Je vais faire de mon mieux pour introduire sommairement le débat. On va discuter, si je comprends bien, essentiellement autour de deux œuvres et de deux thèses qui sont liées à ces deux œuvres. Cela ne veut pas dire qu’on ne se prononcera pas sur la pensée de ces deux auteurs, et cela éventuellement dans plusieurs sens différents.

Ce sont deux auteurs qui ont une caractéristique commune : avoir voulu traiter de ce que l’on appelle « la question juive » d’une façon qui ne recoure ni à la mystique religieuse, ni à la mystique nationaliste. En effet, le problème auquel se sont trouvés confrontés beaucoup de gens en Europe, c’est la persistance, à travers les siècles, d’une entité, d’un ensemble (je prendrai le mot le plus vague, le plus neutre possible) juif, alors que tout semblait vouloir le faire disparaître. Je vais noter tout de suite que le problème ne s’est jamais posé en Orient. En Orient musulman, par exemple, personne ne s’est dit : « Pourquoi est-ce qu’il y a encore des Juifs ?» Cela paraissait tout à fait normal parce que, justement, il existait dans cette région une notion de communautés que j’appellerai ethnico-religieuse ou ethnique à définition religieuse, etc. Il n’y avait pas que les Juifs : il y avait par exemple les chrétiens de différentes sortes qui avaient persisté à travers les siècles et c’était la chose la plus normale du monde. Tandis qu’en Occident, de civilisation chrétienne, où l’idéologie centrale a été pendant près de 1 500 ans le christianisme, la présence persistante des Juifs posait un problème, car tout semblait vouloir les faire disparaître. En effet, idéologiquement, les Etats chrétiens ont fait souvent beaucoup d’efforts pour venir à bout des hétérodoxies, des idéologies concurrentes, si vous voulez. Et il y a eu des persécutions, comme vous le savez, contre les Juifs. Alors, de nombreuses explications ont été produites.

Pendant une certaine période, elles se présentaient dans le cadre d’une problématique purement religieuse : les Juifs y voyaient la volonté de Dieu, naturellement, mais les chrétiens aussi, et non moins naturellement, y voyaient la volonté de Dieu, mais avec d’autres considérations parce que, enfin, pourquoi Dieu aurait-il voulu maintenir un groupe de gens qui lui était opposé, en principe ? Mais, vous savez, les théologiens, c’est comme les théoriciens marxistes, ça a beaucoup de subtilité, et ça arrive à prouver beaucoup de choses.

Après cela, est venue la vogue des explications plutôt nationalistes, particulièrement la vogue des explications nationalistes juives : on a essayé de prouver que si les Juifs avaient persisté, c’est qu’il y avait là une espèce de noyau mystique, une espèce de vouloir-vivre national qui avait résisté malgré les persécutions. On avait massacré les Juifs de toutes les manières et, pourtant, il en restait toujours, et cela prouvait – c’est une thèse que vous entendrez encore beaucoup dans les milieux nationalistes juifs de toutes les nuances – cela prouvait qu’il y avait une espèce de vouloir-vivre national à la base. Alors ceux qui se sont essayés à expliquer la question d’une autre façon ne sont pas nombreux on pourrait citer Karl Marx ; mais son article de jeunesse, « La question juive », écrit rapidement en 1843 et paru dans la revue Deutsch-Französische Jahrbücher (les Annales franco-allemandes) qu’il publiait à Paris, avait pour but non pas de traiter de la question juive, mais de traiter à fond de la question des libertés formelles posée par la Révolution française. Il y parlait quand même un peu de la question juive, mais d’une façon assez désagréable et impossible à lire de nos jours. Une amie révolutionnaire qui le lisait pour la première fois il y a quelques jours m’a dit qu’elle n’avait pu continuer après les premières pages. Je lui ai répondu qu’il fallait com prendre les mots que l’on employait à ce moment-là n’avaient pas le sens qu’ils ont pris par la suite ; elle a quand même trouvé que c’était « dur à avaler ». Ce qui est assez vrai surtout sur un point : Marx connaissait très mal les Juifs ; il ne connaissait que la couche supérieure, aristocratique, financière, riche, des Juifs d’Europe occidentale ; il avait une profonde ignorance des autres. Mais, avec sa mentalité prométhéenne, il voulait parler quand même du problème. C’est une tentation à laquelle il n’a pas su résister. Il a fait une théorie rapide, brossée en quelques mots. A le lire maintenant, ça rend un son antisémite ; mais quand même, c’est une brochure qui demandait, qui défendait le droit à l’émancipation des Juifs sans qu’ils aient à abandonner forcément leur religion.

