Yeshayahu Leibovitch, « Judaïsme, peuple Juif, État d’Israël » (Yahaduth, Am Yehudi, M’dinath Israël, Editions Schocken, Jérusalem, 1975, en hébreu).

Le nom du professeur Leibovitch est connu de tous en Israël. Professeur de biologie à l’Université hébraïque, philosophe et grand érudit du judaïsme, homme religieux mais connu pour sa critique du fanatisme messianique et des partis religieux, Leibovitch revêtirait l’apparence d’un prophète de la malédiction, une figure étrange et respectée. Ce prophète est également écouté dans les milieux radicaux non religieux pour avoir dénoncé inlassablement avec véhémence le culte du mur des Lamentations, pour s’être opposé à l’annexion des territoires occupés, au culte de l’État et de l’armée, et pour avoir lutté pour la séparation de l’État et de la religion. Parmi les Israéliens non pratiquants, Leibovitch passe pour un homme religieux « éclairé » avec lequel on peut coexister.

Son livre ouvre pour la première fois une possibilité pour le grand public de se faire une vue d’ensemble sur les opinions du professeur concernant le judaïsme et un État juif. Les essais écrits au cours de trente années sont rassemblés dans ce volume. La lecture de ce livre — sans doute l’un des plus importants publiés en Israël ces dernières années — est une révélation. Il nous est ici impossible d’entrer en détail dans les opinions du professeur, mais nous allons nous en tenir à la signification politique de sa conception du monde. A sa lecture, nous comprenons pourquoi Leibovitch est non seulement toléré mais encore nécessaire en Israël. En dépit des apparences, le prophète dans son pays est un des piliers de l’establishment sioniste.

Il est radical non seulement par sa révolte, mais encore parce qu’il tire les conclusions logiques qu’impliquent sa religiosité et son sionisme. Il est un radical sioniste religieux. Leibovitch est le continuateur du rabin Kouk, fondateur du sionisme religieux. Leibovitch dit et propose ce que le sionisme religieux officiel n’était pas assez conséquent pour exiger. Mais sa critique se situe à l’intérieur du camp sioniste religieux.

Voici l’essentiel des opinions de Leibovitch.

1) Le judaïsme est une religion institutionnalisée, fondée sur la halakha et les mitzvoth (La halakha est l’ensemble de la loi juive réglementant tous les aspects de la vie et codifiée dans le Talmud et la littérature rabbinique ultérieure. Mitzvoth — singulier mitzva —, ou commandements : ce sont les actions positives et négatives selon la loi juive — n.d.t). On ne peut être juif sans respecter le sabbath ; les juifs peuvent être divisés sur la théologie juive, mais ils resteront juifs tant qu’ils respectent les mitzvoth. Un schisme dans le judaïsme n’est concevable qu’autour des mitzvoth et de leur respect, car c’est l’ensemble des mitzvoth — la halakha — qui spécifie le judaïsme.

2) Au cours de la vie en diaspora, la halakha s’est réduite graduellement au domaine de l’individu et aux relations entre les gens en tant qu’individus. Mais le cours général de l’histoire réduit le domaine individuel et élargit la vie publique et la halakha juive ne possède pas les mitzvoth reconnues adaptées à la vie moderne.

3) La création de l’État d’Israël comme État juif a démontré que la halakha ne saurait fournir à l’État la base pour un mode de vie juive, alors qu’on ne peut pas définir l’État comme étant « juif » sans que la halakha y soit la loi — « État de la thora » (la loi mosaïque). Mais dans la situation actuelle la halakha n’est pas à même de montrer la voie et d’indiquer le mode de vie dans la plupart des domaines de la vie publique.

4) Leibovitch pense donc qu’il faut renouveler la halakha. Le milieu d’intellectuels religieux auquel il appartient, mais qui regroupe aussi d’autres personnalités connues de la religiosité et de la sociologie juives (G. Schalom, A. Urbach, J. Katz et autres), a adopté comme motif : « le nouveau sera sacralisé et le sacré se renouvellera ». Ce groupe veut étendre la halakha à tous les domaines de la vie dans la réalité d’un État sioniste moderne, y compris les aspects soulevés par l’armée et par la guerre (Leibovitch donne des exemples selon lesquels la halakha actuelle ne saurait fournir une réponse religieuse et traditionnelle valable au problème du « travail juif »). La halakha renouvelée, il sera possible d’exiger que l’État s’y conforme ; aux non-pratiquants on pourra proposer un mode de vie juif complet, un « code juif » renouvelé. Tant que cela n’est pas fait, les religieux ne peuvent pas demander aux non-pratiquants qu’ils changent leur mode de vie, car ils ne respectent pas eux-mêmes la halakha dans de nombreux cas (la médecine moderne, à laquelle tout le monde fait appel, implique la vivisection pour la formation des médecins, interdite par la halakha).

