Retracer et analyser la guerre du Liban qui dure depuis un an et dont les racines remontent vers une infinité de sources représente la matière d’un livre bien plus que celle d’un article de revue. Plutôt que de simplifier abusivement l’analyse en la ramenant à certaines données et contribuer ainsi à accroître la déformation de l’information sur la question, il est préférable de suivre une autre méthode. Cet article ne sera qu’un plan à peine développé en attendant un approfondissement et une démonstration ultérieurs de l’analyse. Certaines analyses paraîtront donc rapides au lecteur. De même, certaines parties seront moins développées que d’autres car elles exigent une compulsion sur des données qui restent, à l’heure actuelle, élémentaires. Cependant, même à ce prix, une vue globale est à coup sûr nécessaire pour aboutir à une image proche de la réalité.
I. Les forces en présence
Des a priori, pris pour des vérités, ont téléguidé les parties en conflit, parfois l’informateur étranger, et plus particulièrement l’information locale, liée par ses intérêts ou tiraillée entre eux. C’est ainsi d’ailleurs qu’un travail de compulsion de la presse représentera une entreprise extrêmement difficile, où il faudra constamment lutter contre l’information, en tirer le fait concret ou politique pur, suivre le filon de ce qui n’a pas été dit.
Une redescription des forces en présence à l’intérieur du Liban et sur les plans arabe et international s’impose donc à la lumière de la dimension de la guerre libanaise.
A. l’intérieur du Liban
a) Les Libanais
Ils seront distingués des Palestiniens, quoique l’interaction entre les rouages du système politique libanais et la résistance palestinienne soit certaine et que quelques caractéristiques du premier aient déteint sur la seconde, cette dernière agissant elle-même sur l’équilibre des forces au Liban.
1. LES LEADERS TRADITIONNELS
Les familles « régnantes » dans le Liban de l’indépendance sont, en grande partie, les descendantes des muquata’jis qui assuraient le prélèvement de l’impôt pour le sultan à l’époque ottomane. D’autres ont dû leur rôle politique au fonctionnariat, plus particulièrement au cours du mandat français. Elles ont toutes entretenu des relations de clientèle, échangeant les bulletins électoraux d’une famille ou d’un village contre une fonction « accordée » à l’un de leurs membres. Ce sont là les bases de la démocratie parlementaire libanaise. Cette caste a la vie dure et, malgré la réforme chéhabiste, qui a instauré le système du concours pour l’entrée dans la fonction publique, elle a maintenu ses rapports de clientèle en faisant pression sur l’exécutif et a fini par réussir tout à fait en rompant avec douze années de chéhabisme après l’élection de l’actuel président de la République (Fouad Chéhab, ancien commandant en chef de l’armée, est devenu président de la République, après les incidents sanglants de 1958, alors que le pays sortait d’une quasi-guerre civile. Il avait du mépris pour les hommes politiques qu’il nommait les « fromagistes » pour leur aptitude à se partager le fromage).
Parmi les piliers de la guerre civile se retrouvent Frangié, l’actuel président, Camille Cham’oun, ancien président, Pierre Gemayel, chef du parti phalangiste, et Kamal Joumblatt. Ce dernier, érigé en prodige par une grande partie de la gauche libanaise — « chef et porte-parole de la gauche, socialiste et philosophe humaniste » — est en réalité un des rares leaders qui maintiennent encore un type de rapport féodal presque intact avec les masses druzes et maronites de sa région.
2. LES COMMUNAUTES RELIGIEUSES
Le Liban est le seul pays arabe où la puissance des communautés religieuses ait pratiquement réussi à s’imposer devant celle de l’Etat.
Le patriarche maronite devait un certain pouvoir politique au système ottoman des « mella-s ». Ce système distinguait en matière de citoyenneté entre les différentes communautés religieuses. L’indépendance a consacré ce pouvoir. Et depuis il s’est étendu aux chefs des autres communautés. Ainsi, après les événements sanglants de 1958, le mufti sunnite a bientôt tenu un rôle politique accru. Avec la migration intérieure chiite et les attaques israéliennes contre le Sud-Liban, ça a été le tour de l’imam Moussa Sadre. Au cours de la guerre civile de 1975-1976, la vedette s’est étendue au cheikh druze Akl, aux patriarches orthodoxe grec et catholique grec, au cardinal romain…
Ces communautés possèdent leurs propres institutions très puissantes. Elles assurent entièrement la législation et la juridiction en matière de statuts personnels. Elles assurent la plus grande partie de l’enseignement et des services hospitaliers. Elles ont, en outre, des propriétés immenses dont une bonne partie est exploitée selon les méthodes capitalistes modernes.
Cependant, la circonstance aggravante du pouvoir des communautés est la répartition confessionnelle, selon l’usage — et consacrée à nouveau par le nouveau pacte —, des trois principales magistratures de l’Etat. Le président de la République doit appartenir à la communauté maronite (chrétienne) le Premier ministre à la communauté sunnite (musulmane) et le président de la Chambre à la communauté chiite (musulmane). De même, l’Assemblée nationale suit cette répartition (6/11 chrétiens et 5/11 musulmans avant la guerre actuelle et moitié après la guerre). Cette structure confessionnelle — décrite comme une forme « unique et merveilleuse » d’Etat par les chantres de « la géniale formule libanaise » — a en réalité faussé tout le jeu démocratique et politique au Liban en donnant aux membres des deux grandes communautés un sentiment d’identification aux tenants du pouvoir. Ainsi le président de la République est-il devenu le président des chrétiens, et le président du conseil celui des musulmans, chacun cherchant à marquer un point sur l’autre, appuyé en cela par des partisans divisés en deux principales confessions.
