique populaire de libération de la Palestine) à qui il accordait certaines facilités, espérant le voir constituer avec la Saïka un axe concurrent du Fath.

III. La Syrie à la veille de la guerre libanaise

A l’heure de Kissinger, les rapports fondamentaux syro-palestiniens et syro-libanais que nous venons de décrire n’expliquent pas à eux seuls le comportement de la Syrie dans la guerre civile libanaise. Il s’agit tout au plus de données de base dont le caractère explicatif dépend de leur insertion d’abord dans le conflit moyen-oriental qui régit toute la politique extérieure (et intérieure) syrienne dans leur articulation, ensuite sur la scène libanaise dont la structure s’est révélée propice (au-delà de son enjeu) à concentrer explosivement les principales composantes de ce conflit.

Le second accord du Sinaï traité sous la houlette de Kissinger devait consommer la rupture syro-égyptienne. Le Golan n’étant pas négociable au même titre que le Sinaï, la Syrie ne pouvait faire sienne la politique de Sadate… Tout indiquait au contraire que la négociation unilatérale de celui-ci rendait encore plus difficile la négociation de celui-là. Israël, en lâchant du lest sur le front égyptien, en retirait des concessions fructifiables au multiple sur les fronts syrien et palestinien où elle pouvait durcir ses positions.

Le régime de Hafez Assad se trouvait d’autant plus démuni qu’il ne pouvait même plus procéder au chantage militaire depuis que l’Égypte s’était engagée à ne participer à aucune offensive contre Israël et que l’Irak avait retiré ses troupes. La Syrie se trouvait de la sorte en conflit ouvert avec ces deux États qui y disposaient traditionnellement d’une influence sensible. L’aide soviétique économique et surtout militaire (dont l’ampleur augmentait à mesure que se consommait la rupture entre l’U.R.S.S. et l’Égypte) devenait elle-même relativement inefficace, le conflit israélo-arabe étant entré dans une phase politique où les États-Unis disposaient des cartes maîtresses. Isolé, le régime syrien gardait cependant certains atouts dont l’usage adroit et décidé allait lui permettre de « reflotter » sur cette mer politique moyen-orientale, tantôt agitée, tantôt stagnante, et d’y devenir l’un des principaux courants.

1) Ne pouvant brader le Golan (il y va de sa survie), le régime de Assad décide de monnayer son durcissement forcé sur ce point par d’autres concessions fondamentales tant au niveau intérieur qu’extérieur : libéralisation économique et dénationalisations, rapprochement avec les États-Unis et l’Arabie Saoudite. En fait, il décide d’emprunter cette même voie égyptienne si violemment et si systématiquement décriée par ses organes de propagande… Mais ce ne sera pas une voie complémentaire ou subalterne au rapprochement égypto-américain, plutôt une voie parallèle qui cherche à substituer la Syrie à l’Égypte comme principal interlocuteur arabe des États-Unis dans la solution du conflit moyen-oriental. C’est à cette seule condition que le régime syrien pourrait entamer des négociations avec Israël qui serait amené (par la pression américaine notamment) à accorder à la Syrie des conditions au moins aussi favorables qu’à l’Égypte.

2) La Syrie évitait cependant de trop distendre ses liens avec l’Union soviétique qui demeurait malgré tout son principal fournisseur, tout en lui servant d’importants éléments de chantage face au camp occidental et à l’Arabie Saoudite : les liens syro-soviétiques deviennent de la sorte un des propulseurs du resserrement des rapports syro-occidentaux. Ainsi le régime syrien dénonce la politique kissingérienne du « pas à pas » ; il prône parallèlement la tenue de la Conférence de Genève qui, tout en brisant l’isolement syrien (et palestinien), réintroduirait l’U.R.S.S. sur la scène du conflit moyen-oriental au même titre que les États-Unis… à moins que ceux-ci n’envisagent de meilleures dispositions à l’égard de la Syrie qui dans ce cas serait à son tour plus favorable aux initiatives américaines… La tenue de la Conférence de Genève serait du coup moins urgente pour la politique syrienne et l’U.R.S.S. devrait chercher d’autres adeptes de sa participation à la valse politique régionale.

Le régime syrien dispose à ce propos d’un assez large champ de manœuvres à l’égard de l’U.R.S.S., conscient que celle-ci n’arrêterait de le soutenir que dans des cas extrêmes qu’il se garde d’atteindre… pour le moment. C’est que la politique étrangère soviétique ne trouve plus au Moyen-Orient que des sables mouvants : les négociations israélo-arabes conséquentes à la guerre d’octobre 1973, l’argent saoudien surgonflé par la crise internationale de l’énergie et le nouveau rôle économico-politico-militaire de l’Iran lui ont grignoté les unes après les autres presque toutes ses positions, au point que la Syrie demeure son seul point d’appui. Aussi Moscou ne peut-elle contrecarrer efficacement l’évolution droitière à l’intérieur, et pro-occidentale à l’extérieur, du régime de Hafez Assad, mais tout au plus la limiter momentanément et la ralentir.

3) Si la Syrie se trouvait affaiblie du fait de l’accord égypto-israélien, il n’en reste pas moins que l’ampleur de celui-ci dépendait avant tout de l’attitude syrienne. Que la Syrie se cantonne dans un refus, adroitement camouflé par une propagande nationaliste, et la paix égypto-israélienne ne sera rien de plus qu’une paix comme les autres, c’est-à-dire une trêve. Pour qu’une paix séparée et transitoire devienne le prélude à une « solution définitive » du conflit israélo-arabe, l’acceptation syrienne apparaît comme une condition sine qua non (les autres refus, émanant d’autres États arabes ou de mouvements palestiniens, étant considérés comme démagogiques, négligeables ou maîtrisables). La Syrie réussissait en conséquence à gripper l’engrenage kissingérien en refusant les concessions territoriales revendiquées par Israël, en entreprenant une campagne qui empêchait le régime égyptien de persévérer tout seul sur la voie de la réconciliation avec Israël et en mettant en échec les possibilités d’accord séparé israélo-jordanien {les tentatives d’accord israélo-« palestinien » ayant par ailleurs lamentablement échoué en Cisjordanie).

