Introduction
L’augmentation des prix du pétrole en 1973 a fortement accru les ressources financières de certains secteurs des classes dirigeantes arabes et soulève un problème : comment ces ressources sont-elles employées par rapport à l’industrie ? Assistons-nous aujourd’hui à l’ouverture d’un processus d’industrialisation rapide et étendue, porteur — même si ce n’est qu’à long terme — des germes d’une rupture historique avec l’actuelle dépendance de ces pays envers l’impérialisme ?
La réponse revêt un caractère politique primordial, car, si certains pays arabes (comme l’Algérie et l’Irak) étaient effectivement en train de connaître un processus d’industrialisation capitaliste qui leur permettrait éventuellement d’atteindre la capacité de production, mettons, des plus faibles économies impérialistes (par exemple l’Italie), une telle perspective ne peut manquer de remettre en question l’actualité d’une révolution socialiste dans l’ensemble du monde arabe et, par conséquent, le bien-fondé dans l’immédiat d’un programme marxiste et d’un parti léniniste à l’échelle de la région. Ce qui mettrait à l’ordre du jour l’alternative suivante : un programme nationaliste bourgeois basé sur un processus de développement capitaliste viable qui permette de sortir du retard économique et/ou une révolution par étapes de type réformiste stalinien, qui reporte le socialisme à un avenir éloigné pour permettre à la révolution bourgeoise d’accomplir sa tâche économique.
Mais, si cet article parvient à démontrer que la nature même du processus d’industrialisation en cours dans les pays arabes producteurs de pétrole en particulier est telle qu’il ne laisse aucune possibilité d’accélération à long terme du taux d’accumulation du capital dans l’industrie, cela confirmerait que les thèses de Trotsky sur la révolution permanente sont applicables au monde arabe et le programme du socialisme révolutionnaire à l’ordre du jour.
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La question de l’industrialisation doit tout d’abord être située dans le cadre de l’incapacité totale et du refus des classes arabes dirigeantes d’unifier le monde arabe. Cela est particulièrement vrai de la période qui a suivi la défaite des régimes arabes nationalistes (l’Égypte et la Syrie) en 1967, période fortement marquée par l’importance prise par les intérêts locaux déterminés des divers secteurs de la classe arabe dirigeante. Les versions irakienne, syrienne et égyptienne du baassisme et du panarabisme fournissent des exemples importants de cette tendance. Il est toutefois indubitable que c’est l’Égypte qui a été le plus loin dans cette direction, le panarabisme de Nasser ayant cédé la place à l’« égyptianisation » plus pragmatique de Sadate et à l’« ouverture économique » vers l’Occident impérialiste (récemment renforcée par les accords que seule l’Égypte a signés avec Israël sur le Sinaï).
Notre propos n’est pas d’analyser ce phénomène. Toutefois, il est bon de souligner que, s’il ne correspondait pas à la réalité et si la place était libre pour une tendance croissante à l’unification capitaliste du monde arabe — et donc pour une utilisation éventuelle des ressources naturelles, de a force de travail et des finances, à l’échelle arabe globale —, tout l’ensemble du problème du développement économique du monde arabe reposerait sur une autre base. Cela impliquerait que l’industrialisation ne peut se faire sans l’ascension politique d’une aile précise de la classe arabe dirigeante, sans la destruction de l’État sioniste (qui ne peut que s’opposer catégoriquement à une telle unification) et sans une coupure toujours plus profonde entre les classes dirigeantes arabes et l’impérialisme (autrement plus profonde que celle de Nasser après la nationalisation du canal de Suez et la tentative d’unification avec la Syrie). Un tel contexte politique se situe exactement à l’opposé de ce qui se passe actuellement dans le monde arabe.
Il est par conséquent possible et pratiquement nécessaire d’opter pour une méthodologie qui réduise le problème de l’industrialisation du monde arabe aux perspectives de l’industrialisation dans chaque pays arabe. De ce point de vue, nous pouvons définir les chances respectives d’industrialisation des divers pays arabes départagées entre :
— des économies retardées classiques, avec des populations nombreuses, sans pétrole et donc avec une capacité très restreinte de financement des investissements industriels à partir des gains de l’exportation (exemples : l’Égypte, le Soudan, le Yémen) ;
— des pays producteurs de pétrole très peu peuplés et qui n’ont pratiquement pas de ressources en dehors du pétrole. Dans ces pays, l’industrialisation implique la nécessité de tout importer, y compris la classe ouvrière (exemples : l’Arabie Saoudite et les Émirats du Golfe) ;
—les pays producteurs de pétrole relativement peuplés et pourvus d’autres ressources naturelles inutilisées (exemples : l’Algérie, l’Irak).