5) C’est à dessein que Leibovitch se tient à l’écart de la discussion entretenue dans les milieux sionistes juifs nationalistes sur le point de savoir si la création de l’État d’Israël signifie « l’aube de la rédemption ». Le judaïsme est défini à ses yeux comme l’ensemble de l’histoire juive. Le présent fait partie de l’histoire, et, puisque la réalité juive en Israël n’est pas une exception en soi, il faudra adapter la religion à la nouvelle réalité. Il considère, par exemple, que le 9 Ab (deuil commémorant la destruction du Temple) doit changer de signification, cependant que le jour d’indépendance devrait être proclamé fête juive.

Nous avons tenté de résumer ici brièvement quelques-unes des idées de Leibovitch qui contiennent des implications politiques importantes. Qu’en est-il réellement sur le plan politique ?

Bien que la majorité des juifs reste dans la « diaspora », une nouvelle situation est créée — qualitativement — par l’apparition de l’État d’Israël. Pour autant que celui-ci renouvelle la halakha de manière à y inclure les domaines qui n’y sont pas actuellement, et si être juif signifie seulement respecter les lois (mitzvoth) — vivre selon la halakha —, il s’ensuit que le juif en Israël pourrait prétendre que sa vie religieuse est supérieure à celle du juif vivant ailleurs. Bien plus, puisque le juif vivant hors de l’État d’Israël vit parmi des non-juifs et qu’il est soumis à un ensemble de lois séculaires ou religieuses non juives, le principe même d’étendre la halakha à tous les domaines de la vie est inconcevable. Il devient donc impossible de vivre pleinement la judaïcité hors de l’État d’Israël (lorsque celui-ci deviendra l’« État de la halakha »).

Déjà, par cet aspect, le fond politique de l’enseignement de Leibovitch se révèle. Si son rêve venait à se réaliser, on pourrait prétendre qu’il est impossible de rester juif hors d’Israël. Autrement dit, tout juif doit immigrer en Israël, non point pour des raisons « nationales séculaires », la persécution des juifs et l’antisémitisme, ou pour y être halutz (pionnier) et autres raisons évoquées par l’idéologie sioniste, mais pour une raison juive religieuse pure.

Ben Gourion et Leibovitch, deux hommes que tout semble éloigner par ailleurs, se rencontrent sur ce point. Ils partagent le radicalisme sioniste. Ben Gourion a réduit le sionisme à l’immigration en Israël et harcelé les juifs de New York qui donnaient de l’argent à Israël mais ne venaient pas. Leibovitch veut créer une situation où la condition même de la judaïcité serait l’immigration en Israël. Le juif qui ne viendra pas serait blâmé comme mauvais juif — et non pas seulement mauvais sioniste.

Il existe actuellement une situation de dualisme en ce qui concerne le refus d’immigrer. La vie à l’étranger ne diminue point la judaïcité du juif, de même que l’immigration et l’installation en Israël en soi n’en fait pas un « juif meilleur ». Il est admis — et le sionisme n’a pas pu changer jusqu’à présent cet état de choses — que le judaïsme se manifeste par le respect des mitzvoth, qui peuvent être respectées — presque sans exception — hors d’Israël. Le sionisme séculaire n’a pas pu changer la situation, précisément à cause de son côté séculaire, le juif non pratiquant peut considérer son activité sioniste comme étant de nature supérieure au respect des mitzvoth, et il aura l’approbation, voire le consensus, de son public, mais seulement de son public de non-pratiquants. Le public des croyants (surtout hors d’Israël, mais aussi parmi les orthodoxes en Israël) ne voit pas dans l’œuvre séculaire (telles les valeurs sionistes : « construction », « esprit pionnier », « sacrifice », « héroïsme », etc.) une valeur suprême, et elle ne jouit d’aucune autorité. La seule autorité légitime dans le public juif croyant est celle de la halakha et de son respect ; selon ce critère, le non-pratiquant est forcément en position d’infériorité sur le plan de sa judaïcité.

