Q. — La guerre libanaise dure depuis plus d’un an et demi. Qui sont ses protagonistes et quel est son enjeu ?

R. — Il y a plusieurs protagonistes et plus d’un enjeu. Sur le plan intérieur, la lutte se déroule entre ceux qui veulent — ou plutôt voulaient — maintenir un statu quo socio-politique complètement dépassé et ceux qui veulent moderniser les institutions archaïques du Liban, tout en maintenant, cela va de soi, l’essence sociale de ces mêmes institutions. Le capital en crise exige maintenant presque partout d’être géré par sa gauche et ses fractions les plus modernistes. Même si la gauche libanaise doit être minoritaire dans le premier gouvernement Sarkis, c’est son programme moderniste que ce dernier a déjà fait sien à quelques virgules près. Dans son discours d’investiture Sarkis a déjà dit en substance que le « Liban de papa » est bien mort ; et un autre Liban moderne doit naître. Le porte-parole du P.C. libanais n’a pas dit autre chose, deux mois avant l’ex-gouverneur de la Banque centrale, quand il déclara : « Nous voulons instaurer un gouvernement bourgeois moderne à la place du gouvernement féodal actuel. »

Q. — Et les autres ?

R. — Sur le fond de ce conflit intérieur entre les deux fractions de la bourgeoisie libanaise moderniste et de la guerre à la réconciliation archaïque, se greffent et s’enchevêtrent d’autres conflits — entre autres celui qui oppose une grande partie de la bourgeoisie libanaise aux Palestiniens, celui qui oppose les bourgeoisies arabes aux Palestiniens et ceux qui opposent ces mêmes bourgeoisies les unes aux autres. En effet, la vieille bourgeoisie libanaise à dominante chrétienne ne s’inquiétait pas outre mesure de la présence armée palestinienne en soi. Elle ne la souhaitait pas non plus, parce que les activités des fedayines suscitaient systématiquement les représailles de l’armée israélienne.

Q. — Comment, dans ce cas, la droite chrétienne en est-elle arrivée à prendre les armes contre les Palestiniens ?

R. — Elle ne se prépara à la guerre civile qu’une fois convaincue que la présence palestinienne armée était grosse du fameux « danger intérieur » ; de fait, c’est grâce aux camps et bidonvilles peuplés de 400 000 réfugiés palestiniens (mais aussi de Kurdes… et de villageois libanais fuyant devant les bombardements israéliens du Sud-Liban), autonomes vis-à-vis de l’État libanais, que s’est développée une criminalité à caractère social et sexuel (viol de la femme d’un ingénieur phalangiste ; enlèvement de la femme d’un grand cambiste beyrouthin qui ne lui fut rendue que contre une importante rançon ; transgressions de l’« honneur » de la famille à travers l’amour et les mariages sauvages entre personnes de confessions ou de conditions sociales différentes. Bref, toute une série de remises en cause de la sexualité imposée par une société chrétienno-musulmane des plus rétrogrades. Si les délinquants étaient le plus souvent libanais, leurs repaires furent les camps des réfugiés impénétrables aux forces de l’ordre libanaises), manifestation « primaire » d’une lutte de classes désordonnée contre les privilèges et les tabous d’une bourgeoisie foncièrement conservatrice. Il ne s’agit pas seulement d’une simple criminalité isolée, donc tolérable parce que récupérable, mais d’autres manifestations particulièrement inquiétantes pour une bourgeoisie essoufflée de naissance : l’« anarchie » se développait, les armes se répandaient, le gauchisme s’étendait, les masses laborieuses — surtout musulmanes — appauvries par la vague de forte inflation, devenaient de plus en plus combatives et incrédules à l’égard de leurs leaders traditionnels, enfin la gauche s’unissait derrière un tacticien habile ; Joumblatt manœuvrait pour dominer les gouvernements successifs, au moyen de chefs de gouvernement plus éclairés ou plutôt moins traditionnels et faibles, tels Amin al-Hafiz, Rachid Assolh.

J’ouvre ici une petite parenthèse pour mentionner qu’à ce moment-là, très approximativement, de mars 1973 à avril 1975, s’est instauré un curieux équilibre précaire, favorable à la fois à Joumblatt et à Frangié. Le premier pouvait asseoir sa tutelle sur le gouvernement et faire passer subrepticement ses réformes, le deuxième y trouvait son compte pour se débarrasser des chefs de gouvernement sunnites forts et « historiques » qui gênaient sérieusement sa volonté d’être le président-monarque du pays, à l’instar de ses frères arabes. Cette parenthèse fermée, je dirai qu’à cette période il y avait une parfaite entente entre les deux fractions, musulmane et chrétienne, de la vieille bourgeoisie libanaise. Toutes les deux s’attaquaient au « rouge » Joumblatt. Mais si les leaders chrétiens s’attaquaient également, mais modérément, à ses alliés palestiniens, pudiquement dénommés « une certaine résistance malhonnête », les leaders traditionnels musulmans, quant à eux, ne pouvaient se le permettre pour des raisons tactiques et démagogiques, sauf en privé ou par des allusions transparentes. C’est seulement après que les fedayines eurent infligé une défaite humiliante à l’armée libanaise, à Saïda, le jour de l’assassinat de Maarouf Saad par des hommes de main de Frangié en mars 1975, que la vieille bourgeoisie chrétienne, sournoisement soutenue par les chefs traditionnels, de la bourgeoisie musulmane, a acquis la conviction que les Palestiniens, en tant qu’alliés de leur dangereux rival Joumblatt, constituaient un facteur de « déséquilibre politique » et de « bouleversement social ». A ce moment-là, la droite chrétienne, soutenue entre autres par Ryad, Le Caire et Tel-Aviv, déclencha la guerre civile pour neutraliser les Palestiniens et mettre hors d’état de nuire les « conspirateurs communistes » que symbolisent, aux yeux de cette bourgeoisie atteinte de jaunisse, Joumblatt et sa métempsycose.