Cette classification n’a nullement pour but d’écarter la possibilité de bouleversements dans la structure industrielle de pays comme l’Égypte ou même l’Arabie Saoudite. Mais, si nous tenons compte des caractéristiques générales propres à chacun des trois groupes, il est certain que le troisième groupe de pays est aujourd’hui le mieux placé pour relever son niveau d’industrialisation.
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Le cas de l’Irak est un bon exemple d’un pays producteur de pétrole qui semble approcher du « décollage économique ». Nous voulons procéder à un examen plus approfondi pour étudier la structure industrielle de l’Irak en partant tout d’abord de son acquis industriel tel qu’il se présentait aux débuts des années 1970. Puis nous parlerons des intentions et de la politique du régime baassiste en matière d’avenir industriel. Et nous pourrons évaluer les conséquences de cette politique sur les perspectives à long terme de l’industrie en Irak.
Structure de la classe ouvrière, importance relative de l’industrie et revenus du pétrole jusqu’au début des années 1970
On estime que la part de la population urbaine de l’Irak est passée de 40 % à 58 % et à 64 %, de 1960 à 1970 et à 1975, respectivement, pour atteindre le chiffre de près de 5,5 millions de personnes (a partir de The Initial Detailed Framework of the National Development Plan (1970-1974), part 1, Ministry of Planning, Bagdad, 1970. Les chiffres de 1970 et 1975 sont des estimations). Ce dépeuplement fantastique des campagnes a commencé dans les années 1940, mais il s’est accéléré après l’échec total du programme de réforme agraire mis en place en 1958 et la baisse régulière de la productivité et du rendement agricole due à l’incapacité de l’État de fournir un substitut pour les tâches centralisatrices que remplissait l’ancienne aristocratie terrienne (par exemple, ramassage et distribution des graines, écoulement des produits, fonctionnement des systèmes d’irrigation, etc.). En dépit de ses échecs, le programme de réforme agraire, qui alla de pair avec d’autres facteurs, a effectivement joué un rôle important du point de vue de l’industrialisation capitaliste. Un très grand nombre de ruraux a dû abandonner le travail de la terre et ce dans de fort mauvaises conditions.
En 1970, sur l’ensemble de la population urbaine, il n’y avait que 1,279 million de personnes effectivement en activité parmi la force de travail employée dans les villes (ensemble de la force de travail moins l’emploi agricole). La répartition par grands secteurs d’activité est la suivante (a partir de The Book of Statistics, Ministry of Planning, Bagdad. Les calculs ont été faits par les experts de l’O.N.U.) :
En présumant en gros que la catégorie I n’inclut que le travail productif (c’est-à-dire l’utilisation de la force de travail pour la production d’une nouvelle valeur qui sera finalement matérialisée en valeur d’usage) et que la catégorie III ne comprend, elle, que le travail improductif, alors que la catégorie II se répartit à égalité entre travail productif et non productif, nous concluons qu’environ 75 % de la force de travail urbaine active en Irak étaient en 1970 employés à des tâches non dirigées vers la production sur place de nouvelles valeurs économiques. Mais les chiffres du taux de croissance de l’emploi productif comparés à ceux de l’emploi non productif en 1960 et 1970 sont encore bien plus significatifs. En partant du même raisonnement pour 1960, nous découvrons que les catégories (I + 1/2 II) sont passées de 265 800 travailleurs à 321 000 (soit plus de 20 %), tandis que les catégories (III et 1/2 II) sont passées de 631 000 à 958 000 travailleurs (soit plus de 50 %).