C’est cette « formule unique » qui a maintenu au pouvoir les leaders traditionnels, tout changement mobilisant, d’une manière sanglante, les masses selon un clivage confessionnel. L’une des principales fautes de Chéhab a consisté dans la généralisation de « l’équilibre confessionnel » dans la fonction publique. Chéhab, qui tentait de combattre les leaders traditionnels, a concédé un rôle plus important aux chefs des communautés afin de ne pas se les mettre à dos. Il a ainsi ouvert plus grandes encore les portes au jeu de clientèle confessionnelle et donc au renforcement du pouvoir des leaders traditionnels.
C’est le cancer confessionnel qui a donc dévoré petit à petit toute la vie politique au Liban, jusqu’aux partis de gauche, comme nous le verrons par la suite.
3. LES PARTIS POLITIQUES
Il ne s’agit pas de faire ici une étude détaillée des partis, mais de dégager leurs caractéristiques essentielles, le degré de leur implantation dans les masses et de leur polarisation confessionnelle.
Etant donné le jeu de clientèle, la plupart des partis jouent un faible rôle dans la vie politique. Les membres de partis ne constituaient, avant la guerre, que 2 % environ de la population. Pendant la guerre, l’affiliation a été très mouvante et le plus souvent essentiellement liée au financement de la guerre, très peu « idéologisée », et il paraît très peu probable qu’un véritable changement quantitatif se soit produit.
a) LES PARTIS DE DROITE (OU LES PARTIS A IDEOLOGIE RELIGIEUSE)
Ils regroupent les grands partis chrétiens et quelques partis musulmans.
— Les « kataëb-s » ou « phalanges » : le plus important au Liban en nombre et en influence, le parti phalangiste est en majorité maronite.
En dix-sept ans, il a pratiquement participé à tous les gouvernements. Faute d’une véritable base populaire, il a réussi à s’identifier au sentiment confessionnel maronite et même chrétien En outre, il est le parti libanais le plus proche des partis au sens moderne en ceci qu’il est véritablement orienté par une politique de groupe, avec un bureau politique, et non par une politique personnelle. Il se rapproche du type de parti fasciste ibérique par alliance étroite à l’Eglise. Populaire à la façon des partis fascistes, il peut en période de crise multiplier ses adhérents ou ses sympathisants armés. Selon certaines estimations, le parti, composé de 12 000 membres avant la guerre, aurait regroupé jusqu’à 70 000 sympathisants en armes sur la liste d’attente des combattants.
— Les nationaux-libéraux : quoique moins nombreux qu’au parti phalangiste, ils regroupent un nombre important d’adhérents. Ce parti se caractérise par la politique personnelle de son chef, Camille Cham’oun, et par les alliances de ce dernier. Cela explique pourquoi certains notables du parti — pourtant à majorité maronite — sont musulmans chiites ou druzes. C’est dû essentiellement aux alliances et aux clientèles électorales. Nationalistes « libanais », face aux nationalistes « arabes » et leurs alliés, les phalangistes et les nationaux-libéraux ont pratiquement les mêmes sympathisants, avec un penchant plus grand vers les phalangistes. Une grande mobilité se remarque dans les rangs des sympathisants des deux partis.
— Les autres partis de droite sont peu nombreux et plutôt mal organisés. Certains groupements chrétiens extrémistes, comme le « Front des Gardiens du Cèdre » ou « l’Armée de libération zghortiote » sont mal connus et s’entourent d’ailleurs d’un certain mystère. Quelques petits partis musulmans à l’idéologie religieuse comme les « najjadés » ou « Al-Tahrir » relèvent du même genre. De même, deux regroupements régionaux et confessionnels chrétiens, le « rassemblement zghortiote » et le « Rassem-blement zahliote » éclos durant la guerre, ont eu un grand rôle dans le déroulement des combats.
b) LE « FRONT DES PARTIS ET DES FORCES NATIONALESPROGRESSISTES »
Ce front, constitué au milieu des années soixante sous la direction de Kamal Joumblatt, a connu une période difficile de cessation de ses activités après la défaite arabe de 1967 selon la volonté même de son leader. C’est de nouveau Joumblatt qui a patronné la renaissance du front deux ans plus tard. Constitué de partis, de groupements, de petites organisations, allant de la droite à la gauche (parti communiste, Organisation de l’action communiste) et du nationalisme syrien (la Grande Syrie) au nassérisme, au nationalisme arabe, à l’internationalisme, le front inclut bien des contradictions et bien des faiblesses. Quoiqu’il n’ait pas de forme bien définie, il possède quelques caractéristiques générales.
— Un aspect « champignon ». Malgré le nombre de ces organisations — plus de quinze —, elles ne se sont développées que derrière deux courants : le nassérisme et la résistance palestinienne, et restent intimement dépendantes d’eux. Le Parti communiste libanais, par exemple, qui a plus de cinquante ans d’âge — il est par conséquent contemporain du Parti communiste chinois — n’est pas encore parvenu à élaborer sa propre politique et à regrouper les masses autour de lui.
— La pluralité de ces partis et organisations qui restent concurrents et regroupent peu de militants par rapport à la population et à leur nombre.
— Ils ne sont pas parvenus à crever le mur du confessionnalisme, même parmi leurs adhérents. Dans la population musulmane, là où ils ont pu la pénétrer, l’attachement pour eux reste vague et souvent lié aux intérêts confessionnels. Circonstance aggravante, ils n’ont même pas tenté de pénétrer la masse maronite, la plus pauvre et la plus nombreuse parmi la population chrétienne. Les rares lieux d’implantation, pénétrés au début du siècle, tels que Bickfaya et Hadeth, ont été entièrement perdus, non à la suite de batailles, mais à cause de la politique du parti communiste, et se sont jetés dans les bras des phalangistes et des nationaux-libéraux. Et pourtant les rares exemples d’indépendants de gauche qui l’ont tentée montrent que l’expérience en milieu maronite peut être particulièrement rentable.