4) Sacrifié par les autres régimes arabes sur l’autel de cette « question palestinienne sacrée » à laquelle il faut bien payer un prix pour y mettre un terme, le roi Hussein avait perdu tout espoir de récupérer un jour la Cisjordanie accordée de jure à l’O.L.P. en conséquence du sommet arabe de Rabat. Or voilà que le sinistre promoteur du Septembre noir se range en 1974 sur les positions de la Syrie, dont l’alliance prévaut sur les attaches naturelles qui le lient aux États-Unis et à l’Arabie Saoudite. Mieux, un organisme commun va relier les gouvernements des deux pays dont les deux armées sont dotées elles aussi d’un état-major commun. On parle même d’une future union confédérale. Comment une telle alliance a donc pu se nouer ? C’est-à-dire quel intérêt y trouvait le régime jordanien? Tout simplement la renaissance de l’espoir de retrouver à nouveau « sa Jordanie »… promesse syrienne, mais qui a son poids : la Syrie n’est-elle pas l’État qui maîtrise le mieux les Palestiniens et qui peut donc leur imposer de se soumettre à toutes ses promesses ? La reconnaissance arabe des droits palestiniens de l’O.L.P. ne peut-elle pas être détournée en pratique par le régime syrien — et même en théorie : l’O.L.P. ne peut-elle pas changer de main et devenir entièrement pro-syrienne ? D’ailleurs le régime hachémite n’avait plus que cette branche à laquelle se raccrocher, si mince soit-elle.

5) Le régime de Hafez Assad poussait le cynisme jusqu’à obliger les Palestiniens, eux aussi liés à la Syrie par une « direction commune » politico-militaire, à accepter l’alliance syro-jordanienne (dont on voulait leur cacher le terrible enjeu) et même à y participer. L’O.L.P. ne pouvait que s’y plier, non seulement par soumission à l’emprise syrienne, mais aussi parce que le danger de cette alliance ne lui apparaissait qu’au futur, alors qu’elle en avait besoin actuellement pour écarter un danger plus immédiat : celui des accords séparés égypto-américano-israéliens qui, s’ils bradaient les intérêts syriens, menaçaient encore plus ceux des Palestiniens. Ils n’avaient, en effet, aucun espoir de rassembler Gaza et la Cisjordanie dans un État gouverné par l’O.L.P. si des accords partiels excluaient des territoires occupés les autres régimes arabes. Tant que les Israéliens ne consentaient pas à lâcher le Golan, les Palestiniens voyaient donc leurs intérêts concorder avec ceux du régime de Hafez Assad. En attendant, ce sont eux qui servent (volontairement jusqu’en 1976) de moyen de pression à celui-ci, qui bénéficie de la sorte de l’exclusivité de cette carte palestinienne — que se partageaient auparavant plusieurs régimes arabes — afin de l’échanger, le moment venu, contre des récupérations territoriales et des avantages politico-économiques négociés.

En 1974-1975, le régime syrien réussissait donc par une politique tous azimuts à se rapprocher des U.S.A., sans lâcher l’U.R.S.S., et à constituer un axe syrien satellisant paradoxalement Jordaniens et Palestiniens face au pôle saoudo-égyptien, tout en gardant d’excellentes relations avec l’Arabie Saoudite. S’il n’a pas trouvé de voie au déblocage de la question du Golan et de ses rapports avec Israël en général, il a réussi par contre — en s’imposant comme une des principales (la principale ?) clés de la situation régionale — à étendre son blocage à toute la région.

C’est à ce moment-là que survinrent les événements du Liban : l’incohérence apparente et l’inattendu des retournements cachèrent pour un moment l’unicité de l’enjeu et de la politique syrienne, dont nous avons tenté de brosser les principaux traits. Mais, comme dans ces pièces de théâtre où un événement absolument inattendu vient interrompre la continuité, et où la clé n’est donnée que par un bouleversement final qui rétablit une vérité réelle (fût-elle paradoxale en apparence) à la place de la « vérité » illusoire, les troupes de Hafez Assad, surgissant au Liban un matin de juin 1976, rétablissaient la vérité… de la politique syrienne. Et, comme dans une pièce de théâtre, ce ne fut un coup de théâtre ni pour les acteurs (du moins les principaux) ni pour les metteurs en scène, mais pour les seuls spectateurs et « critiques d’art ».

IV. La Syrie dans la guerre civile libanaise : de la neutralisation à la tutelle

La place dévolue au Liban dans le projet politique syrien n’outrepassait guère en 1974 la neutralisation de ce pays. Le régime syrien avait en effet fort à faire, usant de son impact traditionnel et de la carte palestinienne, pour y contrebalancer l’allégeance fondamentalement pro-américaine du régime politique, la nature libéralo-importatrice du système économique et l’influence très réelle de l’axe Ryad-Le Caire. Neutralisation réussie grâce notamment aux Palestiniens qui recueillaient le gros de l’héritage nassérien et, le détournant de l’Égypte sadatienne, en faisaient bénéficier la Syrie ; grâce aussi à la gauche libanaise qui ne cachait pas son alliance avec un régime qui dénonçait l’accord du Sinaï. Le régime de Soleiman Frangié évitait donc sagement, quoique, à son corps défendant, de se ranger derrière les thèses américano-saoudo-égyptiennes. Les Syriens et les pro-syriens du Liban ne négligeaient d’ailleurs aucune initiative pour favoriser cette neutralité. La section libanaise du parti Baas, par exemple, entamait des « discussions » avec le parti phalangiste, et son secrétaire général, assistant au dernier congrès en date de celui-ci (en 1974), ne manquait pas d’y prononcer une allocution particulièrement élogieuse à son adresse.

Quand éclata, en avril 1975, la guerre civile au Liban, la Syrie y vit immédiatement une tentative de briser la « neutralité » de ce pays en l’alignant résolument sur le camp égypto-saoudien. Les phalangistes, soutenus par l’État libanais, ne s’en prenaient-ils pas aux alliés palestino-progressistes de la Syrie ? L’affaiblissement de ceux-ci n’était-il pas de facto un affaiblissement de l’influence syrienne ? Les Palestiniens ne traversaient-ils pas justement à l’époque une de leurs plus mauvaises passes avec le président Sadate qui en était arrivé à les menacer d’un bain de sang au Liban ?