Le fossé grandissant entre travail productif et improductif illustré par ces chiffres va de pair avec une augmentation de 93 % des revenus du pétrole perçus par le gouvernement irakien entre 1960 et 1970 (calculé à partir de chiffres dans « Spending Oil Revenues : Development Prospects in the M.E. to 1975 », Quarterly Economie Review (Q.E.R.), spécial n° 10, publié par Economist Intelligence Unit ‒ E.I.U.). Ces revenus en augmentation ont été utilisés en priorité pour la défense nationale et une vaste extension de l’appareil bureaucratique de l’État, qui apparaîtrait dans l’ensemble sur notre tableau de l’emploi à « autres » catégories ou à « services ».
En dépit donc d’une augmentation massive des revenus du pétrole, le processus d’industrialisation de l’Irak est typiquement celui de tous les pays coloniaux ou semi-coloniaux arriérés. Le « mode d’utilisation du surplus économique » (pour reprendre l’expression de Paul Baran ‒ L’économie politique de la croissance, Maspero) était tel qu’il a abouti à une chute relative du nombre de travailleurs produisant des nouvelles valeurs dans l’industrie. Etant donné le faible niveau de productivité industrielle de l’Irak, comparé à celui des pays capitalistes avancés, et le déclin de la productivité et du rendement agricoles durant les années 1960, l’écart entre le niveau de consommation de l’ensemble de l’économie irakienne et ses capacités de production ne pouvait être comblé que par ses sources de revenus de rentier — à savoir les revenus du pétrole. Qui plus est, l’écart tend à s’élargir : plus les revenus du pétrole qui échoient au gouvernement augmentent en chiffres absolus et plus élevée devient leur part relative du revenu national.
Cette modification de la répartition de l’activité de la classe ouvrière n’est pas le seul fait significatif du retard industriel de l’Irak, qui présente de nombreuses caractéristiques : la place importante des industries productrices de biens de consommation ; la « très grande industrie », avec 1,1 % du nombre total d’entreprises (employant plus de 50 personnes), compte pour 75 % de la production industrielle tout en employant à peine plus de 50 % de la classe ouvrière industrielle ; la prédominance des petits ateliers de type artisanal (95 % des unités employaient moins de 10 travailleurs en 1964) et l’absence virtuelle d’industries moyennes ; la répartition géographique inégale des industries et leur quasi-concentration dans une ou deux régions et dans la capitale, etc. (Les pourcentages concernant la dimension, le nombre d’établissements et la valeur ajoutée sont calculés à partir de chiffres « Small Scale Industries in Arab Countries of the M.E. », U.N. Industrial Development Organization, 1970, et à partir de Hoshiar Maroof, « The Industrial Sector in Iraq », Al-Sinaï, n° 2, 1972, publication de la Iraqui Fédération of Industries).
Toutes ces caractéristiques nous amènent au cœur du problème de l’industrialisation dans un pays capitaliste arriéré — le taux peu élevé de rapport du capital investi dans l’industrie (exception faite de la production de pétrole brut) et plus particulièrement pour les produits manufacturés, comparés aux investissements qui ne sont pas productifs de nouvelles valeurs dans le commerce, les services, les spéculations immobilières et foncières, les activités de distribution non essentielles, etc. Même lorsque les industries de transformation deviennent rentables, elles ne tendent à l’être que dans le secteur des biens de consommation immédiats (textiles, habillement, industries alimentaires), ou tout au plus dans certains autres secteurs de fabrication de biens intermédiaires plus lourds, comme les matériaux de construction (le ciment, les briques et l’amiante) qui représentaient toute l’industrie « lourde » irakienne jusque dans les années 1970. Des considérations de rentabilité et un marché initialement restreint devaient à la même époque aboutir à la création de monopoles dans les secteurs les plus modernes et à une division entre « grandes » et « petites » industries sans aucun lien entre elles, ainsi qu’à la concentration des industries dans les régions de Bagdad et de Basra, où l’infrastructure est plus développée et les taux de profit plus élevés.