Q. — Est-ce que Joumblatt et sa gauche, à ton avis, représentent ce danger ?

R. — Non, c’est du bluff. Mais c’est un bluff qu’une bourgeoisie atteinte de paranoïa collective a pris au sérieux. Joumblatt représente un réformisme incohérent, à la fois utopique et réactionnaire ; utopique du fait qu’il voulait d’une part revenir à la démocratie bourgeoise du XIXe siècle et, d’autre part, élargir au maximum le secteur étatique, ce qui implique fatalement une large emprise de l’État sur les activités politiques, donc la négation de cette démocratie de style XIXe siècle, déjà mourante en Occident ; réactionnaire parce que Joumblatt avance sa recette réformiste — et pas seulement pour la bourgeoisie libanaise, mais pour toute la bourgeoisie arabe — comme moyen capable à ses yeux de couper l’herbe sous les pas de la révolution prolétarienne.

Q. — Soit, mais Joumblatt n’est pas toute la gauche libanaise. Celle-ci a un programme, une tactique et une stratégie. N’est-ce pas un peu hâtif d’assimiler Joumblatt à une gauche qui englobe la totalité des partis politiques progressistes ?

R. — Joumblatt est le maître à penser de cette gauche. Il est son directeur de conscience politique. La gauche libanaise, prise en gros ou en détail, ne vaut guère mieux que son chef Joumblatt. Il suffit pour vérifier ce jugement, qui peut paraître sommaire, de se référer à la politique et au programme de cette gauche. Celle-ci, soit en paroles soit en actes, n’est que relativement moins confessionnelle que la droite libanaise. Par sa politique confessionnelle, la gauche et ses alliés palestiniens ont considérablement approfondi le complexe de peur des masses chrétiennes craignant de subir le sort peu enviable des autres minorités nationales ou confessionnelles dans un monde arabe peu tolérant. La gauche ne pouvait d’ailleurs pas, de par sa nature bourgeoise, être autre chose que ce qu’elle est. Toutes les couches de la bourgeoisie, comme Marx l’a bien remarqué, ne peuvent plus être objectives, désintéressées ou lucides. C’est la vieillesse du capital et de ses fidèles serviteurs. Quant à la gauche, ses pratiques répressives à l’égard du pillage des banques (ce privilège qu’elle a bien accaparé pour elle-même) et à l’égard des initiatives populaires qui échappent à son contrôle ne sont plus à démontrer.

Q. — La gauche a fait son boulot…

R. — Oui, elle a fait ce que sa nature de classe l’oblige à faire. Mais, même pour ses propres intérêts, elle n’a jamais su voir l’objectif à atteindre et les moyens à mettre en œuvre. Pis encore, elle était incapable de comprendre les événements vécus et encore moins leur suite inéluctable. A force de jouer les vieilles rivalités politiques — greffées sur un fond tribal inhérent à une bourgeoisie arabe très attachée à son passé poussiéreux — entre les capitales arabes, la gauche et ses alliés palestiniens ont fini par les perdre toutes et perdre par là même leur crédibilité aux yeux de masses arabes de moins en moins manipulables. Je dirai même que leurs déclarations contradictoires relèvent de la politique la plus politicienne et déroutent jusqu’à leurs propres troupes, et suivistes.

Cette politique a subi une série de défaites dont le sommet fut le pogrom de Tell el-Zaatar. La responsabilité des chefs palestino-progressistes est lourde à cet égard. Ils savaient tous depuis avril 1975 que ce camp était militairement indéfendable et n’ignoraient pas en même temps la détermination de la droite chrétienne à déplacer ou à anéantir ce camp ; une solution s’imposait donc, mais le sang des autres a toujours peu pesé dans la balance des chefs. 4 000 morts troqués contre 60 jours de propagande favorable aux chefs ne sont rien.

Q. — Tu voulais parler du programme de la gauche…

R. — J’allais l’oublier. Il s’agit, en effet, d’un programme bourgeois d’une affreuse banalité, que Sarkis, représentant typique de la bourgeoisie moderne et encore prisonnier de son alliance tactique et éphémère avec le front de la vieille bourgeoisie, a fait sien, comme je l’ai déjà signalé. Ce programme de la gauche du capital revendique pour l’essentiel la liquidation des rapports antérieurs au capitalisme moderne. La déconfessionnalisation progressive des seules institutions politiques, des élections à la proportionnelle, la modernisation du pays, de l’armée et de la police. Voilà son dernier mot. Rien d’étonnant à cela, il traduit bien les intérêts et les aspirations de classe des cadres réels ou potentiels, journalistes modernistes et intellectuels étatistes, qui animent ou dirigent les formations politiques du front patriotique de Joumblatt. La confusion, l’éclectisme caricatural et l’opportunisme de ce programme reflètent les influences mal digérées des idéologies aussi bien libérales que dirigistes apprises par une intelligentsia formée par la presse occidentale et par les brochures de l’agence Novosti en sus évidemment de la culture traditionaliste. La position du programme à l’égard de la déconfessionnalisation se limite aux seules institutions politiques sans toucher ni à l’enseignement ni au statut personnel, encore moins à la prédominance des chefs des communautés confessionnelles.

