La leçon des événements du Liban s’inscrit dans le sang des habitants de Tell el-Zaatar et ses ruines fumantes. Elle nous enseigne que les masses de l’Orient arabe ne peuvent compter que sur elles-mêmes, sur leur détermination et sur leur force. Chaque obus tiré sur les camps détruit fondamentalement la légende de « l’unité arabe » : unité des exploiteurs et des exploités. Et tout incendie allumé dans les camps ruine inexorablement l’image de marque des régimes soi-disant avancés, voire révolutionnaires ou « progressistes » à l’exemple de la Syrie. En d’autres termes, les combats qui se déroulent au Liban enseignent que « l’unité nationale » est un mensonge diffusé par les gouvernements pour entraîner le peuple à leur suite ; c’est une drogue pour endormir la conscience des exploités afin qu’ils se soumettent. Quand le mensonge ne prend pas et que la drogue n’agit pas, le pouvoir engage sa force brutale et meurtrière. Brusquement, Assad a oublié ses beaux discours sur l’unité nationale de tous les Arabes et il envoie son armée opprimer les masses arabes. Le défenseur des Palestiniens, le combattant anti-impérialiste, le vainqueur d’Israël se révèle comme I assassin des Palestiniens, l’agent des impérialistes et laine actif d’Israël.

Voyons ce que dit Rabin des agissements d’Assad :

« La bataille au Liban continuera jusqu’à ce que l’O.L.P., les organisations terroristes et la gauche extrémiste subissent une réelle défaite militaire ».

Cela a été publié dans Haaretz le 12 juillet. Le jour même, dans le même journal, on pouvait lire les déclarations d’un autre chef de gouvernement local, appuyant Assad :

« Je suis convaincu, a dit le roi Hussein, que le seul but de la Syrie est de rétablir la paix et de régler le conflit par le dialogue ».

Pour compléter ce portrait, il faut ajouter aux propos de gratitude de Rabin et à ceux de soutien d’Hussein le fait que Kissinger lui-même lui a apporté son soutien et sa « compréhension ». Bref, Assad bénéficie de triples vœux : ceux du sionisme, de la réaction arabe et de l’impérialisme. Tout cela ne surprend pas ceux qui se souviennent du passé d’Assad et qui font la différence entre ses actes et ses paroles. En septembre 1970, déjà, alors qu’il était chef de l’armée de l’air syrienne, il refusa son aide aux Palestiniens se défendant contre les attaques meurtrières du souverain hachémite. Et encore auparavant il avait pris parti pour une alliance jordano-syro-saoudienne.

Voilà ce qu’écrit Eric Rouleau dans Le Monde :

« Les régimes arabes conservateurs et les U.S.A. ont de bonnes raisons d’accueillir favorablement les réformes entreprises par le président Assad dès sa montée au pouvoir en 1970. Il a rompu avec la politique de “gauche” de ses prédécesseurs qui, bien que baassistes, soutenaient la ligne dure du général Salah’ Jadid. Il a normalisé ses relations avec l’U.R.S.S., établi des rapports amicaux avec les régimes les plus conservateurs du Moyen-Orient (Jordanie, Iran, Arabie Saoudite, principautés du Golfe). Il a ouvert largement les frontières de la Syrie aux hommes d’affaires étrangers, au capital et aux trafiquants des États pétroliers riches. La libéralisation économique engagée après la guerre d’Octobre a stimulé le secteur privé en augmentant considérablement son activité. Pour donner des garanties au capital national et étranger, le gouvernement envisage d’indemniser les actionnaires de quelques grandes sociétés nationalisées depuis la montée du parti Baas au pouvoir en 1963. Les États pétroliers ont tendu une main reconnaissante et encourageante à la Syrie et ont versé dans les caisses de l’État 6 milliards de francs en 1974 et 1975. Cela nous a été révélé par le vice-président, Mohamed Haider, responsable du secteur économique. Les U.S.A. versent une allocation de 80 millions de dollars par an. Sans doute, les aumônes américaines augmenteront si Kissinger réussit à faire partager au Congrès ses sentiments de “respect et d’admiration” envers Assad. Nul ne met en doute la bonne volonté d’Assad. Grâce à lui, la valeur des échanges commerciaux avec les États-Unis s’est multipliée par 8 par rapport à 1972 ; la part des importations du Marché commun dans l’ensemble des importations syriennes est passée de 26 % en 1970 à plus de 40 %, l’année dernière. Alors que les importations venant des pays socialistes baissent régulièrement malgré les grands projets conclus par l’U.R.S.S. (exemple : barrage sur l’Euphrate). »

Tout est clair. L’homme qui veut passer pour le leader panarabe représente bien les exploiteurs arabes.