En ce qui concerne la croissance de l’emploi improductif dans l’appareil d’État — qui doit être clairement distinguée de la croissance des « services » dans le secteur privé —, elle peut certainement, dans le cas de l’Irak, s’expliquer par le fait que l’accès et le contrôle des ressources toujours plus grandes apportées par le pétrole ont graduellement été associés au degré et au mode d’insertion de diverses fractions des classes sociales au sein de la hiérarchie de ceux qui détiennent le pouvoir de l’État. Ce développement doit être replacé dans le contexte très particulier, voire extrême, qui est celui de l’Irak et d’un certain nombre d’autres pays arabes, où la bourgeoisie n’a pratiquement pas d’existence physique en tant que classe composée d’un certain nombre d’individus identifiables (plus particulièrement depuis les nationalisations qui ont eu lieu en Irak en 1964). Le contrôle de l’État et des très importants revenus du pétrole s’identifiant graduellement avec le contrôle de l’économie, l’État s’est substitué tout d’abord politiquement puis économiquement à cette même classe dont il défendait les intérêts historiques. Le commerce extérieur, les institutions financières et de crédit sont aujourd’hui entièrement aux mains de la bureaucratie, qui emploie et forme une très large proportion de la population urbaine. Tous les grands problèmes industriels sont traites par l’État, et l’attitude face au secteur privé (important surtout dans le bâtiment) consiste à l’encourager jusqu’à un certain stade puis à le nationaliser contre une très honnête indemnisation.
De par sa nature même, une bureaucratie capitaliste d’État se montre capable d’exprimer une volonté politique centralisée et « planifiée » indépendamment des intérêts immédiats des bourgeois pris individuellement. Elle aborde donc de façon plus « politique » le développement d’un marché capitaliste national en Irak. Sera-t-elle à même de renverser la tendance qui consiste à dépendre toujours plus étroitement des revenus du pétrole aux dépens de l’industrie et de l’emploi productif, en introduisant de « nouveaux modes d’utilisation » des revenus du pétrole (qui ont considérablement augmenté depuis 1973) dans la conjoncture de la relative stabilisation du régime qui a suivi la brutale répression et de la classe ouvrière irakienne et, tout dernièrement, de la révolution kurde ?
La politique Industrielle
La bureaucratie baassiste a certainement la volonté sincère d’industrialiser l’Irak. Le Plan économique national 1970-1975 a déjà mis l’accent sur l’industrie en prévoyant pour 1975 225 millions de dinars irakiens (environ 775 millions de dollars), c’est-à-dire 20 % de son budget d’investissements (Q.E.R., Iraq : Annual Supplément 1975, E.I.U.). L’augmentation des revenus du pétrole de 1973 a permis la mise en place d’un nouveau programme d’investissements allouant 668,5 millions de dinars pour la période avril-décembre 1975. Les sommes consacrées à la part de l’industrie sont en progression, dépassant 40 % de l’ensemble (ibid) du plan. Un nouveau plan de développement doit être lancé en 1976. Les buts déclarés de ce plan seraient très ambitieux, avec des taux de croissance annuels de l’ordre de 13 % pour la période 1976-1980. L’investissement global serait juste en dessous de 5 milliards de dinars, répartis en gros comme suit (ibid) :
Des sommes énormes, de toute évidence. Elles le sont surtout en comparaison des années précédentes. Ainsi, pendant les années 1970-1971, le Plan prévoyait pour les investissements industriels la somme de 28 millions de dinars, déjà en progression par rapport à la période 1965-1970. La différence entre les investissements réels et les investissements inscrits au Plan est à vrai dire énorme. Selon les recherches effectuées par l’Economist Intelligence Unit, 53,1 % seulement des sommes allouées au secteur industriel ont été effectivement dépensées (« Oil Production, Revenues, and Economie Development », Q.E.R., spécial n° 18, E.I.U.). Par ailleurs, les sommes affectées à l’armée et autres secteurs improductifs du gouvernement se sont accrues considérablement. Néanmoins, on a pu observer au cours des années une tendance à se conformer davantage aux prévisions du Plan. Cela s’applique surtout à l’année 1975, qui marque à notre avis un tournant majeur pour ce qui est du niveau absolu et relatif des ressources affectées réellement à l’industrie, sans commune mesure avec les réalisations de tout autre gouvernement dans l’histoire moderne de l’Irak.
Quelle est la nature des projets vers lesquels sont dirigés ces investissements ? C’est la question cruciale, qui nous permettra d’estimer valablement les perspectives d’avenir d’une industrie capitaliste en Irak. Voici une sélection des projets importants mentionnés dans les diverses revues spécialisées.