Q. — Tu as dit tout à l’heure que Sarkis a fait sien ce programme. C’est la preuve qu’il ne s’agit pas d’un programme incohérent…

R. — Je peux même dire que la bourgeoisie financière et industrielle, grand vainqueur de la bourgeoisie foncière et commerciale, pourra, pour bien consolider sa victoire et rattraper son retard sur les États arabes forts, dépasser ce programme avec une Constitution présidentielle, une armée forte débarrassée des entraves confessionnelles, une bureaucratie modernisée par les cadres des partis de gauche, enfin une police toute-puissante dont les « meilleurs » combattants des deux camps seraient le fer de lance.

Q. — Peut-être ; mais il n’empêche que des milliers de gens ont sacrifié leur vie pour la réalisation de ce programme…

R. — Ce n’est pas tout à fait vrai. A l’exception des cadres manipulateurs qui, à quelques illusions près, n’aspiraient qu’à obtenir de tels résultats, les combattants des deux bords ont été mystifiés par tout un arsenal de propagande, de bourrage de crâne, qui n’a rien à voir avec les objectifs déclarés des uns et des autres. Le fanatisme confessionnel, le culte oriental du chef suprême, la violence familiale et sociale longtemps refoulée, les frustrations de toutes sortes, le mythe du bouc émissaire chargé de toutes les misères vécues par tout un peuple ont poussé les gens à s’entre-tuer et à sévir les uns contre les autres plus que l’attraction supposée de tel ou tel programme très peu lu par ceux qui sont censés le défendre. De toutes les façons, que de gens soient morts pour la réalisation d’un programme qui n’est pas le leur — c’est ce qui s’est toujours passé dans toutes les guerres bourgeoises. Ce sont des morts inutiles. L’héroïsme, les sacrifices, etc., comptent peu. Seul compte le but pour lequel la lutte de classes est engagée toujours avec plus de radicalité et plus de conscience. Bref, Joumblatt a révélé lui-même que : « Dean Brown, envoyé par Ford auprès des belligérants libanais pour les réconcilier, n’a de compréhension que pour le programme réformiste des partis patriotiques et progressistes et pour le point de vue du mouvement national libanais » (Assafir, 10 avril 1976). Et l’hebdomadaire Assaiad du 15 avril d’ajouter : « Après avoir lu ce programme, Brown a dit à Joumblatt qu’il ne s’agissait pas d’un programme de gauche ; mieux encore, il est en deçà du programme du parti républicain américain. » Cela dit, libre aux gauchistes de toutes couleurs et de tous pays d’idéaliser la gauche libanaise et son programme. Par là, ils veulent mystifier leurs lecteurs et leur clientèle partisane auxquels ils réservent d’autres programmes de même nature, comme ils cherchent à meubler leur temps vide par l’illusion d’une « révolution » toujours faite ou en train de se faire quelque part… Ce ne sont pas les dissertations philosophiques gauchistes sur la guerre libanaise qui doivent intéresser les révolutionnaires, mais la logique interne et la nature sociale de ses principaux antagonistes.

Q. — Si la gauche est si réformiste, si bourgeoise, comme tu le dis, comment peux-tu expliquer la peur de la bourgeoisie arabe, elle-même à ton avis réformiste, de cette gauche libanaise qui lui ressemble ? N’est-ce pas là une contradiction ?

R. — La contradiction n’est qu’apparente, pour peu qu’on saisisse la nature et le peu d’envergure qu’a la bourgeoisie arabe. Depuis son avènement, avec l’islam, comme bourgeoisie bureaucratique conquérante sachant faire fructifier son sabre beaucoup plus que ses trésors, la bureaucratie civile et militaire, grand-mère de la bourgeoisie arabe contemporaine, n’a jamais su se muer en une classe productrice de valeur, à l’instar de la bourgeoisie occidentale. Ainsi, de tout temps elle tirait l’essentiel de ses dépenses irrationnelles des butins de guerre ou, surtout dans sa période de déclin, de riches marchands et bureaucrates dont elle confisquait les biens à merci, et du pillage par l’impôt dont le montant constitue, en moyenne, plus de 60 % du revenu brut par famille d’une paysannerie au bord de la famine. Elle ne devait sa force qu’à la faiblesse organisée des autres couches sociales. Pour maintenir et approfondir leur faiblesse, la bourgeoisie bureaucratique a dû les atomiser politiquement. C’est pourquoi l’opposition ou même la simple contestation partielle n’était pas permise. Le pouvoir arabe n’a jamais voulu entendre que des dithyrambes forcés.

La bourgeoisie arabe d’aujourd’hui, tout comme la bourgeoisie partout, vit la fin d’une époque, la sienne. Elle voit son monde se décomposer ; violence, terrorisme, crimes, guerre civile ouverte ou larvée se développer ; elle voit ses valeurs et son système s’effondrer partout, sans qu’elle puisse saisir le comment et le pourquoi de sa crise. Elle est coincée dans l’histoire. Elle n’est comparable à cet égard qu’à la chevalerie du XVe siècle. Depuis la guerre de 1967 et surtout après la mort de Nasser, les masses populaires ont commencé à ne plus avoir confiance dans le système en place. Après la guerre de 1973, le prolétariat égyptien a fait son entrée en scène ; et, ce que ce dernier dit aujourd’hui tout haut, le prolétariat arabe, partout terrorisé, le dit à mi-voix.