Ainsi la politique syrienne dans cette phase du conflit libanais se résumait-elle de la sorte : mettre en échec la manœuvre de la droite libanaise appuyée par l’État officiel en soutenant Palestiniens et progressistes libanais ; mais ne pas intervenir de manière officielle et directe afin de ne pas créer les conditions d’une possible intervention israélienne au Sud-Liban. D’où une démarche bien dosée aux nécessités de cette politique : l’intervention syrienne prit juste assez d’ampleur, alternant le militaire et le politique, pour juguler un retournement défavorable. D’ailleurs, elle n’avait pas fort à faire, Palestiniens et progressistes libanais s’avérant rapidement à la hauteur de la situation militaire. Il suffisait que la menace d’une possible intervention syrienne soit assez sérieuse pour limiter les interventions extérieures en faveur des phalangistes et entraver le recours à l’armée officielle de l’État libanais. Dès lors, la Syrie n’avait plus qu’à laisser la résistance palestinienne installer sur son territoire des camps d’entraînement massif pour les militants palestiniens et libanais, qu’à laisser transiter armement et matériel provenant d’autres pays arabes ou étrangers (sur lesquels l’armée syrienne se permettait même de faire des coupes) et laisser passer en territoire libanais deux brigades de l’Armée de libération palestinienne : Aïn Jalout qui se trouvait en Egypte et Al-Kadissiya qui se trouvait en Irak (la brigade Hittine, d’obédience syrienne, resta sagement en Syrie durant cette première phase de la guerre libanaise).

Bien sûr, la Syrie introduisit des armes au Liban et en quantité, bien sûr la Saïka bénéficia d’un appoint militaire et financier exceptionnel de Damas, ce qui lui permit d’enfler rapidement et de se répandre largement en distribuant armes et argent dans toutes les zones musulmanes du pays, mais aucun rôle militaire de quelque importance ne fut joué par cette organisation. Et la Syrie de récolter les fruits de cette politique. Mieux qu’une mise en échec du plan phalangiste initial, mieux qu’une neutralisation du Liban, le régime de Hafez Assad aboutissait à y renforcer notablement ses positions. En effet, retournant le projet phalangiste, Palestiniens et progressistes libanais se sont imposés avec plus de force dans le pays, amplifiant d’autant la situation qu’y occupait la Syrie : celle-ci devenait à plus d’un titre l’arbitre de la situation ; centre de soutien vital des Palestiniens progressistes, elle apparaissait de ce fait aux phalangistes et au régime libanais comme le seul recours ayant assez de poids pour faire pression sur eux… ayant d’autant plus de poids que ni Israël ni le monde occidental ne sont accourus efficacement à la rescousse de la « chrétienté libanaise ». De même la Syrie apparaissait, elle comme la seule autorité capable de jouer le rôle d’arbitre (rôle que lui disputait partiellement le Fath) entre les chefs musulmans traditionnels et la gauche libanaise. Les envoyés syriens (notamment A. H. Khaddam, le ministre des Affaires étrangères) et les délégués permanents de Damas (surtout Zouhair Mohsen, le chef de la Saïka) devenaient des hommes clés de la scène libanaise, jusqu’à s’y conduire parfois comme une autorité de tutelle. Des leaders musulmans connus pour leurs multiples allégeances, concomitantes ou successives, devenaient de véritables hommes de main de la Syrie, dans le seul espoir de retrouver un jour une parcelle de leur pouvoir traditionnel, ébranlé radicalement par le nouveau mouvement de masse. Ce fut notamment le cas du Premier ministre Rachid Karamé et du chef spirituel de la communauté chiite, Moussa Sadr. Dans la rue musulmane, les derniers suppôts de l’Égypte qui n’avaient pas rejoint le Fath s’alignaient sur la Syrie pour survivre (notamment l’Union des forces du peuple travailleur, prétendument nassérienne).

L’évolution de la situation devait amener le chef du parti phalangiste (dont les milices s’étaient entre autres spécialisées dans l’assassinat massif d’ouvriers émigrés syriens) à se rendre à Damas (le 6 décembre 1975) pour traiter avec les Syriens ; entreprise qui n’était pas du goût de l’aile la plus dure de la droite de ce parti qui massacra en ce « samedi soir » près de 250 civils musulmans. L’engrenage entraîna vers l’escalade, dont le sommet se situa en janvier 1976, la droite usant sa dernière cartouche avant de se plier à la volonté syrienne : c’est l’attaque de la Quarantaine et du camp palestinien de Dbayéqui qui provoque la réplique palestino-progressiste de Damour et l’entrée en force de l’Armée de libération palestinienne cantonnée en Syrie dans les plaines de la Békaa et du Akkar. L’équilibre des forces est tel que le président de la République libanaise n’a d’autre issue que de se rendre à Damas où il traite avec le chef de l’État syrien de l’avenir du Liban : c’est le « Document constitutionnel », censé combler les aspirations des communautés musulmanes à l’égalité en institutionnalisant par écrit (donc en confirmant) le système confessionnel sur la base moitié-moitié. Une concession indéniable de la droite chrétienne mais qui profite fondamentalement à la droite musulmane traditionnelle. Aucune des revendications de la gauche n’y figure ; à savoir, notamment, la laïcité de l’État (et non l’institutionnalisation du confessionnalisme) comme solution radicale à la discrimination confessionnelle, et la démocratisation des institutions par l’instauration du système de la proportionnelle en matière électorale. La résistance sauvegarde ses droits, mais, par ce « Document », véritable traité syro-libanais, elle se trouve de jure placée sous la tutelle syrienne au Liban, sous prétexte que Damas devient garante des rapports palestino-libanais.

D’autre part, ledit « Document », loin d’opter pour une démocratisation accrue de la scène libanaise, ne manque pas de lancer un coup de griffes aux libertés de la presse de Beyrouth qu’il s’agit de « réorganiser ». En un mot, la Syrie obtient tout : la reconnaissance chrétienne ; la soumission officielle et dans les formes, pour la première fois, des autorités de l’État libanais ; l’éviction de fait de la gauche libanaise et l’effacement d’un projet laïc et progressiste, aux effets contagieux, trop menaçant pour la Syrie ; le retour en force des chefs musulmans traditionnels prosyriens et enfin (surtout ?) la tutelle sur les rapports palestino-libanais parallèlement à la mise hors jeu (relativement du moins) des influences arabes internationales, traditionnellement concurrentes au Liban. Le Liban s’intégrait de la sorte à l’axe syrien dans la région. Le projet phalangiste droitier se terminait donc mal pour les phalangistes qui n’avaient plus d’autre recours que la politique du pire (à savoir le choix entre deux solutions arabes : la Syrie ou le camp palestino-progressiste). Il se terminait aussi par une déception de la gauche libanaise, compte tenu du rapport de forces sur le terrain.

