La faiblesse de Khamsin
Chers camarades,
Oui, Khamsin c’est très bien, c’est nécessaire, c’est bien ficelé, dans son genre. Mais, voilà, c’est une revue trop topique : elle correspond trop exactement, dans la production journalistique ou périodique française, à une place précise. Il y a L’Arche, et La Voix des communautés ; alors, il faut qu’il y ait Khamsin, par souci d’équilibre. En somme, ce que je vous reproche (oh ! amicalement et de façon militante !) c’est que le contenant semble importer plus que le contenu ; c’est qu’on a l’impression qu’il faut que Khamsin existe, coûte que coûte, même si parfois les numéros sont austères, éclectiques, voire assez maigres de signification militante.
La faiblesse de Khamsin, par rapport à son aîné Israca, c’est qu’il se cantonne dans des déclarations d’intention et qu’il ne plonge pas dans sa praxis. Ce que je cherche, moi, très subjectivement, dans une revue antisioniste socialiste, c’est, très concrètement, ceci : par-delà les grandes études de synthèse (cf. l’article excellent d’Avishai Ehrlich), pardelà la polémique (cf. Israël Shahak), par-delà la fraternisation euphorisante (et utopique ?) avec les camarades les plus dialogants de l’O.L.P. (cf. l’entretien de Moshé Machover avec Saïd Hammani), tout ce qui reste l’essentiel et qui n’est jamais abordé.
L’essentiel, à mes yeux, c’est que la force redoutable du sionisme réside dans le fait qu’il s’agit d’une idéologie qui ose s’affirmer, se nommer, se magnifier en tant qu’idéologie explicite. Quand même ! Cent mille personnes se sont précipitées porte de Versailles, la semaine dernière, pour prendre un bain d’idéologie sioniste ! Je ne poserai pas la question sournoise (et inadéquate) de savoir à combien d’exemplaires tire Khamsin.
Alors, j’en arrive à mon propos. Khamsin est fait par des intellectuels socialistes révolutionnaires. Le domaine de travail d’un intellectuel socialiste révolutionnaire est le découpage, le dévoilement, le décodage, la dénonciation de l’idéologie.
Il faut donc (ce n’est pas un — autre — programme !) :
1) dresser un inventaire de l’arsenal idéologique sioniste ;
2) avoir recours à une multiplicité de discours (psychanalyse, structuralisme, histoire, marxisme, bien sûr…) ;
3) opérer un décodage — interprétatif, ponctuel et exhaustif — des « trucs » idéologiques du sionisme : qu’en est-il précisément, au-delà d’une condamnation verbale globale, de la presse sioniste ? du cinéma sioniste ? des affiches publicitaires sionistes ? de la sexualité sioniste ? de la façon sioniste d’aborder la criminalité, le racisme, la musique…
Tout ça est confus ? Fumeux ? Pourtant, c’est un travail important. Désioniser la Palestine, c’est d’abord savoir ce que l’on veut modifier, détruire, construire.
Un danger, pourtant, auquel j’ai moi-même failli céder. Le sionisme, comme toute construction idéologique paranoïaque, « se tient », fonctionne. Si on l’attaque par un bout, on vous somme de tout accepter ou de tout refuser. Pourtant, pourtant… Il y a des choses à récupérer dans le sionisme. Quel courage il faut à des militants de Matzpen pour le reconnaître. Alors, dressons aussi l’inventaire de ces choses récupérables. Une musique ? Une sensibilité nouvelle ? Une multi dimensionnalité du pionnier sioniste ? A voir. A étudier. A creuser.
A Matzpen (Haïfa) où j’ai milité, c’était là le grand débat de fond. Faire de la politique, ou bien d’abord démonter le mécanisme idéologique ?
Amicalement,
Yoël Levy-Corcos
5 juin 1976
État et nationalité en Palestine
Dans son discours devant l’assemblée générale des Nations unies en novembre 1974, le président de l’O.L.P. a avancé l’idée positive d’un autre système politique en Palestine sous la forme d’un « État démocratique et laïque » sans discriminations entre musulmans, juifs et chrétiens.
C’est la proposition la plus valable que les Palestiniens aient présentée, c’est un défi à l’establishment sioniste. L’État sioniste et l’establishment sioniste en général étaient contraints d’être sur la défensive. Ils devaient désormais expliquer pourquoi ils rejetaient cette proposition libérale. Toute proposition visant à modifier le caractère sioniste de l’État d’Israël menace la survie du sionisme.