La bourgeoisie bureaucratique arabe se sent impuissante à satisfaire les revendications libérales du secteur privé, avide de gains faciles, et à maîtriser les revendications d’un prolétariat de plus en plus combatif. Ainsi, elle est devenue de plus en plus maccarthyste : elle ne voit partout que de la « subversion téléguidée », même là où il n’y en a pas. Ainsi, elle craint le bluff « subversif » du Front du refus ou celui de Joumblatt et de sa suite gauchiste qui ne sont que des radis : rouges à l’extérieur et blancs à l’intérieur.

Joumblatt prône un socialisme basé sur le parlementarisme style XIXe siècle, sur la liberté d’expression et de presse, sur la lutte populaire contre le sionisme, etc. Ce modèle de pouvoir joumblattien, peu crédible, empêchait pourtant les maîtres des États arabes, surtout à Ryad, de dormir.

Depuis la conférence du sommet arabe à Casablanca en 1965, les chefs d’État arabes s’inquiétaient outre mesure de la « liberté diabolique de la presse », selon les termes mêmes du roi Fayçal. Ils ont exigé du gouvernement libanais de l’époque qu’il promulgue une loi interdisant toute attaque directe contre les chefs d’État arabes. Après la défaite de juin 1967, non seulement cette liberté de presse est devenue encore plus « diabolique » mais d’autres spectres « communistes » sont apparus : Fronts marxistes-léninistes, Front du refus, toute une mosaïque gauchiste ou terroriste, tels Septembre noir, l’Organisation communiste arabe, dont les ramifications s’étendaient jusqu’aux « sanctuaires » pétroliers comme le Koweït et peut-être même dans les Emirats Arabes Unis. Les maîtres de Damas eux-mêmes, affolés, exécutaient en août 1975, après un procès sommaire, cinq membres de cette dernière organisation. La presse arabe et la radio israélienne en langue arabe se déchaînèrent durant plus de deux semaines contre le « danger rouge » symbolisé par cette organisation d’adolescents et contre l’« anarchie » qui sévissait au Liban. Comment veux-tu que cette bourgeoisie paniquarde qui redoute l’Organisation communiste et prend ombrage de la démocratie koweïtienne reste les bras croisés devant le radicalisme social-démocrate prêché par Joumblatt ? C’est pourquoi tous les États arabes exigent, par-delà leurs divergences par ailleurs marginales, l’avènement d’un État libanais fort, à même d’en finir avec les noyaux de « subversion » susceptibles de retarder la négociation de « paix » au Moyen-Orient ou de troubler l’ordre. Pour qu’il en soit ainsi, il a fallu que le Liban de papa meure, afin que naisse un Liban moderne, bien contrôlé non seulement par sa propre bourgeoisie mais par l’ensemble de la bourgeoisie arabe. Un État fort à l’arabe n’a jamais existé au Liban. Les rapports confessionnels et de clientèle primaient le plus souvent ceux de la citoyenneté. C’est maintenant l’inverse qui va se produire. Les deux premières victimes de cette dictature inter bourgeoise au Liban seraient selon toute probabilité la liberté de la presse et des maisons d’édition non conformistes. Damas s’étendrait jusqu’à Beyrouth et le premier gouvernement de Sarkis instaurera probablement l’état d’urgence.

Q. — La bourgeoisie libanaise pourra-t-elle accepter la tutelle de la bourgeoisie syrienne ?

R. — La bourgeoisie, même européenne, a toujours préféré une inconfortable tutelle autochtone ou étrangère à un tête-à-tête avec le peuple travailleur. D’ailleurs la bourgeoisie libanaise n’a pas le choix. Même Eddé, connu pour son libéralisme et son hostilité à l’égard de la tutelle syrienne, a avoué, lors de sa candidature malheureuse à la présidence, qu’il ne pourrait, au cas où il serait élu, que collaborer étroitement avec « le pays frère, la Syrie ». L’ensemble de la bourgeoisie libanaise, face à l’absence de sa propre police, tient à ce que l’armée syrienne veille au maintien de la paix sociale. Tant que ses propres forces ne sont pas mises sur pied. C’est en effet la seule force capable de la protéger des masses populaires aguerries par plus de dix-huit mois de guerre et d’anarchie relative. L’ancienne armée libanaise, empêtrée comme elle l’était dans ses contradictions confessionnelles, a failli gravement à sa tâche ; l’armée syrienne elle-même, au prix de quelques excès tolérables, aura les mains plus libres pour bien tenir en laisse les Palestiniens et rétablir l’ordre au Liban. Assad a bien dit à une délégation phalangiste que « l’ordre au Liban constitue une garantie pour l’ordre en Syrie. »

Q. — Tu attribues à la bourgeoisie syrienne le simple rôle de protectrice de la bourgeoisie libanaise, mais certains tels Eddé et Joumblatt affirment que Damas et Tel-Aviv se sont mis d’accord pour la partition du Liban. Israël aurait visé l’occupation du Sud-Liban jusqu’au fleuve Litani dont il convoite les eaux depuis 1919, et la Syrie aurait projeté, en compensation du Golan à jamais perdu, d’annexer une grande partie du Nord-Liban. Qu’en est-il à ton avis ?

R. — Il faut être dans le secret des princes sionistes et baassistes pour répondre avec certitude à de telles questions. En principe, dans une région où la conception de nation reste floue, toute rectification de frontière est toujours possible. Je pense, toutefois, que cette intention d’annexion attribuée à la bourgeoisie israélienne et surtout syrienne relève plutôt de la propagande que d’un projet réel.