Ne pouvant s’en prendre à la Syrie de front, Palestiniens et Libanais de gauche ne pouvaient que se plier momentanément et tactiquement à cet accord conclu grâce à eux, mais en fin de compte contre eux. La nouvelle situation allait exacerber la contradiction syro-palestinienne au point que les facteurs de rupture contredisaient sérieusement les facteurs d’alliance entre les deux parties : plus forte au Liban, la Syrie voyait par là le moyen d’augmenter de manière décisive la dépendance palestinienne à son égard. Raisonnement exactement inverse pour le Fath : le Liban demeurait le seul endroit où il avait pu imposer une certaine liberté de ses mouvements ; maintenant qu’il s’y était énormément renforcé, il devait gagner une plus grande indépendance, notamment à l’égard du régime syrien. D’où une rivalité de moins en moins feutrée à tous les échelons de la vie politique libanaise et palestinienne — les journaux laissaient même filtrer des rumeurs sur des tentatives en cours pour évincer Yasser Arafat et le remplacer à la tête de Î’O.L.P. par Zouhair Mohsen. Ce dernier, qui n’a jamais été ni plus ni moins qu’un sbire (et chez qui certains journalistes français à la vue particulièrement perçante ont pu voir la stature d’un « homme d’État »), célèbre par ailleurs sous le quolibet de Zouhair « Persan », dont l’avait affublé le ministre des Affaires étrangères syrien lui-même, tant il était friand de ce genre de tapis, au point d’organiser de véritables razzias dans les quartiers commerciaux ou habités de Beyrouth… Zouhair Mohsen, donc, allait pour quelques mois se comporter avec l’arrogance d’un haut-commissaire doté des pleins pouvoirs au Liban, au mépris de toutes les données de la vie politique et populaire qui caractérisaient ce pays, différent en la matière du monolithisme répressif qui règne en Syrie.

Mais la paix syrienne devait échouer ; le système libanais était trop ébranlé pour être « rafistolé » de la sorte, et la volonté palestino-progressiste s’était trop développée pour se mettre en cage. Quand le dernier rempart des institutions libanaises, à savoir l’armée officielle, se désintègre en quelques jours au cours de mars 1976, beaucoup y verront (partiellement, bien sûr) la main du Fath et de Kamal Joumblatt (le dirigeant de la gauche libanaise a toujours disposé de fortes positions dans l’armée, constituées par les officiers et soldats druzes). L’organisation palestinienne avait protégé et alimenté depuis deux mois une petite mutinerie (quelques dizaines de soldats et d’officiers au départ) organisée en janvier 1976 dans l’armée par le lieutenant Khatib. Pourvue en argent et en matériel par le Fath qui s’opposait à sa liquidation par les Syriens (ceux-ci y voyaient un facteur de troubles), elle devient l’Armée du Liban arabe, regroupant une grande partie des soldats musulmans de l’armée officielle, et se range au côté du Mouvement national progressiste libanais.

Parallèlement, un « coup d’État » dirigé par le général Ahdab, qui disposait encore au 26 mars de quelques soldats, proclame la démission du président de la République ; son putsch n’aurait précédé que de quelques heures celui qu’auraient tramé d’autres officiers supérieurs libanais avec la participation d’anciens officiers du second bureau de l’armée mis à la retraite et devenus depuis les hommes de main de la Syrie. Vrai ou faux, une chose est certaine : sans le Fath, les quelques soldats du général Ahdab (accompagné d’ailleurs d’officiers palestiniens) n’auraient jamais pu « s’emparer » de la radio et de la télévision, situées toutes deux en territoire progressiste. D’un coup toute la situation changeait : l’armée en gros changeait de camp.

La démission du président de la République devenait un vœu national légitimé par une pétition des deux tiers des députés, légitimité dont seul le Mouvement national libanais avait les moyens d’être militairement le dépositaire. En cette nouvelle phase de la guerre civile libanaise, les forces de la droite chrétienne sont rapidement refoulées sur une portion du territoire de moins de 20 % du Liban. La fin semblait proche, une fin progressiste ; car, emporté par ses victoires, le Mouvement national libanais, outrepassant son projet politique initial, commençait à préparer la texture d’un Liban où les structures les plus profondes devaient être remaniées.

Ce n’aura été pourtant qu’un rêve… un mirage auquel la gauche libanaise et la résistance palestinienne n’avaient pas le droit de ne pas se laisser prendre… une occasion qui valait le risque, quoique l’on ait été (jusqu’à en faire une théorie) conscient dès le début que le Liban ne pourrait jamais devenir un havre de la révolution libanaise et de la résistance palestinienne, dans un monde arabe soumis aux conditions actuelles de dépendance et de répression.

V. De la tutelle à l’occupation

Reprenant sa démagogie nationaliste et son engagement traditionnel au Liban à rebrousse-poil, la Syrie intervenait pour sauver la droite chrétienne et la droite tout court — en réalité pour empêcher les Palestiniens et la gauche de gagner. Un Liban franchement progressiste ne pouvait être qu’un allié peu accommodant et conditionnel ; un allié de guerre, non un allié de négociations avec les États-Unis et Israël sur la base de la seule carte syrienne. Mais, surtout, un Liban progressiste aurait été pro-palestinien avant d’être pro-syrien: le Fath y aurait bénéficié de conditions telles que la mainmise syrienne en aurait été relativement neutralisée. La carte palestinienne, en devenant réellement autonome, n’aurait plus été entre les mains de Damas, et la Jordanie elle-même n’aurait trouvé plus de raison d’être à son alliance avec la Syrie. Tout l’échafaudage syrien risquait donc de péricliter. Le Liban devait à tout prix être mis sous tutelle, et pour cela l’équilibre de force garanti par la Syrie ne pouvait s’arranger d’un vainqueur et d’un vaincu.

Les forces syriennes et pro-syriennes de la Saïka établirent donc des barrages face aux blindés de l’Armée du Liban arabe, alors au summum de sa popularité, cependant que le Fath se faisait notifier une sévère mise en garde par les autorités de Damas. La direction palestinienne acquiesça afin d’éviter une rupture imminente et dans l’espoir d’imposer aux Syriens, par la négociation, le nouvel équilibre des forces au Liban. La gauche se vit donc amenée de ce fait à arrêter son offensive militaire de mars-avril 1976, espérant que le régime syrien éviterait de se discréditer au Liban par une attitude hostile prolongée à l’égard des progressistes et des Palestiniens, et qu’à défaut d’une victoire complète le Mouvement national libanais bénéficierait d’un équilibre des forces privilégié dans le futur Liban.

Il n’en fut rien ; après avoir sauvé Frangié de la démission forcée et les phalangistes d’une ultime défaite, le régime syrien ne demandait pas moins que de revenir à la situation qui prévalait au lendemain du « Document constitutionnel », c’est-à-dire à la paix syrienne. Mieux, son durcissement et le comportement pratique qui allait l’accompagner en Syrie comme au Liban mettaient encore plus en relief les véritables prédispositions syriennes à l’égard des Palestiniens et jetaient (avant terme) une lumière sinistre sur la nature de l’axe fédératif projeté par Hafez Assad.