L’abandon d’une politique nationale — dans le sens d’une organisation indépendante au niveau national — au profit de la politique personnelle de Joumblatt, leader du front. Ainsi le front est-il apparu, durant cette guerre, solidaire du groupe confessionnel musulman, et ne s’est pratiquement démarqué de la ligne confessionnelle musulmane que par un programme de réformes qui ne s’attaque guère au problème le plus aigu de la crise politique au Liban : le confessionnalisme. Il s’est contenté de réclamer, comme les leaders musulmans, la déconfessionnalisation politique qui ne touche guère à la déconfessionnalisation de l’éducation, ni à celle des statuts personnels. En ce sens, les confessionnels chrétiens les ont dépassés, du moins dans les déclarations, réclamant également la déconfessionnalisation des statuts personnels. En fait, ces derniers ont lié leur accord pour la laïcisation de la fonction publique à la réalisation de la laïcisation des statuts personnels et agissent également pour des raisons confessionnelles.
Toutes ces caractéristiques peuvent être ramenées à deux raisons essentielles : a) les partis idéologiques sont, dans la grande majorité des partis de cadres, enseignants, journalistes, étudiants, qui ont souvent mal assimilé la culture occidentale libérale et marxiste et qui, d’autre part, sont coupés des sources populaires de la culture locale ; b) ils sont souvent le pendant local de partis plus importants du bloc de l’Est ou des régimes arabes.
4. L’ARMÉE
L’armée libanaise (18 000 hommes) s’est retrouvée bien moins équipée et moins nombreuse que l’ensemble des autres groupes armés. Victime des politiciens — les confessionnels chrétiens qui répétaient que « la force du Liban était dans sa faiblesse » et les confessionnels musulmans qui n’avaient « pas confiance dans l’armée parce qu’elle aurait été un danger pour la résistance palestinienne » —, le Liban s’est retrouvé avec une armée ridicule aux frontières d’Israël et de la Syrie, au cœur d’une région parmi les plus chaudes et alors que sa sécurité était menacée de l’extérieur et de l’intérieur. Le confessionnalisme aura contribué à la disparition de l’Etat dans le secteur vital de la défense.
Trois traits caractérisent l’armée libanaise :
— au niveau des cadres moyens et inférieurs, un esprit de caste et de la répugnance à l’égard des politiciens comme l’ont montré les membres du gouvernement militaire constitué, pour quelques semaines, durant la guerre ;
— l’esprit bureaucratique a dévoré l’esprit militaire, dans une armée qui n’a pas fait la guerre, est mise au ban par les politiciens et exploitée par eux quand ils y ont intérêt ;
— l’idéologie de l’armée se situe dans une zone inconfortable entre le patriotisme et le confessionnalisme. « L’équilibre confessionnel » instauré en loi politique se retrouve dans l’armée avec un accent sur la direction chrétienne. La tradition et « l’équilibre » ont voulu que le chef de l’armée soit maronite et les confessionnels chrétiens n’ont jamais manqué d’exploiter cette situation, choisissant même des commandants en chef de leur propre clientèle. C’est ainsi qu’il y a eu de fortes tensions entre l’armée et les politiciens et à l’intérieur de l’armée elle-même. Ces tensions se sont traduites par des actes contraires à la discipline de la part des chrétiens et des confessionnels musulmans de l’armée — dans les combats, par des désertions, par les complicités entre des politiciens et des militaires.
C’est des deux côtés de cette brèche confessionnelle, qui a réussi à scinder verticalement le pays sans regard à l’appartenance de classe, que se sont regroupées toutes les forces politiques.
Les Libanais chrétiens et musulmans appartiennent dès leur naissance à un groupe confessionnel. Chacun possède ses registres, ses écoles, ses hôpitaux, ses partis. Si ces derniers étaient promis à un avenir différent, ils ont été domestiqués. Les institutions politiques et même les lieux d’habitation spécifiques. Rares sont en effet les quartiers ou les régions mixtes (dans bon nombre de ces régions et quartiers, durant la guerre, la majorité s’est acharnée sur la minorité pour la pousser à l’exode).
Seule a échappé à cette rupture la caste des politiciens traditionnels dont les intérêts n’ont guère été menacés, comme nous le verrons.
C’est sur cet équilibre confessionnel précaire et cette absence d’identification nationale que se sont greffés des éléments perturbateurs de l’équilibre. Nous le verrons en analysant dans la deuxième partie ce qui aura mis le feu aux poudres.
b) Les Palestiniens
Ils constituent le second groupe des forces en présence à l’intérieur du Liban, qui possède sur son territoire la plus forte concentration palestinienne sur les plans démographique, militaire et idéologique, de tous les pays arabes (a part la Jordanie. Les chiffres concernant la présence palestinienne, notamment au Liban, où le dernier recensement a eu lieu en 1932, sont entourés d’une marge d’erreur et sujets à des fluctuations rapides dans le temps , voir Khamsin, no 2, p. 25-29) — N.D.L.R.).
1. LE PEUPLE PALESTINIEN AU LIBAN
Venus en deux grandes vagues (1948 après l’instauration de l’Etat sioniste et en 1970 après le septembre noir jordanien), les Palestiniens sont au nombre de 350 000 environ au Liban. A part un nombre infime, en majorité des chrétiens, qui a obtenu la nationalité libanaise et s’est intégré à la vie nationale normale, ils ont pour la plupart gardé le statut de réfugiés, vivant dans des camps, encadrés par les organisations internationales et plus particulièrement l’U.N.R.W.A. Les Palestiniens, déracinés, privés d’une identité autre que celle de réfugié et d’un lien au sol, ont constitué la main-d’œuvre bon marché exploitée qui a permis, en grande partie, la prospérité de certaines exploitations agricoles et de l’industrie au Liban.
De par leur rôle économique et leur nombre (sur une population libanaise totale d’environ 2,5 millions d’habitants), ils exercent une forte pression sociale.