Q. — Pourquoi ?

R. — Parce que, depuis la guerre de 1973, le sionisme classique, celui de la conquête des territoires arabes pour établir « le royaume d’Israël dans ses frontières historiques et bibliques », n’est plus de mise. Un nouveau sionisme est en train de prendre la relève : celui de la conquête des marchés arabes, qu’on a dénommée pudiquement dans une première période « la politique des ponts ouverts » et, par la suite, « la libre circulation des ressortissants et des marchandises ». Concernant la bourgeoisie syrienne, je doute fort de sa volonté d’annexer le Nord-Liban en compensation du Golan, parce que l’une des motivations de son invasion du Liban était de récupérer le Golan. Tel-Aviv a suffisamment affaibli, par Damas interposée, l’O.L.P. au Liban pour que cette dernière accepte de composer avec Hussein et une partie des notables cisjordaniens. Tel-Aviv devra, en toute logique, payer son succès, et déjà Damas prépare la note : la restitution conditionnelle du Golan. On doit toujours se rappeler que la majeure partie des concessions que Damas devra faire à Tel-Aviv et à Washington ne peuvent s’accomplir qu’au Liban. Car c’est du côté libanais qu’Israël était, après la guerre d’Octobre, attaqué par les fedayines. La présence de l’armée syrienne au Liban est en soi une garantie de taille pour Tel-Aviv et la plupart des capitales arabes pour empêcher les Palestiniens et leurs alliés de retarder l’heure de la réconciliation arabo-israélienne. De toute façon, l’annexion des territoires libanais ne fera pas oublier au peuple syrien unitaire la perte du Golan et la rendra encore plus vive. Ce qui manque le plus à la bourgeoisie syrienne, ce ne sont pas les territoires, mais le marché et l’abolition de la douane entre le Liban et la Syrie. C’est déjà acquis. Bref, l’objectif de la bourgeoisie syrienne n’est probablement pas l’annexion ni l’unification à la Bismarck du Croissant fertile, mais simplement un protectorat libanais ; une sorte de chasse gardée politico-économique pour bien mettre au pas « tout ce qui bouge » au Liban. Il est maintenant clair que Damas aura désormais un droit de regard sur l’ensemble de la vie politique libanaise. Mais rappelons que l’objectif essentiel de la guerre libanaise du point de vue arabe était de faire mûrir le compromis global avec Israël pour en finir avec le conflit arabo-israélien devenu, dans ce contexte de crise, un luxe intolérable pour les bourgeoisies en place.

Q. — Penses-tu sérieusement que la guerre n’est plus à l’ordre du jour au Moyen-Orient et que par conséquent Washington, Moscou et les autres capitales intéressées soient maintenant d’accord pour régler le conflit du Moyen-Orient, alors que la plupart des commentateurs sont plus prudents et craignent qu’une guerre, voire plusieurs, au Moyen-Orient entre les grandes puissances, par États arabes et israélien interposés, soient toujours à redouter ?

R. — Pour ma part, je suis au moins d’avis que les grandes puissances et leurs P.-D.G. autochtones ne cherchent plus au Moyen-Orient la guerre, la véritable, celle qui se termine par la défaite des uns et la victoire des autres. Une telle guerre leur coûterait cher dans une zone si vitale pour la simple survie du capital mondial et aggraverait une crise déjà grave.

La guerre théâtrale d’octobre 1973, consentie voire décidée en commun, par Russes et Américains ; la fin brutale de la guerre du Kurdistan d’Irak qui a duré vingt ans ; l’écrasement sanglant par l’armée iranienne de la rébellion du Dhofar, abandonnée à son sort à la fois par Moscou, Pékin et toutes les capitales arabes : tous ces événements sont significatifs de la politique du capital dans cette zone, à savoir que la détente doit primer sur les conflits incontrôlables, ce qui n’exclut pas, tant que la réconciliation arabo-israélienne n’est pas encore là, des guerres de camouflage limitées afin de manipuler la fameuse opinion publique et permettre de résoudre les problèmes à chaud, conformément à la tactique de Kissinger.

Q. — Ce que tu dis est important. Il faut abandonner certaines généralités devenues anachroniques ; mais il est très difficile d’admettre qu’il n’y ait plus de contradictions entre les grandes puissances dans cette zone qui renferme l’essentiel de l’énergie indispensable à l’Occident…

R. — Certes, il y a toujours des contradictions concurrentielles entre les classes qui dominent le monde. La crise actuelle les rend encore plus aiguës ; toutefois, le développement des armes nucléaires ne permettrait plus à ces contradictions, inhérentes à l’existence même des marchés à conquérir, de devenir antagoniques, donc non solubles, sinon par la guerre. Par ce fait nouveau, ces contradictions ne peuvent plus se mouvoir que dans le cadre du maintien, grosso modo, du statu quo mondial : la chasse gardée de chaque puissance est intouchable, et Ford a poussé le cynisme jusqu’à affirmer solennellement l’absence de toute « domination soviétique en Europe orientale » ; les zones en friche, autrement dit moins importantes du point de vue énergie, marché ou bases stratégiques, sont promises aux risques bien calculés de la concurrence entre les impérialismes de premier et second rangs. Les guerres locales sont de moins en moins les conditions idéales de cette concurrence devenue féroce du fait de la crise. Le capitalisme sénile voit, la mort dans l’âme, que le cadre propre de sa survie se rétrécit comme une peau de chagrin. La crise du marché conjuguée à celle de la baisse réelle du taux de profit du capital condamne les classes capitalistes à la guerre de tous contre tous pour survivre ; mais le développement des armes nucléaires les oblige, pour ne pas se laisser entraîner vers une mort certaine, à chercher la consolidation de leur sacro-sainte détente. Au Moyen-Orient, c’est celle-ci et non la guerre qui est à l’ordre du jour.