Je crois qu’il n’y a qu’une seule phrase valable sur la question juive qui reste dans cet article de Marx, à savoir que les Juifs ne se sont pas conservés malgré l’histoire, mais par l’histoire. Je commente : que les Juifs se soient conservés malgré l’histoire, c’est ce que disaient les théologiens « Voyez comme tous les facteurs historiques tendaient à les anéantir et, malgré tout, ils ont subsisté, cela montre bien la volonté de Dieu ». Marx répondait : « Non, ils ne se sont pas conservés malgré l’histoire, mais par l’histoire ». Je crois qu’il ne démontrait pas très bien comment ils s’étaient conservés par l’histoire ; mais c’est un principe auquel tout esprit scientifique doit se rallier : principe méthodologique simplement que je traduirais ainsi : « Nous avons à expliquer la persistance juive non pas par des facteurs qui vont contre l’histoire, mais par des facteurs historiques ». Je crois que c’est une exigence toujours actuelle de la méthode scientifique et n’y aurait-il que cela dans cette brochure de Marx que ce serait déjà appréciable.

L’essentiel dont nous parlerons ce soir, autour de quoi du moins s’accrochera notre discussion, c’est en premier lieu le livre d’Abraham Léon, La conception matérialiste de la question juive.

Abraham Léon était un trotskyste belge qui a d’abord été sioniste socialiste et qui, dans les années 1938-1939 a fait un retour sur lui-même ; comme ces sionistes socialistes étaient, en principe, marxistes, il a eu l’idée d’essayer de penser plus profondément le problème d’après les critères méthodologiques marxistes. Et ce de façon très admirable, étant donné les circonstances, étant donné qu’il a écrit ce livre entre 1939 et 41 dans la Belgique occupée par les nazis, lui Juif, lui trotskyste, menant en même temps une lutte politique et syndicale… Je trouve qu’il a fait une œuvre admirable par l’effort qu’il a dû déployer pour la mener à bien. Elle est moins admirable vue objectivement et du point de vue du résultat ; nous sommes forcés d’être sans pitié de ce point de vue-là et de ne pas tenir compte de toutes ces circonstances. Je trouve que du point de vue historique il y a un certain nombre d’insuffisances dans son étude. Dans la deuxième édition qui a paru il y a deux ans aux éditions Etudes et documentation internationales et à laquelle j’ai ajouté une introduction, j’ai au moins corrigé les références bibliographiques aux ouvrages historiques. Abraham Léon est mort en effet à Auschwitz et il avait laissé son texte, probablement, sur des cahiers écrits de sa main et, en 1945-46, après la libération, ce sont des camarades à lui, des trotskystes, qui ont édité le livre d’après ses notes, je suppose. Evidemment, il n’était pas très versé (on ne peut pas le lui reprocher) dans l’histoire ancienne, médiévale et moderne et ses amis qui ont édité son livre encore moins. Par conséquent, il y a un tas de choses critiquables du point de vue historique, mais, enfin, ça n’a pas une importance excessive. Ce qui est important, c’est sa doctrine, sa théorie qu’il a bâtie en prolongeant les idées de base du marxisme : il a essayé de fonder une théorie d’après laquelle la persistance de l’ensemble juif venait de ce que cet ensemble était un ensemble fonctionnel, spécialisé. C’est ce qu’il appelle un « peuple-classe ». Les Juifs auraient subsisté parce qu’ils avaient eu une fonction spécialisée dans la société à partir du moment où ils n’avaient plus eu leur Etat national en Palestine, ni de base nationale: c’est-à-dire à partir du premier siècle de l’ère chrétienne-on pourrait même dire un peu avant en réalité parce qu’ils n’étaient plus indépendants à partir de 63 avant Jésus-Christ (la prise de Jérusalem par Pompée); mais enfin, ils avaient encore une base nationale sous une sorte de protectorat romain en Palestine, base qui dépérit progressivement pendant encore trois ou quatre siècles.

Donc, telle était sa théorie : ils avaient une fonction spéciale, et je mêle tout de suite la critique à l’exposé – je ne peux pas faire autrement – en disant que cette classe, il la définit assez mal. Tantôt il dit que cette classe que doivent constituer les Juifs est une classe urbaine tout simplement, tantôt il parle de commerçants, tantôt de spécialistes du commerce de l’argent, du crédit, de l’usure – comme on disait au Moyen Age –, de la Banque – comme on a dit plus tard. Pour l’époque contemporaine qui, je pense, intéresse davantage la plupart d’entre vous, il avait une analyse que je crois valable en grande partie, nous montrant comment l’économie capitaliste avait pénétré en Europe orientale, cette économie capitaliste monétaire dont les Juifs avaient été longtemps les seuls représentants en Pologne, en Lituanie et dans toute cette région, comment l’économie capitaliste monétaire s’y est plus généralement répandue au moment d’une des crises générales du capitalisme (on n’emploie plus beaucoup ce terme, car la crise générale est diagnostiquée depuis 1929 et depuis le temps qu’elle dure elle doit au moins avoir pris un certain nombre de caractéristiques spéciales). C’est la décadence du capitalisme qui rend impossible la solution de la question juive. La crise et le chômage chroniques rendent impossible aux Juifs le passage dans d’autres professions, produisant un encombrement féroce dans les professions qu’ils exercent et accroissant sans cesse la violence de l’antisémitisme.