Décembre 1973. Une société française obtient le contrat pour la construction d’un complexe sidérurgique dans la région de Basra (seul port d’exportation d’Irak). La capacité de production annuelle serait de 400 000 tonnes de fonte.
Coût en capital de ce seul projet : 40,5 millions de dinars. Les travaux ont commencé en 1974 (« Iraq », Q.E.R., n° 1, 1974, E.I.U.).
Octobre 1974. Extension du même complexe auquel on ajoute des installations pour la production d’une gamme plus élargie de produits sidérurgiques en partie pour l’exportation vers la France. La capacité de production serait de 1,2 million de tonnes par an, dont 0,75 million pour l’exportation. Les minerais de fer seront importés de l’Inde, du Soudan et du Brésil. Le coût en capital est de 62 millions de dinars (« Iraq », Q.E.R., n° 4, 1975, E.I.U.).
Des projets sont envisagés pour la construction d’une deuxième, usine sidérurgique orientée essentiellement vers l’exportation. La capacité de production serait de 0,75 million de tonnes (ibid).
Une usine pour la production de fils et câbles en aluminium est en train d’être construite dans le Sud de l’Irak. Les travaux seront terminés en 1977 et la capacité de production annuelle sera de 32 000 tonnes métriques. Le coût en capital est évalué à 38,5 millions de dinars (« Iraq », Q.E.R., n° 1, 1975, E.I.U.).
Janvier 1975. Le « State Organization of Industrial Design and Construction » lance un appel d’offres pour une deuxième usine d’aluminium avec une capacité de fonderie de 150 000 tonnes (ibid).
1975. Mise en chantier d’une ville industrielle à Iskandariyah. Le total du capital nécessaire sera de 90 millions de dinars. La première phase, d’un coût de 60 millions de dinars, sera complétée en 1980 (« Iraq », Q.E.R., n° 2, 1975, E.I.U.).
La plus grande usine de ciment de l’Irak, avec une capacité de production annuelle de 2 millions de tonnes (les autres cimenteries de l’Irak n’excèdent pas la capacité de 0,5 million de tonnes par an), sera construite à Kufa, livrée « clés en main ». Le coût en capital est de 64,4 millions de dinars. Deux autres cimenteries sont prévues dans le but d’atteindre un niveau de production annuelle de 10 millions de tonnes (« Iraq », Q.E.R., n° 4, 1975, E.I.U.).
L’extension de l’usine pour la fabrication de papier et de pulpe, dans la région de Basra, est approuvée par le Planning Board et les fonds seront prélevés sur le budget 1974-1975. La capacité devra atteindre 36 000 tonnes de pulpe par an et 30 000 tonnes de papier. Coût en capital : 38 millions de dinars (« Iraq », Q.E.R., n° 2, 1974, E.I.U.).
La pétrochimie absorbera plus de la moitié des fonds du Plan 1976-1980, selon les estimations. Le chiffre plus modéré de projets se montant à 1,5 million de dollars est avancé.En voici quelques exemples :
— dans la région de Basra, un appel d’offres pour la construction d’un complexe produisant 120 000 tonnes par an de dérivés d’éthylène plastique, destiné à la fabrication de tubes, meubles, chaussures, jouets, boîtes en plastique, etc. Coût en capital prévu : 40 millions de dinars (Middle East Economie Digest ‒ M.E.E.D., vol. 18, 30, july 26, 1974.) ;
— l’usine de produits sulfuriques de Mishraq a été complétée. En 1974, un tiers de sa production a été exporté. Des projets existent pour d’autres usines orientées vers l’exportation (M.E.E.D., vol. 18, 50, 13 décembre 1974) ;
— l’usine d’engrais chimiques de Basra sera agrandie. Coût : 30 millions de dinars ;
— la capacité de raffinage de pétrole de l’Irak, selon les estimations, aura doublé en 1976. Cette extension de la capacité de raffinage doit fournir la « base » pour un grand nombre d’autres projets associés. Des projets sont envisagés pour la construction d’une raffinerie de 10 millions de tonnes, capacité annuelle à Fao dans la région de Basra, dont les produits sont destinés à l’exportation. Ce projet géant, s’il était réalisé, multiplierait par quatre la capacité de raffinage (par rapport à 1973 ‒ ibid).