Q. — Quels sont à ton avis les signes avant-coureurs de cette détente, autrement dit de la mise au grand jour du grand compromis arabo-israélien ?

R. — Entre autres, la fin maintenant certaine de la guerre civile libanaise, la domestication définitive des chefs palestiniens, une réconciliation probable entre Le Caire et Damas que Ryad est à même de leur imposer le cas échéant. C’est cela peut-être qui incite Kissinger à déclarer que « toutes les conditions sont maintenant réunies pour une reprise rapide de la Conférence de Genève sur le Proche-Orient ».

Q. — Justement, Kissinger part ; l’administration des États-Unis change de mains. Avec une administration démocrate, traditionnellement pro-israélienne, la reprise rapide de la Conférence de Genève pourrait être retardée, voire compromise ?

R. — La politique de la bourgeoisie américaine n’est pas élaborée par le président. Le centre de décision est ailleurs, il est entre les mains des maîtres des complexes industriels d’armement qui dominent le Pentagone, de ceux des compagnies pétrolières qui dominent le département d’État, des technocrates et des grands possesseurs des mass média.

Q. — Ne penses-tu pas que tu surestimes un peu la volonté des grandes puissances et de leurs protégés au Moyen-Orient, et que par contre, tu sous-estimes les forces qui refusent de se soumettre à la volonté des grandes puissances et les régimes arabes, tels les Palestiniens par exemple ?

R. — Les chefs palestiniens n’ont ni la volonté ni la force réelle de s’opposer au plan qui va être appliqué dans cette zone. Us sont eux-mêmes très intéressés par son application.

Q. — Si la résistance palestinienne n’est pas du tout révolutionnaire, pourquoi, à ton avis, les bourgeoisies arabe comme israélienne s’acharnent-elles contre elle ?

R. — On ne définit pas un mouvement en se fondant sur la nature de ses adversaires. La résistance comme mouvement potentiellement révolutionnaire fut massacrée en septembre 1970. Les organisations qui ont survécu au massacre ne sont porteuses d’aucun projet révolutionnaire. Leur seul but est d’obtenir un État en Cisjordanie et à Gaza, vivant en coexistence pacifique avec Israël et en bon voisinage avec les États arabes.

Q. — Crois-tu que le principe de la création de cet État soit admis par les protagonistes du conflit israélo-arabe ?

R. — Sur le principe, point de désaccord. Mais il y a un désaccord tout à fait surmontable sur la direction éventuelle de cet État. Moscou est pour un État palestinien souverain dominé pour l’essentiel par l’O.L.P. et le P.C. cisjordanien ; par contre, Washington, Tel-Aviv et la quasi-totalité des capitales arabes veulent un État gouverné par les inconditionnels dits modérés de l’O.L.P. et les notables patriotes de la Cisjordanie, fédéré avec la Jordanie et bien contrôlé par les autres États arabes, surtout la Syrie, l’Arabie Saoudite et l’Égypte.

Q. — On a déjà vu dans le passé des réconciliations des bourgeoisies arabes qui se sont défaites aussitôt conclues !

R. — Au sommet arabe du Caire du 18 octobre 1976, ce fut la réconciliation Sadate-Assad sous le patronage du roi Khaled, principal bailleur de fonds des bourgeoisies syrienne et égyptienne. En effet, une entente entre Le Caire et Damas est plus qu’indispensable pour mettre un terme à la guerre libanaise. C’est pourquoi nous avons vu tous les leaders sunnites qui se sont successivement rendus au Caire au mois de septembre ne présenter à Sadate qu’une seule revendication : « Réconciliez-vous avec votre frère Assad. » Karamé a même dit en substance, dans son interview à Al-Ahram, que la fin de la tragédie libanaise dépendait essentiellement de l’entente entre les capitales arabes, notamment Le Caire et Damas.

La bourgeoisie égyptienne, dont la situation économique est catastrophique, est visiblement la plus intéressée par une « paix » rapide avec la bourgeoisie israélienne. Elle soutient tout ce qui active le lent processus d’un règlement global. La guerre libanaise, puis l’intervention syrienne œuvraient bien en ce sens. On ne doute pas que Le Caire les a sournoisement souhaitées et soutenues.

Q. — Cela est fort possible. Le Caire a bien aidé la droite chrétienne avant que Damas ne change de camp dans la guerre libanaise. Mais j’ai ici une double question à te poser : d’abord, pourquoi Damas a-t-elle changé de camp et ensuite comment expliques-tu que ce soit Le Caire qui jusqu’à maintenant s’est opposé à l’intervention syrienne ?

R. — Les volte-face, les renversements grotesques d’alliances, la perfidie ont toujours été la trame même du pouvoir des bureaucrates arabo-musulmans, qui ont toujours joui d’une considérable autonomie vis-à-vis des classes soumises qu’ils représentent comme bon leur semble. Dans le cas concret de Damas, il se peut qu’Assad n’ait soutenu le camp palestino-progressiste que pour mieux arriver à la situation actuelle dont il profite au maximum.

