Le Japon a été le dernier des grands pays à se sortir du sous-développement et à devenir de son propre chef une puissance capitaliste industrielle. Tous les autres pays qui se sont industrialisés pendant ce siècle — ou, au moins ont fait de grands pas dans cette direction, ont suivi un chemin très différent — qu’on les appelle « socialisme d’État » ou « collectivisme bureaucratique », ou encore autrement.
Mais peut-on répéter une expérience semblable à celle du Japon’ en ce moment ? [Quand nous parlons ici « d’expérience japonaise » ou de « modèle japonais », nous ne faisons pas référence à l’aspect particulier ou spécifique de l’évolution du Japon comme puissance capitaliste mais simplement au fait qu’il a réussi à devenir une telle puissance et ce relativement tard dans l’histoire du capitalisme mondial.]
Cette question est d’un grand intérêt théorique et pratique et s’est continuellement posée à l’esprit des gens de chaque côté de la barricade de la lutte des classes. Tout à fait récemment elle a été soulevée et discutée à la fois dans la littérature bourgeoise et socialiste à propos du Brésil. Et encore plus récemment, elle s’est posée à propos du monde arabe avec l’augmentation spectaculaire des prix du pétrole et des royalties.
C’est cette question même, dans le contexte du monde arabe, qui est au centre de la discussion théorique du présent numéro de Khamsin.
Bien sûr, on ne peut douter que les relations et l’industrie capitalistes se soient développées et ne continuent à le faire — probablement à un rythme plus rapide — dans le monde arabe comme dans le reste du tiers monde. La vraie question est si ce développement est susceptible d’être — qualitativement et quantitativement — d’une ampleur telle qu’il transforme le monde arabe d’un domaine néocolonial étroitement subordonné au système capitaliste mondial et aux forces dominantes, en une puissance capitaliste autonome tout comme, disons, le Japon ou la France. Si une telle transformation a lieu, elle aura un effet profond sur tous les aspects de la vie de la région, remodelant radicalement les conflits israélo-arabes et inter-arabes, et donnera un caractère presque totalement nouveau à la lutte de classes dans la région ; une telle transformation requiert tout naturellement de notre part un total bouleversement de la stratégie révolutionnaire de la zone. En particulier la théorie de la révolution permanente et la stratégie qui en découle devraient être rejetées.
Cette théorie — prêchée par Trotski, mais acceptée aussi par beaucoup d’autres révolutionnaires qui ne souscrivent pas aux autres points de la doctrine trotskyste — affirme que la bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas une force progressiste — et est à la fois incapable et réticente à remplir les tâches historiques qui dans les anciens pays capitalistes ont été accomplies par la révolution démocratique bourgeoise. Il en découle que ces tâches ne peuvent être prises en charge que par une révolution non pas conduite par la bourgeoisie mais par la classe ouvrière, une révolution dans laquelle les phases bourgeoise-démocratique et socialiste se succèdent de manière continue sans solution de continuité, sans être séparées par aucune époque historique. La thèse centrale de ce raisonnement est qu’à notre époque une répétition du « modèle japonais » (ou de n’importe quoi de semblable) n’est plus possible. Si cette thèse est réfutée par les développements actuels de l’Orient arabe, alors la théorie et la stratégie de la révolution permanente ne peuvent s’appliquer à cette partie du monde.
De toutes les contrées du tiers monde, le Brésil et l’Iran sont certainement les candidats les plus plausibles à la poursuite du « modèle japonais ». Et, ce, parce qu’ils ont d’énormes ressources en matières premières (et ainsi potentiellement en capital) comme en force de travail. Aucun pays arabe ne possède ces deux sortes de ressources en semblable quantité : le plus riche en pétrole est aussi le plus pauvre en main-d’œuvre. Bien sûr si l’Orient arabe s’unifiait (formant une seule entité politique ou au moins économique), il serait alors un immense réservoir de richesses humaines et naturelles. Mais aucun signe ne laisse présager cette unité. Bien plus l’unification nationale du monde arabe est l’une des tâches bourgeoises démocratiques que la faiblesse des actuelles classes dirigeantes empêche de réaliser. Donc, si nous voulons examiner les possibilités du monde arabe de devenir une force capitaliste autonome, l’unification arabe en sera une conséquence et non une condition préalable. Ainsi nous sommes contraints d’examiner les perspectives de l’industrialisation capitaliste dans le monde arabe divisé actuel et non pas dans un monde arabe uni hypothétique.
Maintenant, le seul pays de l’Orient arabe qui a, à la fois, suffisamment de pétrole et de force de travail pour suivre le « modèle japonais » de manière plausible est bien sûr l’Irak. Il est donc très important d’examiner l’économie actuelle et les tendances industrielles de ce pays. Et c’est la tâche que le camarade Ja’afar, un militant trotskyste, entreprend dans son article. Une analyse concrète et détaillée le conduit à une conclusion négative : si les tendances actuelles se poursuivent, l’accumulation industrielle se fera tant que de copieux revenus pétroliers seront disponibles ; mais quand ces revenus diminueront sérieusement (c’est inévitable) le capital industriel qui se sera accumulé ne sera pas capable d’auto-extension.