Mais cette proposition de l’O.L.P. d’un système politique non discriminatoire, plutôt que deux États-nations différents, représentait également une surprise inattendue pour la gauche antisioniste en Israël. La position de cette gauche sur la question nationale fut toujours fondée sur le principe du « droit des nations à l’autodétermination ». Comme cette gauche accepte l’analyse qui veut qu’il existe deux nations en Palestine, l’une israélienne-juive et l’autre palestinienne-arabe, elle propose que soit appliqué « le droit des nations à l’autodétermination » pour ces deux groupes. Cette gauche antisioniste pense aussi que le sionisme est pro-impérialiste, colonisateur, qu’Israël est un État de colons et qu’un État non discriminatoire est préférable à deux États-nations. Et cependant elle trouve difficile de propager cette idée positive qu’elle soutient. La raison de cette attitude réside dans le fait que le seul principe qui la guide face au problème national est « le droit des nations à l’autodétermination ». Repenser ce principe en vaut donc la peine.
Nombreux sont ceux qui, au sein de la gauche révolutionnaire, pensent tacitement a priori que ce qui recouvre la dénomination de « question nationale » est essentiellement l’oppression nationale. Le principe du « droit des nations à l’autodétermination » était donc vu comme le drapeau de la lutte contre ce type d’oppression pour dire : « tout groupe national a le droit de déterminer son avenir politique de son propre chef, sans action coercitive de l’extérieur ».
Mais le « problème national » n’est pas uniquement le problème de l’oppression nationale, il est aussi le problème de l’existence nationale, c’est-à-dire de l’institutionnalisation de la nationalité dans le système politique. Et ce principe du « droit des nations à l’autodétermination » s’applique en fait aux deux aspects du problème national. Il implique un soutien de principe à la lutte contre la coercition nationale et l’oppression, mais il implique également un soutien de principe à l’institutionnalisation de la nationalité dans le système politique.
C’est précisément parce que ce principe englobe les deux aspects du problème national que ceux de la gauche révolutionnaire qui le soutiennent s’empressent toujours de clarifier leur soutien en déclarant qu’une fois l’oppression et la coercition vaincue ils lutteront contre la création de l’État-nation.
Mais une question se pose alors : sur quel principe repose cette lutte contre l’État-nation ? La gauche révolutionnaire n’ayant pas d’autre principe face au problème national que ce « droit des nations à l’autodétermination », elle ne peut engager une lutte de principe contre ceux qui souhaitent le mettre en œuvre.
Ceux qui prétendent que l’actuelle mise en œuvre de ce « droit des nations à l’autodétermination » ne devrait pas être encouragée, alors que le droit en soi doit être soutenu, devraient être capables de sortir un autre principe socialiste sur lequel se fonde leur opposition à la mise en œuvre de ce principe. On peut user de l’argument que sous le « socialisme » ou « après la révolution » (selon la définition que l’on donne à ces termes) il n’y aura plus de problème national. Mais on ne répond toujours pas à la question (sur le principe politique qui guide cette lutte contre le désir de créer ou de soutenir l’État-nation), alors même que cette lutte existe.
Tout socialiste révolutionnaire sait que la nation, au sens moderne du terme, est un produit historique de la bourgeoisie ; dans l’Antiquité et sous le système féodal, on rencontrait d’autres notions. Qui plus est, les idées d’« unité nationale », d’« intérêt national », etc., sont toujours les armes majeures utilisées contre la lutte de classes. En politique, le concept d’« intérêt national » comme valeur sociale suprême est on ne peut plus antisocialiste. Et néanmoins la majorité des socialistes révolutionnaires n’ont pas de principe politique à opposer au principe bourgeois du droit à un État-nation. Ils acceptent ce désir de créer ce type d’État en tant que « droit ».
Une réponse possible à ce dilemme se trouve dans le principe de « séparation de la nationalité et de l’État ». Si la bourgeoisie a mis en avant dans sa révolution le principe de « séparer la religion de l’État », pourquoi les révolutionnaires ne peuvent-ils faire la même chose avec la nationalité ? Le principe de « séparer la race de l’État » est bien tacitement accepté a priori par les socialistes. En bref, l’origine d’un individu ou d’une personne ne doit pas lui permettre de jouir de droits spécifiques en vertu de la loi (ou le priver de certains droits).
On peut s’attendre à ce que, même sous un système politique qui engloberait ce principe dans sa politique à l’égard des groupes nationaux, raciaux ou religieux, il y aurait encore, pour un certain temps, des discriminations sociales. Cela relèverait alors du système éducatif et aussi de la loi. Le point essentiel demeure toutefois l’importance d’un système politique qui ne discriminerait pas d’après la nationalité (ou la race, la religion) et punirait ceux qui le feraient. Le reste est affaire de rééducation.