En ce qui concerne la position du Caire, tu sais bien que la vérité de l’État n’est pas ce qu’il dit, mais plutôt ce qu’il cache. Il ne faut pas oublier que Sadate, qui se trouve en conflit de surenchère avec Assad, n’a pas raté une occasion rare pour s’en prendre verbalement à son frère ennemi Assad, et par là même se réhabiliter aux yeux des Palestiniens qui, poussés par Assad après l’accord du Sinaï, l’avaient accablé de toutes les épithètes infamantes : « traître », « capitulard », etc. Mais, au-delà de la surenchère, Le Caire refuse de voir la direction actuelle de l’O.L.P., et surtout son chef Arafat, destituée par les Syriens, pour être remplacée par une direction à la merci de ces derniers, qui aurait pour tâche d’en finir avec les nationalistes incorrigibles du Front du refus pro-irakien et libyen qui gênent beaucoup Damas dans sa démarche vers une paix avec Tel-Aviv. Cette mise au pas est nécessaire à la réconciliation arabo-israélienne dans laquelle la bourgeoisie arabe, surtout celle du « champ de bataille », met tous ses espoirs pour « sortir de la merde ».

Q. — Est-ce pourquoi on parle déjà d’une direction de l’O.L.P. d’obédience syrienne d’où même Arafat serait exclu ?

R. — Si les capitales arabes laissent faire Damas, ce serait une éventualité. Cependant, j’en doute. Les États arabes peuvent difficilement se passer des services d’un Arafat capable, grâce à sa grande valeur publicitaire, de faire avaler aux masses arabes les réconciliations avec la bourgeoisie israélienne, dont elles juraient naguère la perte.

Pour ce qui est des chefs palestiniens, les bourgeoisies arabes sont d’accord sur un point : qu’on ne parle plus d’eux à Genève qu’entre la poire et le fromage. Autrement dit, lors de la grande négociation avec le gouvernement de Tel-Aviv il n’y aurait qu’une seule délégation, sinon arabe, du moins syro-jordano-palestinienne, où les représentants de l’O.L.P. feraient plus figure de protégés que de partenaires. La défaite palestinienne au Liban signifie, si le plan syrien va jusqu’au bout, que l’État palestinien souverain auquel les chefs palestiniens et leur soutien moscovite aspiraient, n’aurait pas lieu, à moins que les rivalités arabes ne viennent à leur secours en dernière minute. Il ne serait alors, pour une période expérimentale du moins, qu’une province soumise politiquement et économiquement à la Syrie.

Cela facilitera la tâche de la délégation israélienne à Genève. Les dirigeants israéliens ont accepté d’avance de négocier avec une délégation jordanienne ou arabe à laquelle les Palestiniens seront intégrés. C’est pourquoi Washington et Tel-Aviv soutenaient résolument l’intervention syrienne.

Q. — Penses-tu que les Palestiniens accepteraient le diktat de Damas sans réagir ?

R. — Ils n’ont pas l’embarras du choix : le rapport de forces sur le terrain militaire et politique leur est défavorable. Ils n’ont donc qu’à supporter la tutelle inconfortable de Damas ou disparaître. D’ailleurs, les chefs palestiniens sont pour la plupart — et j’en parle en toute connaissance de cause — des hommes de compromis, capables de se réduire à la merci d’Assad, si celui-ci l’accepte bien. N’oublions pas toutefois que le despote oriental, et Assad en est un, ne trouve son naturel que dans un masque vindicatif et n’achève sa victoire qu’en faisant écorcher vifs ses captifs. C’est peut-être une vision extrême, mais il est sûr qu’après la reddition militaire ou politique de l’O.L.P. le vainqueur, en l’occurrence Damas, procédera à une purge punitive au sein de cette direction. Les chefs du Front du refus seront probablement mis hors d’état de nuire ; les pro-soviétiques de la résistance subiront éventuellement le même sort ; les « durs » du Fath, tel Abou Ayad, que la presse de Damas accable maintenant de toutes les fautes impardonnables, seraient logés à la même enseigne.

Q. — Sans aucune réaction ?

R. — De la part des masses, évidemment non. La guerre civile libanaise n’a jamais été celle des masses, mais celle des milices et des armées. De la part des concernés, tout est possible. Ils peuvent se défendre par des assassinats politiques.

Q. — Est-ce utile ?

R. — Absolument pas, mais nous ne sommes pas contre le fait que les assassins soient assassinés. Abou Ayad a dit que, si Tell el-Zaatar tombait, beaucoup de régimes arabes tomberaient avec. Jusqu’à présent, il ne s’est rien produit de tel.

Q. — Les idées que tu as développées tout au long de cette interview sont en profond désaccord non seulement avec les écrits des gauchistes arabes mais aussi avec l’éditorial de Matzpen du mois d’août 1976 qui dit entre autres : «… les masses des combattants palestiniens ont senti la nécessité d’une stratégie révolutionnaire liant leurs luttes à celle des masses exploitées arabes. Cela s’est concrétisé dans l’alliance entre les Libanais et les Palestiniens, née spontanément dans la lutte. » (V. plus loin l’éditorial de Matzpen en question. Note de Khamsin.)

R. — Rien de plus inexact. Franchement, je ne pense pas qu’un révolutionnaire conséquent puisse écrire en ces termes. D’autant que l’évolution du conflit se charge de démentir ces extrapolations aussi hâtives que mystificatrices. D’abord, comme nous l’avons déjà vu, la guerre libanaise n’est absolument pas le signe du développement d’une lutte de classes révolutionnaire : prolétariat contre bourgeoisie. Elle serait plutôt une preuve de la mystification de cette lutte par le tribalisme confessionnel, le patriotisme bourgeois de gauche et autres pièges à cons. D’ailleurs, dans l’éditorial en question, on trouve d’autres mythes : l’éditorialiste reproche à la « résistance » sa politique non interventionniste dans les affaires intérieures libanaises ; c’est une reprise, bien tardive, de la critique que Hawatmeh et moi-même avions adressée en 1969 au Fatah qui refusait alors d’attaquer la politique « capitularde » de Nasser. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Maintenant, un révolutionnaire n’a rien à reprocher à la résistance sinon sa propre existence anachronique ; un gauchiste bien renseigné lui reprocherait non pas son absence d’interventionnisme, mais plutôt son interventionnisme intempestif, sa stratégie à la petite semaine, son volontarisme tous azimuts. Par ailleurs, l’éditorial est plein de fausses évidences et de généralisations hâtives.