Nous répétons donc une fois de plus cette vérité de base, commune à tous les socialistes révolutionnaires du monde : dans la société capitaliste, il n’existe pas d’« unité nationale ». Celle-ci ne peut être que l’unité des exploiteurs et des exploités. Elle ne se réalisa qu’à condition que :

— les exploités se soumettent aux exploiteurs ;

— les masses opprimées soumettent leurs intérêts à ceux de la minorité au pouvoir ;

— les ouvriers et les paysans permettent le maintien au pouvoir des bourgeois et des propriétaires fonciers ;

— on garde le silence, on respecte la loi et l’ordre ;

— tous les politiciens, véritables représentants de la bourgeoisie ou faux représentants des ouvriers et des paysans, œuvrent au maintien du statu quo social.

Alors, les ouvriers continueront à se faire exploiter dans les usines, les paysans à labourer leurs maigres lopins de terre et les rois de l’industrie, de la finance et de la rente foncière à accumuler des profits sur leur dos.

Le fait que le Parti communiste syrien ait des représentants au gouvernement syrien ne change rien : en Syrie règne un système d’exploitation capitaliste. Le fait que l’U.R.S.S. ait des relations étroites et de l’influence en Syrie ne saurait nous tromper : le pouvoir syrien est l’ennemi des masses arabes et aussi des Palestiniens. Le fait qu’Assad tue les Palestiniens avec des armes soviétiques ne contredit pas que les classes dominantes exploiteuses dans le monde arabe soient les alliées de l’impérialisme. Elles constituent une fraction du système capitaliste mondial. Assad, représentant inconditionnel des classes exploiteuses arabes, essaie de passer pour le défenseur des masses exploitées et des Palestiniens. Il y a d’ailleurs réussi pendant un certain temps. Jusqu’à ce qu’il prenne peur et soit forcé de retirer son masque. La raison de cette peur est dans le regroupement des masses libanaises, des couches les plus défavorisées qui risquaient d’empiéter sur les privilèges de la bourgeoisie libanaise — avec les Palestiniens. L’énergie enfouie dans la lutte de classes au Liban, quand elle s’ajoute à celle des Palestiniens luttant pour leur libération nationale, met en danger l’ordre social libanais (jusqu’à hier, Suisse du Moyen-Orient !). Cette force est capable de dépasser les frontières du pays des cèdres et d’allumer toute la région. Assad s’est empressé d’éteindre l’incendie. A la peur de l’ébranlement de l’ordre social dans un État voisin s’est ajoutée, chez Assad, la volonté d’écraser les Palestiniens, de les neutraliser, les dominer et les amener comme ingrédient syro-baassiste à la cuisine américaine où l’on mijote l’ordre mondial. En échange, Assad espère bien obtenir le retrait des Israéliens du Golan, ainsi que l’accord des Américains pour renforcer son influence en Jordanie, au Liban et même, s’il leur inspire vraiment confiance, sur une partie au moins de la rive occidentale du Jourdain. A la base de toutes ces ambitions repose le but principal des classes exploiteuses, la bourgeoisie à leur tête : transformer la Syrie en une place sûre pour les investissements étrangers et construire un marché capitaliste intérieur. L’invasion syrienne au Liban a assené un violent coup de massue à ceux qui répandent des illusions sur les régimes « anti-impérialistes », « le développement du socialisme en Syrie (avant, en Egypte) », l’« influence croissante de l’U.R.S.S. »…

Par exemple, la position des communistes est significative : en Syrie, ils continuent à soutenir le gouvernement criminel et, en Israël, ils nous tiennent des discours vagues et incohérents qui, en fait, innocentent l’agression syrienne. Voici par exemple Zo Ha Dereh, organe du P.C. israélien, du 21 juillet :