2. LES ORGANISATIONS PALESTINIENNES
La profonde injustice du sort des Palestiniens, la proximité de la patrie spoliée et la politique inter-arabe ont été à l’origine de la création de la résistance palestinienne. Celle-ci, née sous sa forme actuelle dans les pays du golfe et, par la suite, financée essentiellement par eux, a pris son essor après la défaite arabe de 1967, sous le slogan de la guerre de libération nationale. Ouverte aux masses arabes, elle regroupe des Arabes de diverses nationalités et plus particulièrement des Libanais ; de même qu’elle s’est constituée des satellites dans le Front des partis et des Forces nationales et progressistes. Liée directement aux régimes arabes (la Saïka, Le Front de libération arabe, etc.), ou indirectement par ses sources de financement et ses engagements politiques, elle se subdivise en plusieurs organisations dont les intérêts ou les objectifs différent ou se contredisent. En ce sens, elle lutte entre une subordination franche et une position inconfortable ; entre la dépendance et l’autonomie par rapport à ces régimes. De même, les différents fronts et regroupements palestiniens ont encore une organisation populaire peu développée et restent dominés par les structures traditionnelles de regroupement par tribus ou villages.
3. L’IDEOLOGIE PALESTINIENNE
L’idéologie populaire palestinienne, comme celle du Liban, reste tribale pour l’essentiel, avec néanmoins une dimension nationale plus marquée (on reviendra plus loin sur le concept du tribalisme). La marxisation est superficielle ou, pire, déformée en dogmes néo-religieux. Ce phénomène se retrouve d’ailleurs parmi la moyenne des intellectuels arabes.
Cependant, les centres d’études palestiniennes, qui ont un double objectif, d’une part l’étude des questions proprement palestiniennes, arabes et israéliennes et, d’autre part, l’information de l’opinion mondiale égarée par la propagande sioniste, s’attaquent scientifiquement à certains problèmes palestiniens. Mais les organisations palestiniennes ont rarement éprouvé le besoin d’utiliser cette arme idéologique tombant dans la facilité de la manœuvre politique. C’est ainsi que le concept d’Etat laïc et démocratique en Palestine a été utilisé comme slogan international pendant quelques mois, sans toucher les masses palestiniennes.
La résistance est presque un Etat — sur les plans militaire, des affaires internationales, de l’information, du financement, etc. — sans pays. Au Liban, où l’Etat, dans son sens national, a été délaissé par les politiciens au profit de leurs querelles et alliances personnelles, la résistance palestinienne a connu l’appel du vide, et y a pratiquement succombé, encouragée en cela par les masses musulmanes.
Ces dernières ressentaient douloureusement l’abandon de l’Etat et avaient fini par l’identifier à l’abandon de la mission nationale de cet Etat et s’étaient tournées encore plus vers le nationalisme arabe, incarné, en l’occurrence, par la résistance palestinienne.
De son côté, la caste « régnante » a utilisé les Palestiniens en se servant du « complexe de la Jordanie » chez eux. La peur d’être liquidés au Liban comme en Jordanie a alimenté parmi les Palestiniens le besoin d’une « ceinture de sécurité » populaire. Les confessionnels musulmans leur ont offert des alliances internes selon les besoins de leur propre politique, cependant que les confessionnels chrétiens chantaient la « justice et la sainteté de la cause palestinienne », tout en ignorant toute solidarité effective avec les Palestiniens.
C’est dans le gouffre libanais que les Palestiniens ont pu rejoindre, dans leur grande majorité, une politique confessionnelle, la politique confessionnelle musulmane, et tomber dans le jeu des puissances qui voulaient exploiter la « contradiction libanaise ».
B. Le reflet au Liban des forces en présence dans le monde arabe
Le mouvement nationaliste arabe, né sous l’occupation ottomane, tendait vers l’union des pays arabes et mettait l’accent sur leur lien culturel, s’élevant — et plus particulièrement parmi les chrétiens — contre le lien religieux que représentait l’empire ottoman. Il s’est retrouvé face à des pays divisés plus ou moins arbitrairement par les puissances mandataires et colonialistes. A la même époque se créait l’Etat d’Israël sur les décombres de la Palestine et les malheurs du peuple palestinien. L’Etat d’Israël a été, outre son injustice, la plus forte gifle occidentale à la civilisation arabe. En effet, il défiait les Arabes malgré leur nombre, les humiliait par sa technologie avancée et provoquait un sentiment d’autodéfense culturel de l’Islam et de l’arabisme blessés. Ainsi s’est figé le processus qui menait à la coupure du cordon ombilical entre l’Islam et le nationalisme arabe. En même temps, les régimes qui avaient mené à la défaite tombaient, non sous le coup d’une révolte populaire, mais par des séries de coups d’Etat militaires portant tous les slogans de « l’honneur national » et de la cause palestinienne baptisée « la cause des Arabes ». Le fond idéologique de ces coups d’Etat s’amincissait progressivement, par la grâce notamment de l’argent du pétrole ! L’unité arabe était désormais bien loin.
Ainsi, deux thèmes essentiels mobilisent les régimes arabes et les masses qu’ils arrivent à manœuvrer :
— la cause palestinienne, l’Etat d’Israël, la reconnaissance ou non de cet Etat ;
— le pôle religieux ou son opposé l’athéisme, quoique à un faible degré celui-là et de manière quasi religieuse également.