Les négociations syro-progressistes étaient rapidement rompues, alors que les négociations syro-palestiniennes s’enlisaient. Dans les rues de Beyrouth et dans la presse, le ton montait et il devenait évident que les hommes de Damas avaient le feu vert et que le régime de Assad était décidé à jouer son va-tout au Liban. Agissant comme en pays conquis à l’intérieur des zones progressistes, il ne lésinait pas sur les moyens et se permettait d’être très peu regardant quant à ses représentants dans le pays : outre Z. Mohsen, il y avait Assem Kansou (dirigeant local du Baas prosyrien) et Kamal Chatila (dirigeant des pseudo-nassériens de l’U.F.T.P. déjà citée), tous trois aussi célèbres pour leur arrivisme (ils ont tous tourné casaque plus d’une fois) que pour leur « représentativité », tirant leur existence politique momentanée de leur seule « qualité » d’hommes de main de la Syrie. Il y avait aussi les officiers de l’ancien second bureau de l’armée, de triste mémoire : tortionnaires féroces de la vie politique et des populations libanaise et palestinienne sous les régimes des présidents Chéhab et Helou. Et, pour couronner cette brochette de desperados, le général Boustany, ex-chef de l’armée libanaise et héros de la plus célèbre affaire de pots de vin de l’histoire du pays, tenu en réserve de présidence à Damas, où il s’était réfugié pour échapper aux autorités libanaises. De tels hommes, à qui une vie politique était ré-insufflée au mépris de la sensibilité de la majeure partie des Libanais, n’étaient pas sans desservir les intérêts du régime syrien, au point d’en gêner les alliés les plus inconditionnels (notables musulmans traditionnels).

Mais, pire que les hommes, il y avait les sévices, commis par la Saïka notamment, rapidement devenue la principale phobie de la majorité de la population libanaise musulmane et des Palestiniens. Les attaques à main armée au su et au vu de tout le monde contre des journaux progressistes dont les journalistes se faisaient assassiner, les attaques contre les permanences des partis progressistes et des organisations palestiniennes du Front du refus aussi, se multipliaient.La situation allait dégénérer au cours du mois de mai quand des forces de la Saïka, appuyées par des troupes régulières syriennes camouflées sous la tenue de l’A.L.P., bombardèrent le camp palestinien de Bourj el-Barajneh et la ville de Tripoli, d’où elles furent littéralement chassées par les forces progressistes libanaises et les autres groupes de la résistance palestinienne. Le sommet de cette escalade fut l’élection d’Elias Sarkis comme nouveau président de la République sous les baïonnettes de la Saïka ; le caractère imposé d’une telle élection, aggravée par la forme caricaturale qu’elle a prise (députés soudoyés ou traînés de force), a fini de faire perdre à la Syrie le capital de prestige dont elle disposait encore dans les milieux progressistes. L’Armée du Liban arabe, le Front démocratique de libération de la Palestine et certains mouvements de moindre ampleur du mouvement national libanais qui gardaient quelques accointances avec les Syriens durent trancher leur position à cette période pour se ranger résolument dans le camp progressiste.

Face à cette coalition, les forces pro-syriennes, même alliées de manière de plus en plus flagrante à la droite chrétienne, ne faisaient pas le poids, et le régime syrien se voyait acculé à choisir entre la reconnaissance de cet état de fait et l’intervention militaire directe. Celle-ci semblait rencontrer de trop importantes difficultés, à savoir l’attitude israélo-américaine non favorable à la mainmise syrienne sur le Liban qui pouvait fournir le prétexte à une intervention militaire israélienne ; la structure interne du régime syrien qui risquait son existence à reproduire l’initiative du roi Hussein en 1970 ; les contradictions arabes qui n’auraient jamais permis à la Syrie de profiter seule de la situation.

Pourtant, le régime syrien ne pouvait qu’avancer. Des accords secrets furent passés avec les Américains et les Israéliens, qui en tout état de cause se réjouissaient de voir la Syrie affaiblir ou liquider les Palestiniens et acceptaient donc son intervention armée à condition qu’elle demeurât limitée et qu’elle s’alliât avec la droite libanaise. D’autre part, si le régime de Hafez Assad était menacé, en cas d’intervention anti-palestinienne, il l’était tout autant s’il échouait à constituer son axe jordano-syro-palestino-libanais. Enfin, les contradictions arabes n’auraient pas le temps de jouer en cas d’intervention brève et efficace. Par ailleurs, l’état-major syrien, habitué aux concessions palestiniennes et trop confiant dans sa force et celle de ses acolytes au Liban, ne prenait pas au sérieux l’éventualité d’une opposition militaire palestinienne.

Quand les troupes de Hafez Assad pénétrèrent au Liban — officiellement, cette fois — en ces débuts de juin 1976, elles avaient occupé préalablement le terrain dans les plaines du Akkar et de la Békaa, ainsi que dans la zone de l’aéroport de Beyrouth. Elles ne s’attendaient manifestement à aucune résistance quand elles passèrent le col de Dahr el-Beidar pour s’engager dans le Mont-Liban ; la voie de Beyrouth leur semblait ouverte. La direction palestinienne pensait cependant qu’en dégageant le terrain devant l’armée syrienne dans la Békaa elle éviterait la confrontation et que les Syriens s’arrêteraient au seuil de la montagne. Ces deux raisonnements contradictoires devaient éclater dans les villes de Sofar et de Saïda où l’avance syrienne fut stoppée après de lourdes pertes.

A ce moment, le régime de Hafez Assad étendait militairement sa mainmise sur plus de 40 % du territoire libanais. Par contre, il perdait définitivement sa guerre au sein de la résistance palestinienne et du Mouvement national : la Saïka, ainsi que le Baas prosyrien et l’U.F.T.P. furent littéralement désintégrés en quelques heures par les forces conjointes palestino-progressistes. Un armement impressionnant fut saisi et les chefs desdites organisations arrêtés (Zouhair Mohsen trouvant refuge chez les phalangistes). Mieux, les troupes de l’A.L.P. encore fidèles à la Syrie se soulevèrent et mirent en état d’arrestation leur chef, le général Boudeiry.