Actuellement, après une si longue histoire d’hostilité nationale, religieuse ou raciale, après tant de conflits, une certaine suspicion mutuelle subsistera dans la pratique pour quelque temps, et le groupe qui sera en minorité (ou craindra de le devenir) restera sous l’emprise de l’anxiété. Même dans un système politique basé sur le principe de « séparation entre races, religions, sexes, origines nationales et l’État », un groupe pourrait s’attribuer des droits spécifiques du seul fait qu’il serait en majorité. Il est donc nécessaire de clarifier les revendications de « pouvoir de la majorité » ou d’« un homme, une voix », c’est-à-dire que les privilèges qu’un groupe racial, religieux ou national s’alloue du seul fait qu’il est en majorité doivent être étendus automatiquement à la minorité. Cela, allié au principe de « séparation entre race, religion, sexe, origine nationale et État » est suffisant pour guider les révolutionnaires dans le labyrinthe des conflits religieux, raciaux, de sexe et d’origine nationale, tels qu’ils s’expriment dans la sphère politique.
Les principes généraux ne suffisent pas à la complexité des cas actuels. L’art des révolutionnaires consiste à savoir appliquer ces principes généraux au cas particulier actuel.
Dans le cas d’Israël, ces deux principes indiquent :
1) l’abolition de la loi sioniste d’immigration qui accorde à tout juif dans le monde le droit automatique d’immigrer et la citoyenneté, tout en refusant ces droits aux Arabes palestiniens ;
2) l’abolition de tous les arrêtés discriminatoires de l’Agence juive en matière de propriété terrienne ;
3) des mesures légales contre les pratiques discriminatoires en matière de logement, d’éducation, de travail ;
4) la séparation de la religion et de l’État; mariage et enterrement civils ;
5) l’abolition des arrêtés exigeant du citoyen israélien que mention soit faite de son appartenance nationale.
La lutte pour l’évacuation de tous les territoires occupés ne demande aucun principe distinct. Tout socialiste révolutionnaire est opposé à l’oppression et à la coercition de l’ensemble d’une population par la force des armes. Toute la gauche israélienne antisioniste est contre l’occupation israélienne en Cisjordanie, à Gaza et dans le Sinaï. Cela ne présente aucun dilemme politique. C’est l’attitude à prendre face à un autre système politique, la solution politique de rechange au conflit national en Palestine, qui pose un dilemme. Comme nous l’avons expliqué, ce dilemme existe surtout pour les révolutionnaires qui acceptent « le droit des nations à l’autodétermination ». Ceux qui acceptent le principe de « séparation de la race, de la religion et de la nationalité de l’État » ne se trouvent confrontés à aucun dilemme. Leur attitude face à la proposition de créer un système politique non sectaire où que ce soit n’est jamais bloquée par un principe. Leur lutte n’est pas gênée du fait que, dans leur propre société, la majorité tient toujours à maintenir un État basé sur la religion, la race ou la nationalité. Bien sûr, nous sommes opposés à toute coercition venue de l’extérieur, mais nous n’hésitons pas à rejeter le « droit » de créer un État-nation. Nous refusons la proposition de deux États-nations et acceptons celle d’un système politique unique et non discriminatoire.
Akiva Orr
Reçu à la rédaction de « Khamsin »
Parmi les nombreuses publications reçues nous voudrions signaler à l’attention de nos lecteurs l’excellente revue mensuelle en langue anglaise paraissant aux États-Unis : « Middle East Research and Information Project (MERIP) Reports ».
La revue est éditée par un collectif de militants et chercheurs marxistes, ou plutôt, selon l’expression employée aux États-Unis — des « radicaux ». La lecture du sommaire des derniers numéros parus suffit pour indiquer le grand éventail des sujets abordés :
N° 46 : Soudan : Colonialisme et Lutte des classes.
N° 47 : Le Problème de la Terre en Israël.
N° 48 : Paysans algériens et Politique nationale.
N° 49 : La Gauche en Israël.
N° 50 : Femmes-travailleurs en Egypte et en Israël.
N° 51 : L’invasion syrienne du Liban.
N° 52 : Culture et Résistance.
N° 53 : Transformation des Classes en Palestine.
Le dernier numéro contient deux articles sur la transformation des classes sous le mandat britannique et sous occupation israélienne (depuis 1967, article repris de Khamsin n° 2). La rédaction ajoute : « Il faudra également procéder à une analyse approfondie de la nature de classe des réfugiés palestiniens, car ce sont eux — vivant sous occupation israélienne et en exil — qui continueront à déterminer le caractère politique et l’avenir de la lutte palestinienne pour l’autodétermination nationale. » A première vue, une évaluation des luttes futures (et même de celles du passé récent) plutôt différente de nos propres analyses.
[voir le suivant : La quatrième de couverture]