Il devenait donc « normal » qu’à l’approche de la solution négociée du problème palestinien le « front de refus » (de la solution négociée) ainsi que le groupe partisan de cette solution (et en cela les attitudes officielles sont quelque peu mensongères) aient cherché à faire pression sur la masse palestinienne la plus nombreuse, la plus libre et la plus influente du monde arabe, c’est-à-dire les Palestiniens du Liban. C’est au prix du silence ou de la réaction violente de ces derniers que bien des régimes au pouvoir devront leur stabilité, les masses populaires éprouvant un sentiment de solidarité avec les Palestiniens. Cela s’applique plus particulièrement au front Est d’Israël. C’est en alimentant également le sentiment de « spoliation » musulman au Liban que les régimes arabes ont pu pousser à la guerre civile libanaise. Cette situation de troubles confessionnels favorisait les possibilités de manœuvre politique pour chacun de ces régimes. Même si ces troubles ne constituaient pas tous le moteur de la guerre — et c’est ce que des études feront apparaître par la suite —, ils lui auront fourni une partie essentielle du carburant. Certaines milices nouvelles ont ainsi été entièrement financées par des Etats arabes.
L’ironie, mais la logique quand même, ont voulu que les Etats arabes musulmans les plus théistes aient alimenté le fanatisme chrétien et garni les poches des deux parties au combat. C’est ainsi que l’une des causes essentielles de la précarité de la « paix » libanaise actuelle réside dans l’incertitude de la solution arabo-israélienne. Comme pour la guerre d’Espagne, les différents Etats de la région se combattent au Liban avec du matériau humain libanais et palestinien.
C. Le reflet au Liban de la « détente » entre les Super-Grands
La détente entre les Super-Grands, qui n’exclut nullement la lutte pour l’élargissement de l’influence de l’un ou de l’autre dans les diverses parties du monde, ne pouvait être absente de la guerre libanaise. Les renseignements à ce niveau sont encore flous et les accusations des deux bords réclameront de l’analyste un effort de détective. Cependant, il est incontestable que la situation libanaise a été l’une des conditions de cette détente. Les chiffres avancés concernant le coût des armes et munitions utilisées sont sept fois plus importants que le produit national brut du pays, ce qui suppose un financement international. On sait, d’autre part, les accusations lancées par le Congrès U.S. contre Godley, actuel ambassadeur des Etats-Unis au Liban et spécialiste de la lutte antiguérilla. Dans le cadre de la campagne contre la C.I.A., Godley a été accusé d’avoir formé des cadres miliciens et d’avoir tiré les ficelles de la guerre. On sait également le rôle joué par des mercenaires américains et européens dans l’entraînement des milices et la direction de certains combats.
De même le bloc de l’Est a financé des groupes de la résistance et les milices des partis de gauche. Il n’est jusqu’aux tenues militaires qui ont afflué dans les rangs des combattants, notamment ceux du Parti communiste libanais dont la situation financière était florissante tout au long de la guerre, et l’est probablement toujours.
Les justifications idéologiques sont nombreuses : à l’Ouest, la lutte contre la « gauche internationale », expression souvent utilisée par la droite libanaise ; à l’Est, la lutte contre les réactionnaires, les minorités, religieuses ou ethniques — dans un monde arabe à majorité musulmane —, étant considérées comme forcément contre le courant de l’histoire, et par conséquent vouées, à long terme, à la soumission ou à l’extermination.
De toute manière, le pays qui héberge la plus forte concentration palestinienne ne pouvait échapper à la manœuvre de ceux qui ont patronné les négociations de paix au Proche-Orient. Cependant, il semble que les calculs concrets se soient situés autour d’une alternative :
— ou bien la partition du Liban et la constitution d’un petit Etat maronite dont la dépendance à l’égard des Etats-Unis aurait été presque totale. Dans la partie restante, l’influence soviétique aurait été dominante et aurait offert à TU.R.S.S., par le biais de la gauche et des Palestiniens, la compensation des pertes subies en Egypte, en Syrie et en Irak ;
— ou bien la reconstruction de l’Etat libanais actuel avec un équilibre des forces internationales, les parties engagées dans le combat sortant gagnantes sur le plan interne. Les phalangistes et leurs alliés renforcés, les parties de gauche représentés au sein du gouvernement par un membre du « front », l’influence soviétique accrue donc parmi les Libanais et la résistance palestinienne ; c’est l’assurance peut-être que les milliards n’ont pas été investis en vain.
C’est cette seconde solution qui semble avoir la priorité, quoique rien n’exclue, dans le cas d’une longue rechute, le recours à la première.
II. La guerre
Les passages concernant la guerre proprement dite seront moins développés pour deux raisons essentielles : la profusion de phénomènes apparus au cours de la guerre et les modifications qu’elle a entraînées sont telles qu’elles méritent à elles seules une étude minutieuse dépassant les possibilités d’un article. D’autre part, pour le lecteur étranger, elle a occupé l’actualité et peut — dans un cadre limité — être rappelée dans ses grandes lignes.
Nous espérons que l’accent mis dans la première partie sur l’analyse des forces politiques permettra de mieux en comprendre les rouages et les implications. Avant de passer à la guerre elle-même, nous rappellerons ce que la situation avait d’explosif au début de 1975, et l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.
A. Une situation explosive
a) Les problèmes économiques
1974 a été encore plus dure au Liban pour les consommateurs qu’en Europe occidentale et aux Etats-Unis. En effet, dans un pays où presque tout est importé, l’inflation internationale a été démultipliée par des groupes puissants pratiquant un monopole de fait sur l’importation, et les commerçants en général. Le taux réel d’inflation a dépassé 30 %, quoique les chiffres officiels le réduisent presque au tiers. De plus en plus, le « miracle » libanais tombait le masque, dévoilant :
— l’appauvrissement des régions rurales et l’abandon progressif de l’agriculture. Dans le Sud-Liban, dans le Nord (le Akkar) et à l’Est (la Békaa), l’appauvrissement des agriculteurs augmentait à cause des monopoles de l’engrais, des insecticides et de la commercialisation des produits agricoles ;
— la mainmise étrangère sur la circulation des capitaux. Pour la plupart en provenance du golfe, les capitaux se trouvaient à l’abri du « secret bancaire » qui favorisait leurs déplacements incontrôlés. Quoique les banques au Liban soient des sociétés anonymes libanaises, il s’agit le plus souvent de compagnies étrangères pompant le capital de la région. Les manipulations que la circulation permettait sur la livre libanaise ont été une des raisons importantes de la perte de son pouvoir d’achat ;
— l’absence totale d’une politique de développement national. Des projets d’irrigation en attente depuis plus de vingt ans (à cause des pots-de-vin) ont limité de revenu annuel par tête à 150 dollars par an dans certaines régions. Les habitations populaires et les coopératives ont subi le même sort, alors que l’impôt sur le revenu n’était prélevé en définitive que sur les salariés.