Caractéristiques et limites de cette industrialisation
Les projets examinés ici sont caractéristiques, dans leurs grandes lignes, de ceux des autres pays producteurs de pétrole. Ils ont en commun les traits suivants.
1) Chaque projet pris individuellement tend à assumer des proportions énormes quant au coût d’investissement initial nécessaire pour le faire démarrer. Ils sont hors de proportion en comparaison des projets considérés comme « grands » il y a seulement quelques années. Ainsi, lorsque le gouvernement irakien nationalisa les 27 firmes industrielles les plus importantes en 1964, la valeur nette de l’ensemble des installations n’était que de 18,5 millions de dinars — selon les estimations du gouvernement en vue du paiement des compensations. Selon S. Al-Hafidh, il y avait trois sociétés dont la valeur nette se situait entre 2 et 3 millions de dinars chacune, quatre sociétés entre 1 et 2 millions de dinars, et tout le reste n’excédait pas 1 million de dinars par unité (Safa Al-Hafidh, The Public Sector And Perspectives For Socialist Development In Iraq, Beyrouth, 1971). Il est évident que l’inflation des prix des années 1970, à elle seule, ne saurait expliquer l’énorme différence entre ces derniers chiffres et les sommes citées plus haut pour les investissements les plus récents du gouvernement.
2) Les projets sont concentrés dans les secteurs les plus intensifs en capital (la pétrochimie, par exemple, figure parmi les secteurs dont l’intensité en capital est des plus élevée de toute l’industrie). Cela signifie que ces projets ne font appel qu’à un nombre réduit d’ouvriers de production hautement qualifiés. Par contre, ils requièrent un environnement d’infrastructure hautement développé et un nombre élevé de personnel dans le secteur de « services » spécialisés et non productifs (superviseurs, administrateurs, directeurs, personnel de publicité et de marketing, relations publiques, etc.).
Dans les pays producteurs de pétrole arriérés, les ouvriers spécialisés et les techniciens nécessaires pour de tels projets ne sont pas disponibles. On arrive alors à la situation absurde où s’affrontent à la fois rareté et surabondance de la main-d’œuvre (manque de techniciens et chômage). Au demeurant, l’infrastructure (y compris la disponibilité de réseaux de communication et d’information, de même que les routes, les installations portuaires, etc.) n’est pas suffisamment développée pour s’adapter au haut niveau de sophistication nécessaire pour que de tels projets puissent fonctionner de façon rentable.
3) Une large proportion des projets est orientée vers l’exportation. Cela signifie que : a) le développement de l’industrialisation de l’Irak est orienté de façon délibérée pour dépendre des conditions des marchés déjà existants (à savoir le marché mondial) ; b) une tâche essentielle de l’industrialisation d’un pays arriéré — le développement du marché interne — est entravée ; et par conséquent c) se dégage l’idée que d’une manière ou d’une autre le problème fondamental de l’industrialisation des pays arriérés peut se réduire au problème du remplacement des revenus pétroliers (qui ne sauraient durer éternellement, les régimes en question le savent) par d’autres sources de devises étrangères ! Cette illusion non seulement cache entièrement les causes profondes du « développement du sous-développement » de l’industrie dans les pays arriérés, mais indique également le caractère capitaliste de ce type d’industrialisation.
La bureaucratie d’État de l’Irak, soutenue par les revenus pétroliers, investit pour maximaliser le taux d’accumulation de valeurs d’échange. Elle peut se permettre de faire durer cette maximalisation sur une période de temps plus longue que ne pourrait le faire le secteur privé, qui a un intérêt direct dans des profits sûrs et à court terme. Le laps de temps critique pour le maintien des privilèges des bureaucrates et leur possibilité de continuer l’accumulation de fortunes privées à travers l’appareil d’État est déterminé soit par l’épuisement des réserves pétrolières, ou par leur remplacement par d’autres sources d’énergie (dans les deux cas, il s’agit d’une affaire de, disons, deux ou trois décennies) ; soit enfin, plus important encore, par l’ouverture de nouveaux champs pétrolifères dans les pays développés (Alaska, mer du Nord, Chine) qui pourrait conduire en peu d’années (peut-être 4 à 8 ans) à une crise de surproduction de pétrole brut et par conséquent à une chute sévère de la demande de pétrole en provenance du Proche-Orient.