La situation actuelle est caractérisée par l’existence de deux types de critères d’appréciation différents, et le sioniste non pratiquant ne peut en aucune manière persuader le croyant de la justesse de ses valeurs et vice versa.

Le judaïsme sioniste religieux s’adresse aux juifs orthodoxes en leur disant qu’on peut être à la fois sioniste et juif, à savoir que le sionisme ne contredit point le fait religieux et que les deux peuvent coexister. Les partis sionistes religieux ont par conséquent adopté le statu quo comme base de leur activité. Le Mafdal (Miflaga Datith Leumith, Parti religieux national, membre de la coalition gouvernementale, jusqu’à leur départ provoqué le 19 décembre 1976) essaie de mener son action dans le cadre du dilemme dualiste du sionisme séculaire. Leur affirmation qu’on peut être à la fois juif et sioniste (tora va’avoda : la thora et le travail) est analogue au dilemme qu’affronte la gauche sioniste — le Mapam (Miflegeth Poalim M’uhedeth = Parti ouvrier unifié). Celle-ci veut persuader des socialistes juifs qu’on peut combiner socialisme et sionisme. Le mouvement des kibboutzim religieux, par exemple, a essayé de suivre les prescriptions de la halakha dans son micro-univers. Il a réussi dans une certaine mesure, parce que le kibboutz en tant qu’unité géographique séparée remplit la même fonction que le faisait naguère le ghetto pour la conservation du mode de vie juif. Mais nul renouvellement de la halakha ni extension de celle-ci sur la vie publique en général. Le mode de vie séculaire hors du kibboutz influence le mode de vie religieux dans le kibboutz, et le compromet. La situation est analogue pour le kibboutz « socialiste ». Non seulement il n’a influencé ni le mode de vie ni le système capitaliste en Israël, mais ses principes socialistes ont été ébranlés par le système capitaliste qui l’entoure.

Nous comprenons mieux maintenant le but que s’est assigné Leibovitch. Concrètement, ses théories visent à en finir avec le dualisme du statu quo entre pratiquants et non-pratiquants et entre sionistes religieux d’Israël et d’ailleurs. Il est généralement admis que les théories philosophiques dualistes sont plus « fragiles » quant à leur consistance que les théories « monistes ». Le but de Leibovitch est de créer ce nouveau monisme — l’État de la thora, l’unité du judaïsme et du sionisme. Sous cet angle, son monisme et ses attaques contre l’hypocrisie des partis religieux rappellent les incartades de Jabotinsky (dirigeant de la « droite » sioniste. Sur la distinction entre «gauche» et « droite» dans le mouvement sioniste, voir l’article d’A. Ehrlich, « Crise en Israël — menace fasciste ? », Khamsin, no 3, p. 30-35.) contre le sionisme et le socialisme. Jabotinsky et Leibovitch aspirent tous les deux à l’instauration d’un monisme politique (un seul drapeau).

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Le camp sioniste a vu ces dernières années une remise en cause des conceptions classiques du sionisme concernant la nécessité du « rassemblement des dispersés » et le rythme de ce processus. On en trouve l’écho dans les écrits de Yigal Eilam ou Eli Shvaid, selon lesquels ce rassemblement pourrait s’étaler sur plusieurs générations, et qui envisagent même la simultanéité d’une existence juive en Israël et ailleurs. Le fait que les sionistes séculaires prennent en considération cette possibilité ne signifie pas qu’ils la légitiment ; mais qu’on soit prêt d’admettre les réalités de la vie signifie qu’on est conscient de l’imposture des prémisses sionistes catastrophistes. Sur ce point, on constate parmi les sionistes séculaires, tout au moins dans leur partie marginale, une érosion du feu messianique et missionnaire qui animait un Ben Gourion, par exemple.

Au cours des dernières années, on constate par ailleurs dans le camp sioniste un renouvellement qui consiste à faire pression sur les juifs du monde entier pour qu’ils renforcent leurs liens avec Israël. Le général Sharon prévoit des malheurs à Israël et aux juifs parce qu’Israël ne demande pas aux juifs de l’extérieur autre chose que de l’argent. Il demande qu’une campagne soit entreprise pour augmenter l’immigration et l’influence politique d’Israël parmi les juifs du monde, dans le but de leur mobilisation générale et totale en faveur d’Israël. Il s’élève contre Inacceptation de l’état de fait actuel — contre l’immobilisme. Eliezer Livne, l’idéologue du « Mouvement pour le Grand Israël », récemment décédé, a pris des positions semblables.