b) Les problèmes sociaux
1. L’EXODE RURAL
Avec l’appauvrissement des campagnes et l’insécurité au Sud-Liban, la banlieue de Beyrouth a attiré la main-d’œuvre vers l’industrie. Une ceinture de pauvreté de 400 000 habitants environ a ainsi encadré la ville. Déracinés, parfois chômeurs, bon nombre d’entre eux ont habité dans des camps palestiniens ou à proximité.
2. LE SENTIMENT DE SPOLIATION CONFESSIONNELLE
Porté par la misère du Sud-Liban et des émigrés de la ville, l’imam Moussa Sadre s’est fait le porte-parole de la « contestation chiite », polarisant sur une base confessionnelle la contestation sociale, et réussissant bien mieux d’ailleurs que les partis « progressistes ». A ce niveau, il convient de s’arrêter un instant sur la légitimité de l’affirmation « les musulmans pauvres face aux chrétiens riches ». Dans la population ouvrière de la banlieue, 45 % sont chrétiens dont plus de la moitié maronites (27% ). Comparés à la répartition démographique des communautés, ces chiffres révèlent qu’il n’existe pas de différence sociale notable entre elles. De même les villages maronites éloignés de Beyrouth sont parmi les plus pauvres du Liban. L’ironie a voulu que les très riches musulmans sunnites et chiites se soient assimilés aux déshérités et aient joué la carte de la spoliation confessionnelle.
3. L’IDEOLOGIE CONFESSIONNELLE
Le pouvoir des communautés décrit plus haut a eu son effet le plus néfaste en matière d’éducation.
Deux idéologies contradictoires en apparence, mais fondamentalement semblables, se sont développées ainsi dans les écoles et les quartiers qui les entourent. Les chrétiens, tous orientaux et non christianisés par le colonisateur, se considèrent — surtout dans les classes moyennes et pauvres — supérieurs aux musulmans. Monogames, ils méprisent la polygamie qu’ils attribuent aux musulmans, et le peu de soin qu’ils apporteraient à l’éducation des enfants. Ils se croient également plus « développés » de par leur lien religieux à l’Occident et appellent la France leur « tendre mère ».
Les musulmans méprisent l’occidentalisation des chrétiens et leur usage de quelques termes français dans la conversation comme « au revoir » et « merci ». Ils leur en veulent également pour leur âpreté dans la recherche des diplômes et des postes « au-dessus de leur condition ». En réalité, c’est le même sentiment d’appartenance à un clan, la tribu élargie à la confession, qui n’a cessé depuis des siècles de distinguer les « nôtres » des « leurs ».
c) La presse
La presse libanaise, financée par les régimes arabes et autres (dont chaque journal ou revue est un porte-parole presque officiel) a joué fortement dans les tiraillements sociaux selon les intérêts des Etats qu’elles représentent et accessoirement ceux de la direction et des journalistes qui se font des petits « à-côtés ».
d) La personnalité du Libanais
C’est au niveau individuel que le véritable drame s’est joué, plus particulièrement au niveau des individus urbanisés depuis une génération ou moins. Dans l’ensemble, en revanche, les paysans restent gouvernés par des structures sociales cohérentes et en quelque sorte harmonieuse.
Exploité par la famille qui voit en lui un investissement pour l’avenir— en l’absence de politique sociale —, écrasé par l’école et le patron fortement autoritaires, ayant assimilé à la hâte quelques notions « culturelles » pour leur future utilité marchande, méprisé par la presse et les autres mass média, le Libanais moyen a souvent de lui-même une image défavorable. C’est d’ailleurs dans les masses moyennes et pauvres que la mode est adoptée le plus vite, exagérée jusqu’au ridicule. Certes, il s’agit là d’une description très simplifiée, mais c’est surtout ce groupe social qui a vu dans la guerre son salut et la soudaine possibilité de faire preuve d’héroïsme, « sauver l’honneur ». L’honneur n’est pas personnel, puisque l’épanouissement personnel a été ligoté, c’est celui du clan élargi à la confession. Et c’est plus particulièrement dans les banlieues trop vite urbanisées que les combats ont été les plus durs, les actes de barbarie commis avec le plus d’entrain.
A partir de cette base socio-économique, les faits politiques ont provoqués l’explosion.
e) Les faits politiques
Outre la situation arabe et internationale déjà signalée, la présence armée des Palestiniens au Liban a provoqué une double réaction confessionnelle : de la part des musulmans, un sentiment d’être protégés et de défier les autres ; de la part des chrétiens, le sentiment d’être en danger devant la « montée musulmane ». En effet, la poussée démographique, l’accès aux universités libanaises et arabe poussaient les chrétiens dans leurs retranchements. L’accord du Caire, signé en 1969 entre l’Etat libanais et la résistance, assurant aux seuls Palestiniens le contrôle des camps et l’obtention de l’armement lourd, a représenté le point de rupture de l’équilibre confessionnel. En l’absence d’un Etat fort, que les leaders chrétiens avaient contribué à miner, les partis chrétiens ont formé des milices et les ont entraînées « pour protéger la souveraineté de l’Etat, la liberté des chrétiens et réclamer l’égalité avec les musulmans » qu’ils voyaient comme une masse indistincte, voulant les ramener au régime des « mella-s » de l’Empire ottoman et en faire des « dhimmi’s » (citoyens de seconde zone sous la protection des musulmans).