Les gouvernements des hobereaux et des grands capitalistes s’efforcent, naturellement, d’organiser le courant antijuif et de détourner ainsi les masses de leur véritable ennemi. Léon donne beaucoup de statistiques. C’est peut-être une des parties les plus intéressantes de son livre. Celui-ci a été terminé vers 1942 et naturellement beaucoup de choses se sont passées depuis ; il y a des domaines pour lesquels ses prophéties ont été un peu démenties (c’est facile, pour nous, de le critiquer maintenant, après coup). Il lie à cette doctrine du peuple-classe et à ses aperçus sur l’affrontement des Juifs à l’invasion de l’économie moderne le refus de la solution sioniste, à laquelle il avait été attaché dans une phase précédente de sa vie. Peut-être qu’Eli Lobel en parlera mieux que moi, de cette liaison : je ne l’ai plus très présente à l’esprit, mais ça me reviendra au cours de la discussion.

Deuxième doctrine à partir de laquelle on pourrait discuter, c’est la doctrine de Ber Borokhov. C’est un théoricien juif, sioniste, socialiste, marxiste de Russie. Il est mort, comme on l’a rappelé tout à l’heure, en 1917. Et il a élaboré une théorie marxiste de la question juive, théorie marxiste et sioniste à la fois, que je schématiserai ainsi : dans la société européenne et sa structure de classe, les communautés juives (et il pensait surtout aux communautés d’Europe orientale) ont une structure contre-nature, ou tout au moins contre la nature sociale et contre la nature capitaliste. Ce n’est pas une structure normale pour un ensemble ethnique ou quasi ethnique vivant dans le monde capitaliste, c’est-à-dire qu’on n’y voit pas une bourgeoisie exploiteuse, un prolétariat, une classe moyenne, etc. La pyramide est tronquée. Il manque un prolétariat ; il y a des classes moyennes, des artisans, des commerçants et une aristocratie financière, mais il manque des industriels en nombre suffisant. Le fait le plus frappant est l’absence de prolétariat. Dès lors, la doctrine marxiste étant basée sur le développement de la lutte de classes, eh bien, s’il n’y a pas une structure complète, il ne peut pas se développer une lutte de classes sur le modèle marxiste classique. Donc, il s’agit bien d’une société anormale du point de vue de la lutte de classes. Ce qu’il faut faire, eh bien, il faut renverser la pyramide ou la compléter, il faut lui donner une base. Pour cela, il faut établir les Juifs dans un pays, pour constituer une société normale où il y aurait par conséquent un prolétariat et une bourgeoisie, des patrons exploiteurs et des prolétaires exploités avec des classes moyennes entre les deux. Alors, là, on pourrait faire la révolution. Mais, pour commencer, il faut qu’il y ait cette base normale, sans ça, rien à faire. Donc, il faut être sioniste et créer cette société quelque part. Où ? Ça n’intéresse pas énormément Borokhov. Comme vous le savez, tout cela est entré dans le grand courant sioniste où toutes sortes de facteurs très puissants ont fait que le pays cherché c’était la Palestine arabe. La Palestine a donc servi d’emplacement où situer cette nouvelle pyramide. Et on peut dire que sur un certain plan, ces idées se sont réalisées, encore que la lutte de classes ne se déroule pas non plus de façon tout à fait normale dans l’Etat d’Israël, que toutes les conséquences prévues ne se sont pas développées et qu’en plus les sionistes moyens – et même la plupart des sionistes, à vrai dire, et des Israéliens (qu’on peut appeler sionistes dans un certain sens parce que malgré tout, ce sont les citoyens d’un pays créé par l’idéologie sioniste et qui est un centre de diffusion de l’idéologie sioniste), renient quelque peu cette paternité (Eli Lobel pourra vous donner des détails là-dessus) et ne rejettent au moins en bonne partie les idées de Borokhov. Sauf pour l’extérieur, pour la propagande extérieure qu’il sert assez bien, pour donner des lettres de noblesse marxistes au sionisme : ce qui est nécessaire, tout au moins dans certains milieux, dans les milieux de gauche, comme des lettres de noblesse capitalistes sont nécessaires dans d’autres milieux.

Je crois que j’ai fait le travail qui m’avait été assigné. Je pense qu’il y a des compléments à apporter. J’ai vraiment indiqué les choses dans leur noyau essentiel et rien de plus ; je cède la parole.

[voir le suivant : L’exposé de Pierre Vidal-Naquet]