Q. — Je ne suis pas d’accord moi-même avec les généralisations hâtives de l’éditorial ; cependant, je me demande si les révolutionnaires ne doivent soutenir que la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie et mépriser les autres luttes révolutionnaires de notre époque…

R. — Il est pénible de constater que certains révolutionnaires sont les derniers à savoir ce qu’est la révolution ; à notre époque où le déclin de toutes les formes privées et étatiques du capital crèvent les yeux, le vieux monde craque de partout ; ses valeurs, ses mœurs, ses préjugés, ses idéologies et toutes ses classes dominantes sont en crise aiguë. Soutenir la gauche de ces classes contre leur droite revient à vouloir conserver le salariat. Les directions palestiniennes et celles de la gauche libanaise font partie du même réseau historique que ceux qu’elles prétendent dénoncer. Face à leur bluff, nous devons garder intacte notre lucidité. Dans le monde arabe, le prolétariat révolutionnaire s’est déjà mis à revendiquer son autonomie depuis 1971 et à œuvrer pour son émancipation, défiant ainsi ses ennemis de droite et de gauche ; si en 1969 nous avions tous soutenu — en l’absence d’un mouvement prolétarien autonome — la gauche de la résistance, depuis lors cette ambiguïté a fait place à la clarté. Ceux des révolutionnaires israéliens qui sont en retard sur cette évolution doivent la rattraper.

Les lecteurs de Matzpen attendent d’être objectivement informés sur les quelques formes d’organisation sauvage ici et là, dans des quartiers et villages qui ont été libérés du pouvoir de l’État sans tomber sous la noire dictature de la droite chrétienne ou la tolérance répressive de la gauche ; sur les travailleurs de la terre qui à Baalbeck se sont emparés des domaines de l’État et de l’Eglise avant que l’intervention syrienne n’y mette fin ; sur les filles qui à Beyrouth transgressent l’« honneur » de leurs familles, naguère intouchable ; sur les bandes de jeunes qui s’attaquent aux riches ; sur cette souveraine liberté qu’on peut découvrir dans la condition de hors-la-loi. Ce sont des rares moments de libération de l’instinct anti-tabou et anti-marchandise ; de disparition de la honte d’être soi-même et de s’affirmer comme tel d’éclatement, si limité soit-il, de l’ordre social et sexuel. C’est là ce qu’on doit propager parmi les ouvriers conscients, et non des élucubrations idéologiques sur la soi-disant «… alliance entre les Libanais et les Palestiniens née spontanément dans la lutte ».

Je ne dis pas qu’on doit négliger les luttes qui ne sont pas les nôtres, comme celles des chefs palestiniens et libanais ; mais nous devons les apprécier pour ce qu’elles sont réellement, au lieu d’en livrer une image fantaisiste et mensongère ; la tâche d’une publication révolutionnaire est de dévoiler la nature réelle et les intentions secrètes des protagonistes de cette guerre, de dire aux ouvriers que cette guerre n’est pas la leur, que les directions palestino-progressistes n’ont rien de révolutionnaire, comme une propagande droitière où se mêlent la peur et la dramatisation veut le faire croire.

Q. — Encore une fois, je suis d’accord sur la critique que tu fais du journal, mais je me demande si l’on peut se permettre de brûler arbitrairement les étapes et si l’on peut passer en Palestine à la lutte de classes avant de résoudre la question nationale ; donc ne pas soutenir d’une manière critique ceux qui se battent pour la résoudre. Et comment, toi, victime du despotisme, n’admets-tu pas que pour les révolutionnaires il y a une bourgeoisie despotique qui les prive de toute activité et une bourgeoisie démocratique qui les tolère ? Dans le cas où la voie prolétarienne n’est pas à l’ordre du jour, n’est-il pas évident qu’il faut soutenir la fraction démocratique contre celle qui est fasciste, Eddé par exemple, contre Gemayel ?

R. — C’est une fausse évidence ; la bourgeoisie libanaise dans son ensemble n’a plus la force ni l’envie de demeurer démocratique ; même la bourgeoisie occidentale qui a donné sa démocratie au monde est de moins en moins libérale : la loi anti-casseurs en France, les « ennemis de la Constitution » en Allemagne… La seule chose qui intéresse partout la bourgeoisie, en ces temps de crise, c’est la surexploitation du prolétariat dont elle veut endormir la conscience de classe par des mots d’ordre éculés sur la question nationale, la démocratie, la solidarité patriotique et d’autres fantaisies ; les bourgeois libanais et leur presse ne parlaient depuis le mois de mai dernier que de la nécessité de reconstruire leur chère patrie, évidemment sur le dos d’un prolétariat soumis par la faim, la peur et les matraques idéologiques de droite et de gauche. Une fois la guerre terminée, les banquiers, seuls vainqueurs de cette guerre, vont faire la loi au Liban comme en pays conquis.

Nous ne reconnaissons qu’une révolution : la révolution prolétarienne et aucune autre.

Propos recueillis par O. Arabi.

[voir le suivant : Le «petit» Croissant fertile de la Syrie ‒ par Yasser Ali]