« Au Liban, il y a de nombreux retournements et le processus est contradictoire. […] Alors que les efforts pour amorcer une ambiance de dialogue entre le Front patriotique libanais et le gouvernement syrien sont poursuivis, certains faits gênants entraînent l’évolution en sens contraire. »

Quels faits gênants ? Les rédacteurs du P.C. ne nous les dévoilent pas. Dans le même numéro, en tête d’un autre article, une citation d’un commentateur soviétique : « La situation au Liban est si complexe que nul n’est capable de dire quand le sang arrêtera de couler et quand la paix régnera enfin. » Dans tout l’article qui suit ce commentaire, la Syrie n’est mentionnée qu’une seule fois : elle est citée comme l’intermédiaire qui a permis un cessez-le-feu il y a six mois. En dehors des communistes, d’autres forces plus puissantes dans le conflit ont été surprises par l’invasion syrienne. Entre autres, les leaders de l’O.L.P., à leur tête Yasser Arafat, qui se prononçaient pour la non-intervention palestinienne dans les affaires intérieures arabes et demandaient en échange la non-intervention arabe dans les affaires internes palestiniennes. Cette ligne s’est révélée désastreuse. D’abord, les masses de combattants palestiniens ont senti la nécessité d’une stratégie révolutionnaire liant leurs luttes à celle des masses exploitées arabes. Cela s’est concrétisé dans l’alliance entre les Libanais et les Palestiniens, née spontanément dans la lutte. Ensuite, les ennemis des masses ont compris, eux aussi, qu’ils ne pouvaient séparer les différentes luttes du monde arabe. Ainsi s’explique l’intervention syrienne au Liban. Il fallait briser l’alliance libano-palestinienne, menace pour tous les régimes conservateurs de la région.

En déclarant cela, nous n’évacuons pas le fait qu’à la tête du front se trouvent des hommes comme Kamal Joumblatt, injustement considérés comme des leaders « de gauche ». Joumblatt et ses semblables ne sont pas des socialistes révolutionnaires, ils représentent une ligne réformiste-bourgeoise. Ils luttent pour un État laïque et démocratique, ce qui veut dire clairement : bourgeois. Cela entraîne que, même s’ils sont vainqueurs, la question des ouvriers et des paysans libanais ne sera pas réglée. Ils bénéficieront tout au plus d’un capitalisme plus « moderne » qu’auparavant.

Le mouvement national arabe a un but central : l’unification du monde arabe. C’est-à-dire surmonter les divisions créées par l’impérialisme et réunir les peuples arabes dans une nation unique. Dans cette stratégie, la libération nationale du peuple palestinien ne sera que l’avènement de ce peuple à la même étape que celle où en sont actuellement les autres nations arabes.

Or, que voyons-nous au Liban ? Une armée arabe plante un couteau dans le dos des Palestiniens au grand bonheur de Rabin et de Kissinger (on fait le travail à leur place !).

Qu’est-ce que cela veut dire ? Erreur ? Incompréhension passagère ? Non, cela signifie clairement que l’arabisme en soi ne garantit ni l’unité arabe ni la libération nationale des Palestiniens, mais bien que le monde arabe est divisé en classes et que, s’il y a contradiction entre l’intérêt national général et les intérêts de classe, l’intérêt de classe est le plus fort.

Nous disons donc que ni l’unité arabe ni la libération nationale palestinienne ne se réalisera concrètement et complètement sans la lutte des classes exploitées contre les classes exploiteuses. En d’autres termes pas de libération nationale sans libération sociale !

En ce sens, l’invasion syrienne a contribué à démasquer les classes dominantes arabes. Les masses ne peuvent plus compter dessus, elles n’ont d’autre solution que prendre leur destin en main et balayer tous les exploiteurs !

C’est la leçon sanglante de la bataille de Tell el-Zaatar — bataille qui s’est terminée en défaite, mais qui s’inscrit comme un moment héroïque dans la lutte de libération des masses arabes.

Editorial de «Matzpen», août 1976

[voir le suivant : Dossier : Les bourgeoisies arabes ; Introduction par Moshé Machover