De leur côté, les musulmans étaient convaincus que les chrétiens allaient « liquider » la résistance palestinienne, plusieurs accrochages étant intervenus entretemps.
L’incident de Aïn-el-Remmaneh, le 13 avril 1975, où des miliciens phalangistes et nationaux-libéraux, en représaille du meurtre de deux des leurs, ont tué les vingt-sept passagers palestiniens d’un autobus qui passait par là, a mis le feu aux poudres. Dans la nuit, Dékouaneh — banlieue maronite — a été bombardé par des obus depuis Tall-Zaatar, camp palestinien situé à proximité.
Et les combats ont commencé selon la politique du « plus grand dégât à l’adversaire ». La décision prise par le « Front des partis et des forces nationales et progressistes » et Yasser Arafat de « mettre à l’écart les phalangistes » a coupé la voie à tout retour en arrière. C’était, durant cette guerre, la première entente d’Arafat avec des leaders libanais pour écarter de la politique un parti libanais. Elle a été suivie, plus tard, par la participation du leader palestinien à la plupart des « sommets islamiques » réunissant les piliers traditionnels de la communauté musulmane.
B. Les combats sanglants
La guerre du Liban, qui a entraîné plus de vingt mille morts, en majorité non engagés dans les combats, ruiné une grande partie de l’économie nationale, provoqué l’exode de plusieurs dizaines de milliers de personnes et l’émigration de plusieurs centaines de milliers d’autres, frappe par sa lâcheté. Elle a connu toutes les horreurs des pires guerres civiles sans en avoir l’avantage : celui qui permet au vainqueur de rejeter toutes les horreurs sur le vaincu.
En analysant la forme qu’ont pris les combats, on pourra constater l’étendue du ravage et saisir la voie du sauvetage national.
a) La forme des combats
1. UNE GUERRE DE POSITIONS
Contrairement aux guerres de libération et même à la majorité des guerres civiles, la guerre civile libanaise n’était pas une guerre mobile.
Il faut faire ici une double remarque.
— Si les Palestiniens avaient voulu isoler le parti phalangiste des masses libanaises à cause de sa politique fasciste et contre-révolutionnaire, ils auraient attaqué les sièges du parti et ses postes armés et non l’ensemble des quartiers chrétiens — peuplés d’habitants paisibles — où se trouvent ces sièges. Cela a provoqué le rassemblement chrétien autour des phalangistes et de leurs alliés, par souci de se protéger.
— D’autre part, si les phalangistes avaient voulu « ramener la souveraineté de l’Etat libanais sur tout le territoire libanais », y compris les camps palestiniens, ils ne se seraient pas attaqués aux musulmans, provoquant leur rassemblement autour des organisations armées de la résistance, excluant ainsi du contrôle de l’Etat plus de la moitié du territoire libanais.
La constatation qui s’impose est que la guerre libanaise n’a pas été faite pour être gagnée mais plutôt pour asseoir le contrôle des parties sur les régions qu’elles « protègent », et cela à peu de frais pour elles. C’est d’ailleurs le modus vivendi sur le plan de la sécurité que l’intervention syrienne a consacré.
2. LES FRANCS-TIREURS
Sur toutes les régions « frontalières », c’est-à-dire à la limite des quartiers musulmans et chrétiens, des franc tireurs couverts par toute une artillerie et protégés depuis le haut d’immeubles élevés tirent sur tout ce qui passe dans le quartier d’en face. Les victimes sont, après les premiers jours, de pauvres gens, journaliers pour la plupart, qui sortent parce qu’ils ont faim. Naturellement, un franc-tireur en face fait la même chose contre votre quartier, répand la terreur, et les gens du quartier n’osent plus le quitter pour se rendre dans les zones dangereuses, ils se mettent à la merci des organisations qui les protègent, les nourrissent et les mettent en garde de circuler.
3. LES ENLEVEMENTS
Plus horribles encore, si possible, les enlèvements exécutés d’après la confession inscrite sur la carte d’identité ont fait les plus grands ravages dans la population. Les personnes enlevées, battues, mutilées ou tuées après mutilation, jetées sous les ponts ou sur des tas d’ordures ont provoqué une telle psychose qu’il est difficile d’imaginer que les Libanais oublieront le réflexe de crispation qui les prend lorsqu’ils empruntent une route qui n’est pas la « bonne » du point de vue confessionnel.
Le phénomène des enlèvements s’est étendu d’une manière incroyable et persiste après le « retour à la normale ». Certaines personnes enlevées étaient prises en otages et utilisées comme monnaie d’échange pour la récupération d’autres victimes d’enlèvements. Mais toutes les formes les plus systématiques (provocation aux combats, à l’exode, etc.) et les plus répugnantes ont été pratiquées par les organisations des deux clans. C’est surtout à ce niveau que la guerre a dévoilé parfaitement sa face confessionnelle, les miliciens des barrages chrétiens arborant d’énormes croix de bois à leur cou, et les miliciens des barrages musulmans appelés à la guerre sainte au cri « d’Allah Akbar », sans d’ailleurs que ce folklore leur soit toujours nécessaire pour accomplir leur sale besogne.