L’exemple des investissements dans la pétrochimie est très instructif à cet égard. Selon les estimations de l’Organisation des nations unies pour le développement industriel, la demande des pays du Proche-Orient pour les produits de la pétrochimie devrait augmenter rapidement de 60 000 tonnes en 1973 à 515 000 tonnes en 1980 (« Mixed Prospects for a Middle East Petrochemicals Industry », M.E.E.D., vol. 18, 14, April 5, 1974). Voilà un marché que la bureaucratie de l’Irak — comme celle des autres pays — aurait bien voulu exploiter. Sa décision d’y investir s’accorde parfaitement avec le vieil instinct bourgeois consistant à maximaliser le taux de rendement de ses capitaux en compensation de l’épuisement attendu des revenus provenant de la production de pétrole brut.
Mais, face à ce marché en expansion pour les produits de la pétrochimie au Proche-Orient, les Irakiens ne sont pas seuls à vouloir se brancher :
« Quelle que soit la prévision de la demande locale, il est certain que la réalisation des divers projets actuellement à l’étude dans les pays producteurs de pétrole du Proche-Orient signifierait que la demande locale serait comblée plusieurs fois. La plupart des projets de la région sont ainsi destinés à l’exportation. Le danger d’une surcapacité de production dans la région est de ce fait très réel » (ibid).
En outre, les perspectives à long terme sont encore plus sombres pour les producteurs de pétrole des pays arriérés, lorsqu’on prend en considération que :
« Sur la base du calcul de prix actuel, il paraît probable que les produits pétrochimiques fabriqués au Proche-Orient seront plus chers que ceux produits dans les pays industrialisés. Le coût de l’installation d’un complexe pétrochimique au Proche-Orient est considéré de 11 à 15 % plus cher que dans les nations industrialisées » (ibid).
La combinaison des trois facteurs (dimension, intensité en capital, orientation vers l’exportation) se répercute aussi sur la compartimentation de l’industrie en Irak par le développement d’une enclave d’industries « super-grandes », très faiblement liées à l’économie locale, avec des perspectives plutôt sombres sur le plan de la compétition économique mondiale à long terme. On verra alors se développer, du fait de ce type d’investissements, la tendance à avoir recours à des importations et à des relations avec d’autres firmes occidentales, tandis que le déploiement des industries secondaires et auxiliaires « inter-liées » localisées en Irak sera relativement faible. Le niveau extrêmement élevé de technologie et la dimension nécessaire pour que de telles firmes puissent être équipées et fonctionner amèneront à un isolement de ces installations de la structure industrielle existante en Irak. C’est bien ce qui est arrivé dans un pays plus développé, l’Italie, avec les investissements de la société d’État E.N.I. dans les installations industrielles intensives en capital au Mezzogiorno au cours des années 1960. « Des cathédrales en plein désert », tel fut le verdict de l’Economist sur ces projets (The Economist, 25-31 july, 1975). La phrase, appliquée au Proche-Orient, devient prophétique et étrangement appropriée.
Tous ces aspects du processus d’industrialisation constituent des handicaps concrets importants pour l’accélération à long terme du taux d’accumulation du capital dans l’industrie irakienne. Ces handicaps sont le résultat et de l’état arriéré de l’économie irakienne et de la nature capitaliste de l’industrialisation. Toutefois, du point de vue théorique, aucun de ces handicaps ne saurait imposer de limite déterminée à l’étendue que l’accumulation capitaliste peut avoir dans un pays comme l’Irak. Les mêmes handicaps ont été surmontés dans le passé par toutes les économies industrialisées impérialistes de notre époque. Il reste à savoir si ces obstacles accentueront le caractère arriéré de l’industrie ou perdront de leur acuité avec le temps, et cela dépendra du fait que les producteurs de pétrole des pays arriérés réussiront ou non à répondre à la condition beaucoup plus fondamentale d’un véritable « décollage » industriel.