A ce point du conflit, rien n’était encore joué et l’intervention syrienne pouvait se solder par un échec si elle rencontrait une opposition militaire assez acharnée, pourvu que les autres données politiques (arabes et intérieures syriennes) fussent favorables aux Palestiniens. Tel ne fut pas le cas : le régime syrien se montra plus solide que sa structure confessionnelle et les rivalités politiques (qui transparaissaient parfois) ne le laissaient supposer. Les mécontentements qui apparurent dans l’armée syrienne furent impitoyablement et rapidement écrasés, une véritable garde prétorienne d’une trentaine de milliers d’hommes, en majorité alaouites, et commandée par le propre frère de Hafez Assad, veilla à la survie du régime. L’opposition populaire de droite ou de gauche, politique ou confessionnelle, se révéla incapable d’entreprendre une action d’envergure, ratissée qu’elle était par une police politique des plus cyniques et proportionnellement des plus nombreuses.

Quant aux pressions des autres pays arabes, elles s’exercèrent — pour le moins — sans vigueur et de manière principalement démagogique. L’Égypte intensifia davantage sa campagne radiophonique contre Hafez Assad et aurait envoyé une certaine quantité d’armes légères aux Palestiniens (dont les Israéliens se seraient d’ailleurs partiellement emparés en mer) ; compte tenu de l’ampleur de la situation, cela relève plutôt du soutien formel. L’Irak massa d’importantes troupes le long de ses frontières syriennes ; ce qui, le premier moment d’inquiétude passé, laissa indifférent le régime de Damas. Opération de parade dont l’immobilisme rappelle l’attitude des forces irakiennes cantonnées en Jordanie lors du Septembre noir. Elle eut pour seul résultat tangible d’immobiliser une partie de l’armée syrienne. L’Irak ne se racheta que très partiellement par son soutien en matériel, finances et volontaires à certaines factions de la résistance et du mouvement national libanais. D’ailleurs, l’acheminement fut rendu plus difficile par le blocus maritime syro-israélien imposé aux ports, progressistes libanais.

Enfin, la Libye joua les bons offices entre Palestiniens progressistes et régime syrien ; tandis que Kadhafi tempêtait contre le génocide palestinien, Jalloud son Premier ministre tentait naïvement de convaincre Assad de rejoindre le Front du refus arabe et de se placer dans une optique de guerre de libération au Moyen-Orient, dépassant ainsi le conflit syro-palestinien. Bien entendu, la Libye mettait ses milliards à l’appui d’un tel projet, et bien entendu Jalloud dut s’en retourner bredouille, non sans avoir failli être convaincu par Assad que la Syrie ne menaçait pas réellement les Palestiniens, mais bien les communistes libanais avec lesquels ils s’étaient alliés injustement. En fait, le Libyen repartit, malgré tout, convaincu du contraire et son pays ne cessa pas de soutenir financièrement la résistance palestinienne et les factions non communistes de la gauche libanaise. L’attitude de la Libye restera longtemps empreinte d’une certaine timidité politique à l’égard du régime syrien dans lequel elle cherchait un allié contre son principal adversaire du moment, l’Égypte.

En fait, l’affaiblissement des Palestiniens arrangeait, pour des motifs différents, aussi bien l’Irak que l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Pour les uns, c’était un obstacle de moins à la paix israélo-arabe, pour l’autre, qui a installé dans sa capitale (Bagdad) des bureaux concurrents de l’O.L.P. et qui couve l’opposition palestinienne (le Front du refus), cela devait entraîner toute la centrale de la résistance devenue squelettique dans le giron irakien. D’un autre côté, cette lutte en se prolongeant mettait le régime syrien dans une mauvaise passe tant à l’intérieur qu’à l’échelon arabe et international, ce qui était de l’intérêt des trois pays. Enfin, aucun de ces pays (les seuls pouvant intervenir décisivement pour des raisons géographiques, politiques ou économiques) n’avait intérêt à se lancer dans l’aventure contre les Syriens ; aussi, on se contenta de « pressions », de dénonciations et d’un soutien sans risque aux Palestiniens — du moins tant que ceux-ci ne risquaient pas l’écrasement définitif. Car personne n’a intérêt à ce que la Syrie devienne la première puissance politique arabe au Moyen-Orient, ce qui adviendrait inévitablement si Damas, en affermissant sa mainmise sur le Liban et les Palestiniens, devenait la capitale de fait de l’axe (ou de la fédération ?) syro-libano-jordano-palestinien projeté.

Nous tenons ici l’explication du pourquoi les régimes arabes sont restés timorés dans leurs pressions quand le drame de Tell el-Zaatar n’en finissait plus ; pourquoi, au contraire, l’Irak dépêcha des milliers de volontaires à Beyrouth, l’Égypte menaça (semble-t-il plus sérieusement, cette fois) de procéder conjointement avec l’Algérie à un débarquement sur les côtes libanaises et l’Arabie Saoudite, tout en retirant ses soldats de Damas, agita la menace de couper les vivres à la Syrie, quand cette dernière sembla passer à l’étape décisive de son intervention. Nous comprenons aussi pourquoi le sommet arabe tant revendiqué par les Palestiniens a été remis à plusieurs reprises, jusqu’au moment où, devant la menace de liquidation réelle de la résistance palestinienne, la Conférence de Ryad s’organisant, la Syrie se vit tenue d’y assister et de mettre fin à sa dernière offensive militaire.

Le régime syrien avait compris le processus. Face à la détermination des Palestiniens, il ne pouvait plus espérer de victoire éclair, cependant que, confronté au monde arabe et à ses propres contradictions, il devait mesurer son intervention, du moins dans sa forme : frapper, occuper du terrain, puis négocier ; alterner les coups de boutoirs avec les phalangistes, tout en asphyxiant systématiquement les zones palestino-progressistes. En matière de négociations, les Syriens proposaient une reddition pure et simple : refusant de reconnaître l’existence même du mouvement national libanais, ils cherchaient à imposer leurs protégés, hommes de main ou notables traditionnels, comme seuls constituants, face à la droite chrétienne, de la scène politique libanaise. Les Palestiniens étaient mis en demeure de rentrer inconditionnellement dans leurs camps, la Syrie « garantissant » (sic !) leur salut au Liban. Les forces de l’A.L.P. (notamment la brigade d’Ain Jalout) devaient quitter le territoire libanais et l’O.L.P. réintégrer en son sein la Saïka. Toutes propositions dont l’acceptation n’aurait été que le prélude à la liquidation, ou du moins à la mise sous tutelle complète, des Palestiniens (sans parler du sort de la gauche libanaise). Tel était le contenu des divers entretiens de Sofar ou de Chtaura qui se soldaient donc par autant d’échecs, malgré l’ampleur des concessions consenties par les Palestiniens qui acceptaient en effet de mettre une sourdine à leurs principales revendications concernant le retrait des troupes syriennes. Ils étaient prêts, en outre, à se retirer de la montagne libanaise si les autres forces ne venaient pas occuper le terrain. De même acceptaient-ils de revenir aux accords du Caire (la présence palestinienne limitée aux camps et au Arkoub), à condition qu’une force arabe commune garantisse le retour de la paix au Liban.