Bien sûr l’analyse du camarade Ja’afar peut être erronée. On peut arguer, par exemple, que son extrapolation à partir des tendances actuelles est trop hâtive ; ou que l’unification nationale arabe n’est, en dépit de tout, pas si éloignée qu’il l’affirme. Nous laisserons au lecteur le soin de juger de ce point de critique ou d’autres.
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L’article du camarade Diner reflète un point de vue diamétralement opposé. Il affirme que le monde arabe est en fait sur le point de sortir de sa position de subordination économique pour devenir un partenaire à égalité dans le système capitaliste mondial. Son article n’est cependant pas tourné vers la démonstration de cette thèse, mais vers l’exploration de ses conséquences probables pour le conflit israélo-arabe, et en particulier sur la position spéciale dont Israël a jusqu’à présent joui au sein du dispositif impérialiste de la région. Son analyse théorique (et quelque peu abstraite) le conduit à la conclusion qu’Israël est en train de perdre cette position et qu’alors son existence en tant qu’État exclusivement sioniste sera sérieusement mise en question.
Son argumentation peut aussi bien sûr être discutée sur plusieurs points. Laissez-moi en souligner quelques uns (cette dernière partie de l’introduction devrait être lue après l’article du camarade Diner).
1. On peut discuter sur la thèse sous-jacente concernant la voie probable du développement économique du monde arabe et son mode d’intégration dans le marché mondial capitaliste.
2. Le camarade Diner semble dire que les relations dominantes de la production dans le monde arabe sont seulement maintenant en train de se transformer en relations capitalistes. En fait, c’est seulement vrai des pays comme l’Arabie Saoudite, qui ont joué un rôle relativement faible dans le conflit israélo-arabe. Dans les pays faisant directement face à Israël, et en particulier l’Égypte, les relations dominantes sont capitalistes depuis fort longtemps. Il est vrai que les relations capitalistes au sein des pays arabes né sont en aucune façon les mêmes que celles que l’on trouve dans les pays industriels développés — mais c’est parce que le monde arabe est en partie subordonnée au système capitaliste mondial. Peut-on affirmer sans preuve que cette situation va radicalement changer ?
3. Selon le camarade Diner, les pays impérialistes n’utilisent normalement la force brutale que dans l’exploitation des pays pré-capitalistes. Quand les relations capitalistes deviennent dominantes au sein même du pays exploité, l’application de la force n’est plus requise car l’exploitation se fait « automatiquement » semble-t-il à travers les mécanismes du marché. Même si cette thèse est complètement vraie (et ceci n’est pas certain) on peut se demander si elle est suffisante pour prouver que les puissances impérialistes peuvent renoncer à l’usage, ou du moins à la menace de la force, dans leurs relations avec les pays capitalistes sous-développés. Car la bourgeoisie des pays sous-développés risque de découvrir que le libre jeu des forces sur le marché mondial lui est désavantageux et peut être tentée d’utiliser son pouvoir d’État pour neutraliser, restreindre ou empêcher ce libre jeu (en nationalisant le capital étranger, en imposant des tarifs ou des contrôles sur le commerce extérieur, etc.). La puissance impérialiste peut alors utiliser la force (ou au moins en menacer de manière crédible) — c’est admis — non pour piller le pays en question, mais seulement pour empêcher et décourager toute tentative de restreindre « artificiellement » le fonctionnement de « la main invisible » du marché. De nombreuses guerres de ce type ont éclaté par le passé — dont quelques-unes au Moyen-Orient (Suez en 1956 ?). La force brutale peut même être plus nécessaire encore en cas de menace de révolution sociale quand la bourgeoisie locale est trop faible pour la combattre. Après tout, l’intervention impérialiste armée n’est pas impossible même dans un pays capitaliste…
4. Finalement si nous supposons que le monde arabe est sur le point de devenir une puissance capitaliste autonome, nous pouvons alors toujours craindre que cela rende une confrontation armée avec les vieilles puissances capitalistes (ou quelques-unes d’entre elles) encore plus vraisemblable. Car une nouvelle puissance capitaliste aurait à se tailler sa place dans le marché mondial — une place qui pourrait bien n’être pas cédée pacifiquement par les vieilles puissances. On peut remarquer que les deux guerres mondiales ont été le résultat de semblables situations.Pour ces raisons, et d’autres similaires, on peut peut-être objecter que la conclusion du camarade Diner sur le fait qu’Israël est sur le point de perdre sa position spéciale de gendarme et de client favori de l’impérialisme au Moyen-Orient est quelque peu prématurée.
Quoi qu’il en soit, la discussion lancée ici avec les articles des camarades Ja’afar et Diner continuera certainement et nous espérons que nos lecteurs y prendront une part active.
[voir le suivant : Marché mondial, sionisme et violence : Thèses sur l’intégration capitaliste du Mashrek et ses conséquences politiques — par Dan Dîner]