Livne et Sharon, de la droite sioniste, et Leibovitch de son côté ont des revendications semblables pour ce qui est du statu quo du dualisme de l’existence juive en Israël et hors de ses frontières. Mais Leibovitch dispose d’une arme qui fait défaut à la droite non religieuse. Cette dernière ne peut produire le « miracle » de l’unité entre le judaïsme et le sionisme — même pas en théorie. Elle s’adresse aux juifs de l’extérieur avec les vieux arguments sur le retour cyclique de l’antisémitisme et le danger de sa réapparition prochaine. Sharon, l’homme de l’armée et de l’organisation, souligne la nécessité d’augmenter le nombre des émissaires et de renforcer l’organisation et les campagnes d’explication. Face au sionisme établi et à l’idéologie qui a fait faillite, Leibovitch apporte l’arme de l’intellectuel : une nouvelle idéologie. L’arme de Leibovitch est plus percutante et plus dangereuse que les armes de Livne et Sharon.

Pour mieux comprendre Leibovitch, il faut voir qui est l’ennemi principal à ses yeux. Ce ne sont pas les nonpratiquants. On ne peut pas leur en vouloir de ne point vivre selon la halakha, dit-il, puisque celle-ci, dans l’état actuel, ne peut guère fournir d’alternative à leur vie laïque. Ce ne sont pas non plus les sionistes religieux ; il les attaque mais il veut aussi les éduquer dans son esprit. Ils se « trompent », mais on peut agir sur eux. L’ennemi juré de Leibovitch, sur le plan idéologique, celui qui s’oppose à lui de manière irrécupérable, ce sont les juifs orthodoxes antisionistes : les N’tourei-Karta (sur les N’tourei-Karta, voir Khamsin, no 3 — n.d.t.). Ce groupe s’oppose à toute tentative de renouveler la halakha. Leur  « royaume de la thora » apparaît comme une vision utopique qui adviendra avec la venue du messie. Pour eux, toute tentative d’intervenir concrètement et politiquement dans le sens d’un renouvellement de la halakha ne saurait être autre chose qu’une hérésie.

Le sioniste Leibovitch veut entreprendre dans le judaïsme ce que les sionistes laïcs n’ont pu ni osé faire. Ils ne pouvaient pas changer la halakha de l’intérieur, car en tant que non-pratiquants qui ne suivent pas les mitzvoth ils se sont exclus de la communauté religieuse. Leibovitch, établi à l’intérieur du camp religieux et qui jouit de l’autorité de celui qui observe les mitzvoth, ambitionne de sioniser le judaïsme de l’intérieur. Ses ennemis jurés sont donc ceux qui revendiquent le plus consciemment leur judaïsme et qui ont une autorité et une légitimité religieuse dans le sens de la religion juive à l’état actuel, qui observent de la manière la plus orthodoxe les mitzvoth telles qu’elles sont formulées actuellement. Leibovitch est l’ennemi juré des N’tourei-Karta, étant donné que ses idées impliquent une scission du judaïsme. Selon l’auteur lui-même, le judaïsme n’a pas connu des scissions pour causes théoriques ou théologiques, mais bien autour de l’observance des mitzvoth. Leibovitch, qui s’apprête à changer ce qui existe et a lui donner une nouvelle interprétation — ajouter des mitzvoth et en changer d’autres — veut en cela changer la halakha. Du point de vue des orthodoxes juifs antisionistes, il est aussi dangereux qu’un faux messie.

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Dans ses nombreuses déclarations sur la nature du régime israélien, Leibovitch souligne souvent que, de tous les signes de la démocratie, un seul s’applique à Israël : la liberté de parole. On peut en discuter, mais une chose est certaine : la liberté de parole dont jouit Leibovitch ne signifie pas que les adversaires du régime peuvent réellement s’exprimer en toute liberté. Le professeur, en dépit de sa critique, fait partie de l’establishment sioniste, au même titre qu’un autre « enfant terrible » d’Israël, Itzhak Ben Aharon, ancien secrétaire général de la Histadrouth.

La traduction de ce livre donnera la possibilité à tous ceux qui s’y intéressent, juifs ou non-juifs, de mieux appréhender le monde complexe en dilemmes et problèmes du judaïsme dans l’État d’Israël, contribuant ainsi à une meilleure compréhension des relations entre l’État juif sioniste et la tradition juive.

[voir le suivant : Lettres à « Khamsin » — par Yoël Levy-Corcos, Akiva Orr]