Mieux, les Palestiniens opérèrent parfois des retraits militaires de fait en décrochant, après de courtes batailles, contre la promesse que l’armée syrienne se limiterait à certains objectifs militaires précis.Ces concessions se révélèrent erronées, ainsi que l’a montré « la bataille de la montagne » (octobre 1976), où le retrait palestinien ne fut que le prélude à une nouvelle offensive syrienne. C’est à la suite de cette bataille, trop facile pour eux, que les Syriens, fatigués de traîner en longueur, décidèrent, après d’ultimes « négociations », d’en finir une fois pour toutes, repoussant les Palestiniens et les progressistes libanais dans leur dernier bastion de Beyrouth-Ouest. C’était à nouveau la rengaine de la victoire éclair censée devancer par sa rapidité toute intervention arabe ou internationale… Et ce fut la bataille de Bhamdoun, la plus dure et la plus meurtrière qui ait opposé deux armées arabes, la plus dure de la guerre libanaise. L’armée syrienne y perdit des centaines de soldats alors que la lancée qui devait l’amener en vingt quatre heures aux portes de Beyrouth se soldait, trois jours durant, par une lente et meurtrière progression que les pressions arabes dégagées de la « Conférence de Ryad » interrompirent.

VI. La conférence de Ryad : une nouvelle étape pour le monde arabe

Les conséquences de la conférence de Ryad (et de celle qui n’en a été que la ratification au Caire) ne manqueront pas de se faire sentir et cela pour longtemps. Dépassant de loin le cadre de l’affaire libanaise et de l’affaire palestinienne, c’est au niveau des conséquences arabes et internationales de ce sommet que peuvent être perçues ces deux questions. A ce titre on peut aujourd’hui affirmer qu’à Ryad s’est traité formellement le couronnement de la transition du monde arabe vers l’après-nassérisme, et cela à la lumière des données nouvelles dont la plus importante est la « révolution pétrolière », qui, de 1973 à 1976, mena l’Arabie Saoudite à la prééminence absolue et reconnue dans cette partie du monde. La fin de la phase idéologique (l’arabisme militant bâti sur des systèmes politico-économiques étatiques) a sonné… Le règne du pétro-dollar s’annonce : liquidation du vestige du contentieux arabo-occidental, dissolution de l’influence soviétique dans la région, redécouverte de l’économie de marché et primauté au capitalisme privé (à l’échelle des nouvelles puissances financières régionales), mise au pas des derniers maillons oppositionnels (liquidation des derniers vestiges démocratiques : parlements, presse, répression des partis, et surtout neutralisation de la résistance palestinienne), isolement des États récalcitrants (Irak, Libye, Algérie, Sud-Yemen). De tout cela le sommet de Ryad était porteur, et de tout cela auront pâti et pâtiront les Palestiniens et les progressistes libanais.

Conjoncturellement, le sommet de Ryad aura été imposé par la résistance acharnée palestino-libanaise à l’avance des troupes syriennes ; il aura empêché à ce niveau la mainmise exclusive du régime syrien sur le Liban et l’O.L.P. et sauvé les forces palestino-progressistes organisées d’une défaite qui, pour être héroïque et coûteuse pour l’adversaire, se serait soldée par des massacres incompensables politiquement et militairement avant de longues années. (La théorie d’une possible vietnamisation actuelle de la lutte anti-syrienne, anti-isolationniste et anti-israélienne fait fi des considérations stratégiques locales et internationales, comme des capacités de mobilisation d’une population lourdement éprouvée, et des manques inhérents à la structure de la résistance palestinienne et du mouvement national libanais.)

Face à la pression Saoudite, le régime syrien incapable de réaliser une victoire éclair au Liban, dut abandonner ses rêves de grandeur ou plutôt accepter de les insérer dans le cadre de la prééminence saoudienne. A Ryad, Assad obéissait aux injonctions du roi Khaled en arrêtant immédiatement son offensive militaire, en réglant son contentieux avec Sadate, en acceptant de limiter ses ambitions palestiniennes et en desserrant — sans les abandonner — ses liens avec le roi Hussein. Moyennant quoi il obtint la promesse d’être fermement soutenu dans ses besoins financiers et dans la recherche d’une solution du conflit israélo-arabe qui ne sacrifie pas les intérêts de la Syrie au profit de ceux de l’Égypte. Il obtint en outre une délégation de pouvoir lui permettant d’agir au Liban pour le compte de la politique saoudo-égypto-syrienne tracée à Ryad, sa mainmise sur le Liban et son impact sur l’O.L.P. devant s’exercer sous le contrôle de ses nouveaux alliés et dans le cadre de leurs intérêts conjoints. Sur cette nouvelle base l’Arabie Saoudite dissuade les autres pays arabes de participer à la « force de dissuasion arabe » sensée intervenir au Liban (l’Irak et la Libye avaient fait savoir qu’elles refusaient de toute manière d’y participer, par opposition à l’« entente » scellée à Ryad ; l’Algérie, pour sa part, a trop à faire sur ses propres frontières). Elle impose à la résistance palestinienne d’accepter donc une force composée à 90 % de soldats syriens, cependant que les contingents saoudiens et soudanais ont une simple valeur symbolique. Et c’est ainsi que ces mêmes forces syriennes qui auraient payé leur entrée à Beyrouth de plusieurs milliers de tués, au moins, quelques jours plus tôt, pénétrèrent dans la capitale libanaise sans tirer un coup de feu (ou presque) badigeonnées aux couleurs d’une « force de dissuasion », qui ne sont rien d’autre que les couleurs du contrôle saoudien de la prise de Beyrouth et de la mise au pas de la résistance palestinienne. Ce n’est donc pas une défaite syrienne qui a été signée à Ryad, il s’en faut de beaucoup ; tout au plus une limitation des entreprises du régime qui règne à Damas.

