L’impression prévaut qu’une étape de la lutte polarisée autour de la résistance palestinienne, avec sa phase la plus sanglante au Liban, a pris fin avec les accords de Ryad. « Liban de papa », « O.L.P. de papa », « nassérisme de papa », « Israël de papa »… bref le vieux Mashrek subit des mutations profondes.

Nous présentons ici deux analyses de la guerre du Liban. Les points de départ de nos amis Lafif Lakhdar et Yasser Ali sont radicalement différents, pour ce qui est l’essentiel, à notre avis, à savoir : quelle devait être pendant la guerre, et doit être aujourd’hui, l’attitude à adopter par la gauche révolutionnaire. Pour Lafif Lakhdar, « les directions palestiniennes et celles de la gauche libanaise font partie du même réseau historique que ceux qu’elles prétendent dénoncer. Face à leur bluff nous devons garder intacte notre lucidité… Les lecteurs… attendent d’être objectivement informés sur les quelques formes d’organisation sauvage ici et là, dans les quartiers et villages libérés du pouvoir d’Etat sans tomber sous la noire dictature de la droite chrétienne ou la tolérance répressive de la gauche ; sur les travailleurs de la terre qui, à Baalbeck, se sont emparés des domaines de l’Etat et de l’Eglise avant que l’intervention syrienne n’y mette fin ; sur les filles qui à Beyrouth transgressent l’«honneur» de leurs familles, naguère intouchable ; sur les bandes de jeunes qui s’attaquent aux riches; sur cette souveraine liberté qu’on peut découvrir dans la condition des hors-la-loi ; ce sont ces rares moments de libération de l’instinct antitabou et antimarchandise ; de disparition de la honte de soi-même et de s’affirmer comme tel; de l’éclatement, si limité soit-il, de l’ordre social et sexuel ».
Pour terminer par « nous ne reconnaissons qu’une révolution : la révolution prolétarienne et aucune autre ».

Yasser Ali, parlant de la situation créée en mars 1976, sommet de la puissance du mouvement national libanais et de la résistance palestinienne (« les forces de la droite chrétienne sont rapidement refoulées sur une portion du territoire de moins de 20 % du Liban »), écrit : « La fin semblait proche, une fin progressiste : car, emporté par ses victoires, le Mouvement national libanais, outrepassant son projet politique initial, commençait à préparer la texture d’un Liban où les structures les plus profondes seraient remaniées. »

Pour Lafif Lakhdar, l’essentiel était et demeure de garder la « lucidité », contre les illusions nationalo-progressistes, à partir du moment où les tentatives authentiquement révolutionnaire avaient été réprimées par la « noire dictature de la droite chrétienne ou la tolérance répressive de la gauche ».

Yasser Ali maintient que même si ce n’était « qu’un rêve… un mirage… la gauche libanaise et la résistance palestinienne n’avaient pas le droit de ne pas se laisser prendre… une occasion qui valait le risque, quoique l’on ait été {jusqu’à en faire une théorie) conscient dès le début que le Liban ne pourrait jamais devenir un havre de la révolution libanaise et de la résistance palestinienne, dans un monde arabe soumis aux conditions actuelles de dépendance et de répression ».

Ce sont là deux attitudes ou visions politiques nettement divergentes. Il ne nous appartient point d’opérer des rapprochements artificiels pour la « beauté journalistique ». Mais dans l’appréciation de la période actuelle des convergences émergent : fin de l’idéologie nassérienne pour l’un ; fin de toute illusion sur le potentiel révolutionnaire d’un mouvement nationaliste ou « progressiste », pour l’autre ; selon Yasser Ali il n’y a pas lieu de désespérer, parce que la gauche libanaise et palestinienne, quoique défaite, n’a pas été écrasée, et elle a gardée intactes ses forces et ses armes ; Lafif Lakhdar fonde son optimisme sur le fait que le prolétariat a commencé à parler de sa propre voix, et pour qu’il puisse le faire il fallait qu’il soit dégagé du mythe de l’unité nationale, et l’arrangement politique qui pointe à l’horizon y contribue ; les protagonistes pensent qu’un changement radical de l’attitude et de la combativité des masses laborieuses est en train de s’opérer ; la lame de fond sortie des masses laborieuses égyptiennes en janvier 1975 et encore tout récemment est de nature nouvelle, différente des mouvements populaires (en janvier 1952) qui ont précédé la chute du roi Farouk : absence totale de slogans nationalistes.

Pour nous qui collaborons à une revue groupant dès militants révolutionnaires arabes et juifs, et fort de notre expérience, nous devons ajouter : le potentiel révolutionnaire des mouvements de libération nationale (palestinien notamment) au Mashrek non seulement est épuisé, mais il a été gâché. Aucune alternative révolutionnaire, internationaliste et socialiste, n’a été offerte par les principales forces en présence, ni à la minorité nationale israélienne juive (minorité à l’échelle du Mashrek), ni à la minorité chrétienne maronite du Liban. Ayant réduit les forces de la droite chrétienne à 20 % du territoire libanais, le camp « palestino-progressiste » n’a su susciter autre chose que le réflexe de défense, la crainte de la domination, voire l’anéantissement… avec pour conséquence l’alliance avec le «diable » (Syrie, Israël). De ce fait les forces nationales libanaises et palestiniennes n’ont pas pu mobiliser de manière durable leurs propres masses, et encore moins susciter une mobilisation au niveau du Mashrek. Or, sans prolongement populaire parmi les masses laborieuses de la région, tout au moins dans les grands centres, une percée progressiste, pour ne pas dire socialiste, est vouée à l’échec.

L’arrangement politique semble être maintenant à l’ordre du jour (à défaut de notre propre solution internationaliste, les régimes en place s’arrangeront). Le doux et l’amer qui en sortira sera à l’image de la lutte. En dépit de ses nombreuses faiblesses la résistance palestinienne aura l’immense mérite d’avoir mis fin à l’expansionnisme territorial sioniste. L’« Israël de papa » est également mort. Le plus large écho populaire qu’a eu la résistance fut parmi les Palestiniens sous occupation israélienne. Toute force extérieure qui a des visées sur ces territoires sait que ceux-là il sera difficile de les mater, voire impossible à long terme. La Palestine aux Palestiniens.

[voir le suivant : De la guerre libanaise à la réconciliation arabo-israélienne — interview de Lafif Lakhdar]