4. LA » TERRE BRÛLÉE »
Lorsque les combattants sortaient de la stratégie de la guerre de positions, c’était pour « libérer » des couloirs, des enclaves dans « leurs » régions appartenant à « l’ennemi ». Ainsi la Quarantaine, ainsi Damour, Jyeh, Dbayeh, les villages chrétiens du Akkar et de la Békaa. C’était alors la politique de la terre brûlée. Il ne fallait rien laisser, même au prix de centaines, de milliers de morts.
b) En marge des combats
1. LES PILLAGES
La plupart des organisations des deux bords, sinon toutes, ont organisé des pillages systématiques et abondamment rempli leurs caisses, les chefs se réservant la part du lion. Les pauvres gens ont volé également bien sûr, parce qu’ils étaient dans le besoin, mais ce n’était que la « petite monnaie ». De même, les organisations ont rançonné les commerçants, les propriétaires, les habitants qui leur déplaisaient et cela continue.
2. L’IMMUNITE DES LEADERS
Quoique les leaders politiques soient reconnus de part et d’autre comme les premiers responsables du massacre et de la destruction, ils n’ont pas été inquiétés ; sauf Camille Chamoun dont la demeure de Saadyate a été détruite. Jomblatt s’en est d’ailleurs lavé les mains en matière d’excuse. Un gentlemen’s agreement se fait entre ces messieurs dès qu’il s’agit de leurs intérêts. Et le peuple marche parce qu’ils se sont érigés au-dessus du commun et que c’est tout à fait admis par les combattants. De même, certains grands capitalistes doivent aux organisations de droite et de gauche la sauvegarde de leurs biens et de leurs personnes.
3. L’ESPRIT MERCENAIRE
Après des mois de chômage, la population s’est habituée à être entretenue par les organisations dont les ressources proviennent de l’étranger, et par des vols divers. Beaucoup de personnes se sont enrôlées d’ailleurs pour des raisons matérielles, sans que les partis aient même cherché à leur donner la moindre formation idéologique. Il faudra attendre l’épuisement de ces réserves pour qu’une action publique puisse être tentée sans être entachée d’intérêt.
4. LA PEUR DE L’HOMME ARMÉ
Qu’il soit d’un bord ou de l’autre, l’homme armé fait peur au peuple parce qu’il est devenu une sorte de hors-la-loi. Ce n’est pas l’anarchie qui existe au Liban, au sens de l’absence d’autorité, mais une multitude d’autorités absolues, qui ne relèvent d’aucune légitimité et sur lesquelles aucun contrôle populaire ne s’exerce.Il ne s’agit là, bien sûr, que de quelques-uns des phénomènes essentiels apparus au cours de la guerre et qui laisseront des séquelles longtemps après. Mais c’est à un niveau beaucoup plus profond, du point de vue national, que se situent les effets de cette guerre totalement négative.
c) La partition de fait
La guerre a consacré le confessionnalisme en regroupant les masses encore plus fort autour de leurs « protecteurs » confessionnels. Une partition de fait s’est donc opérée dont les grands gagnants — à cause de la peur — sont les leaders confessionnels, et les communautés religieuses. Le rôle que ces dernières ont joué dans l’accueil des réfugiés est remarquable. Elles ont, en outre, produit leur propre littérature de guerre — journaux distribués quotidiennement —, jouant parfaitement sur le fanatisme religieux. Les principales organisations des deux bords ont recueilli le fruit de leurs efforts. Bien sûr, ce n’est guère les fruits que les combattants sincères, de part et d’autre, escomptaient : au lieu du retour de la souveraineté de l’Etat sur tout le territoire libanais, les trois quarts du territoire sont sous l’autorité de fait des organisations palestiniennes et plus particulièrement de celles qu’agrée la Syrie ; les phalangistes et leurs alliés contrôlent, de leur côté, les « territoires au nord de Beyrouth et au sud de Tripoli, où ils font pratiquement la loi de manière presque officielle.
Au lieu du Liban unifié pour lequel elles étaient censées lutter, les organisations palestiniennes et « progressistes » ont atteint une formule de partition de fait, à laquelle elles ont contribué par leurs agissements confessionnels.
Enfin, l’Etat est aujourd’hui inexistant, le Parlement inefficace, l’armée en pagaille, l’exécutif paralysé, le judiciaire absent. Le Libanais ne sait plus s’il a une identité nationale. Et, quoique le document lu par le président de la République le 14 février 1976 ait reconnu que le Liban était « arabe » et non à « visage arabe », ainsi que le définissait le Pacte national de 1943, cela ne parvient guère à combler pour le Libanais le gouffre creusé par la guerre. Ce document est en outre une consécration du confessionnalisme. Sauf pour les fonctionnaires en deçà du premier échelon, le partage confessionnel des postes officiels est maintenu, comme si, pour le choix des hauts fonctionnaires, la compétence était inutile.
Malgré ses horreurs, cette guerre aura eu l’avantage de démasquer une certaine gauche « nationale et progressiste » aux yeux des masses, de débarrasser par conséquent les esprits des slogans et des fictions pour dévoiler la réalité des faits. Un véritable esprit patriotique ne peut distinguer entre des masses pauvres progressistes parce que musulmanes et des masses pauvres réactionnaires parce que chrétiennes. Il ne peut souffrir que des bandits et des assassins dissimulés derrière des partis anéantissent la démocratie et traitent le peuple comme s’il était leur serviteur et leur devait d’être encore en vie. Il ne peut souffrir qu’au nom de la liberté et de l’humanisme, d’un côté, ou au progressisme, de l’autre côté, on tue un être humain parce qu’il est né de parents chrétiens ou musulmans.
Avant qu’une troisième force — qui n’ait pas été plongée dans les horreurs du combat — se lève, il faudra se débarrasser du complexe de parti. Un courant idéologique nouveau va souffler, retournant aux sources du peuple courageux et respectant la culture populaire. Musulmane ou chrétienne, elle est en réalité arabe. Cependant, elle sera liée à une véritable laïcité de l’Etat. Ce sera là peut-être la contribution du Liban dans la rupture — commencée au début du siècle — du cordon ombilical entre l’arabisme et l’Islam.
[voir le suivant : Revue des livres ‒ par Ilana Machover et Mikhal Marouan]