Connaissant ses limites, celui-ci tentera néanmoins de préserver assez d’autonomie d’action pour ne pas rompre avec ses projets : il n’est plus question dans l’immédiat d’une fédération ou même d’un axe syro-libano-jordano-palestinien, mais sans pour autant enterrer le projet, on tente même d’y intéresser l’Égypte (rencontre Sadate-Assad en décembre 1976) pour bien montrer que le projet est réadaptable dans le cadre de la politique saoudienne. Il n’est plus question non plus de liquidation directe de l’O.L.P. ou de sa direction, l’Arabie Saoudite est pour préserver l’organisation, mais on continue à affaiblir celle-ci : des journaux syriens demandent l’expulsion des mouvements de résistance hors de l’O.L.P. lors du futur Conseil National Palestinien ; la Saïka, de retour, multiplie les provocations contre les organisations palestiniennes dans les camps ; la « force de dissuasion » encercle systématiquement ces derniers ; la Syrie insiste sur le désarmement palestinien et le déplacement des brigades régulières de l’A.L.P. (Armée de Libération de la Palestine) hors du Liban… toutes initiatives qui recouvrent la volonté commune dégagée au sommet de Ryad, tout en essayant de la déborder et de forcer la main.

Pour obtenir la cessation des combats au Liban la direction palestinienne a dû se soumettre à la « volonté arabe ». Un donnant-donnant qui exprime bien un équilibre de forces défavorable : la Syrie cesse les combats pour occuper le pays sans coup férir ; ses soldats n’entrent pas dans les camps, mais la Saïka réintègre l’O.L.P. Contre la promesse de ne pas être galvaudée au profit du roi Hussein, la direction palestinienne accepte d’entrer complètement dans le giron saoudien. Elle doit revenir sur ses anciennes options (Palestine démocratique et laïque, notamment), neutraliser politiquement et même militairement le « front du refus », prendre ses distances à l’égard de l’Union soviétique et de la gauche libanaise, qui n’a même pas été consultée. Réunion à Damas de la direction centrale de l’O.L.P., réconciliation Arafat-Zoheir Mohsen, menaces à peine voilées contre les organisations du refus… tout cela exprime bien cette politique qui n’est cependant pas sans rencontrer d’énormes difficultés : les débordements syriens, la récalcitrance de la ou des ailes progressistes du Fath, la mobilisation profonde des bases armées palestiniennes contre les Syriens et la Saïka, au point où tout conflit provoqué par celle-ci avec le « front du refus » entraîne les combattants du Fath et du Front Démocratique, pour se solder par de nombreuses victimes dans les rangs de l’organisation syrienne.

Au moment où les combats devenaient menaçants pour la gauche libanaise, l’accord de Ryad la mettait au pied du mur. Incapable de poursuivre les combats une fois que les Palestiniens s’étaient engagés à les cesser, elle ne pouvait que se consoler par l’entrée de la « force de dissuasion arabe » dans les régions tenues par les forces isolationnistes et de l’évanouissement, par conséquent, des projets de partition et de création d’un État chrétien (en tant que projets réalistes, du moins). Maigre consolation ! Le nouveau pouvoir — celui de l’armée syrienne et non point celui du président Sarkis — ne cache pas ses intentions : considérer le parti phalangiste comme le pilier des nouvelles institutions libanaises du côté chrétien et isoler la gauche du côté musulman au profit d’une représentativité politique ralliant quelques dirigeants traditionnels aux allégeances notoirement pro-syriennes (le Baas libanais pro-syrien, l’Union des forces du peuple travailleur, l’imam Moussa Sadr, etc.). Se conduisant en véritable armée d’occupation dans les régions de la Bekaa, du Akkar, ainsi que dans la ville de Tripoli, où les militants de gauche sont systématiquement pourchassés (parti communiste, organisation de l’action communiste au Liban, front du refus, et surtout le Baas pro-irakien). L’armée syrienne multiplie de plus en plus les exactions dans les zones progressistes. Déguisée en « force de dissuasion arabe », l’armée syrienne multiplie les barrages et les contrôles à Beyrouth-Ouest, cependant que sa présence se fait de plus en plus discrète à Beyrouth-Est où la S.K.S. (milice phalangiste) sévit toujours. On ne lésine d’ailleurs pas sur les moyens : deux tentatives d’assassinat contre le dirigeant chrétien libéral Raymond Eddé ; une tentative contre le chef du mouvement patriotique libanais, Kamal Joumblatt (une voiture piégée faisant de nombreux morts et blessés), dont on commence à arrêter les partisans au cœur même de son fief druze du Chouf. La bataille contre la presse est au moins aussi significative, contre toute la presse et non seulement la presse progressiste. Même le Nahar et L’Orient-Le Jour, qu’on peut ranger sans craindre d’erreur à la droite de l’échiquier politique, ont été interdits manu militari, pour ne reparaître que sous un régime de censure absolument incompatible avec toute idée de liberté d’information si limitée soit-elle. Fait significatif, s’il en est un : contre vents et marées la presse libanaise est restée durant des dizaines d’années la seule presse pluraliste et digne de ce nom du monde arabe. Non seulement la gauche sera dépourvue de sa liberté d’expression, mais toute liberté d’expression autre qu’officielle sera bannie.

Dans un monde arabe où elle fait figure d’exception à l’heure actuelle, la gauche libanaise ne peut que se plier… pour ne pas rompre. Plier et s’adapter aux conditions nouvelles par de nouvelles formes de lutte. Forte de son existence physique qui n’a pas été sapée fie Liban ne peut donc pas être comparé à l’Espagne, ou à la Grèce, ou au Chili) et de son implantation sans commune mesure avec sa faiblesse d’avant les événements, elle retrouve le chemin de la clandestinité et de la semi-clandestinité, sauvegardant ses forces et ses armes jusqu’au moment où elle pourra reprendre l’offensive, que les exactions syriennes et le refus opposé par la population rendent plus proche. Certes, la population est éprouvée par la guerre et ne désire nullement sombrer dans un nouveau conflit armé. Mais le sentiment d’humiliation face à l’occupation, et les difficultés économiques et sociales, se traduisent déjà par une attitude qui prend corps au goutte à goutte. On peut déjà esquisser les nouvelles formes de lutte, mais en partie seulement. Pour une large part elles dépendent de l’avenir du Liban dans les années à venir, de la forme sous laquelle se perpétuera l’annexion syrienne, du sort réservé à la résistance et à la solution de la Question palestinienne, et enfin de l’évolution du monde arabe.

Quoi qu’il en soit, l’enjeu de l’action de la gauche libanaise ne se limite nullement, aujourd’hui encore moins que par le passé, aux frontières libanaises toutes symboliques (de quoi ?). L’avenir de la résistance palestinienne et de la Syrie, donc de la région, se jouera effectivement à l’échelle de la région.

[voir le suivant : Hussein, Rabin, Assad S.A.R.L ‒ Editorial de «Matzpen»]