Nous avons démontré que, durant les années 1960, il y a eu une baisse relative de la proportion des travailleurs productifs de l’industrie par rapport à l’ensemble de l’économie irakienne, et cela malgré l’augmentation des revenus pétroliers. Quelle sera la répercussion des projets industriels que nous venons d’énumérer sur cette même tendance ? Si l’industrialisation récente maintient la même disproportion entre le secteur productif et non productif de la classe ouvrière, et si on accepte l’hypothèse que le niveau de productivité du travail restera plus faible dans les pays capitalistes arriérés comparé à celui des pays développés, il s’ensuit qu’une limitation théorique à l’étendue de l’industrialisation existe bel et bien, les empêchant de parvenir au potentiel de production des pays avancés.
Autrement dit, à l’heure actuelle l’industrialisation est issue de l’allocation d’une partie des revenus pétroliers à l’industrie. Pour autant que le flux des revenus pétroliers se maintienne, il n’y a aucune raison de s’attendre à autre chose qu’à des taux de croissance élevés dans l’industrie. Reste à savoir, et cela est l’essentiel, si les nouvelles valeurs créées dans l’industrie seront à même de remplacer graduellement les revenus pétroliers lorsque ceux-ci s’épuiseront à cause de la chute de la demande, laissant sur place assez de plus-value à réinvestir productivement dans l’industrie afin que le taux de croissance des investissements initiaux se maintienne.
Les grands investissements intensifs en capitaux, en raison de leur composition organique élevée en capital, conduisent à la transformation de la majorité des revenus pétroliers en capital constant importé (machines, biens intermédiaires, matières premières…). La valeur incorporée dans ce capital constant se retrouve ensuite dans de nouvelles marchandises à travers l’amortissement du capital fixe et la consommation des biens intermédiaires et des matières premières importés, et cela absorbera nécessairement une proportion élevée de la totalité des valeurs neuves incorporées dans les produits de ces industries. La nouvelle valeur ajoutée par une force de travail productive réduite, opérant à des niveaux de productivité bien plus faibles que ceux des travailleurs occidentaux, se traduira par une contribution nette à la valeur finale totale proportionnellement plus faible. Au demeurant, le coût de remplacement de ce capital constant — également importé — est très élevé. Par ailleurs, les dépenses publiques non productives et les coûts des « services » pour ces nouvelles industries sont également élevés, et rien ne laisse supposer qu’ils diminueront dans un avenir proche. Si on ajoute à tous ces facteurs la perspective de chutes dramatiques dans les sources non productives de revenus — par exemple les revenus pétroliers — la perspective à long terme de l’industrie en Irak devient sombre.
Quant à l’avenir de cette industrialisation, la variante la plus vraisemblable serait que l’État s’approprie une proportion de plus en plus élevée de la plus-value industrielle, parallèlement aux revenus pétroliers laissant ainsi de moins en moins de fonds pour le réinvestissement dans l’industrie. Or les investissements initiaux se déprécient (matériellement et du fait de l’avance technique de l’Occident) et seront de moins en moins en mesure de soutenir la concurrence sur un marché mondial pour lequel ils ont été destinés. Cela pourrait graduellement amener à une situation où ces investissements soient transformés en de gros tas de capital fixe abandonné… « Des cathédrales en plein désert », quel monument approprié à l’irrationalité du système capitaliste !
Conclusion
Nous avons démontré que, même dans les pays arabes se trouvant dans la situation la plus favorable, la capitalisation des revenus pétroliers (industrialisation) est structurellement limitée par le caractère même de son développement interne. Certes, beaucoup de pays arabes connaissent des changements structurels profonds. Cela n’est pas en question. Toutefois, il ne s’agit nullement d’une issue pour sortir du retard économique et aller vers un plus grand degré d’égalité économique avec les pays impérialistes. Au contraire, le monde arabe est en train de s’enfoncer davantage dans l’intégration économique au système impérialiste, renforçant ainsi les conditions de sa dépendance à l’impérialisme par le processus bien connu de développement du sous-développement industriel.
Cet article n’a pas abordé les raisons expliquant pourquoi, en dernière analyse, c’est le stade actuel du développement du système impérialiste (considéré comme un système économique mondial) qui structure le développement du capitalisme dans le Proche-Orient arabe. Le fait même que ce soient les conditions prévalant dans les économies impérialistes qui ont rendu rentable l’exportation de certains types limités de moyens de production, rentable et pour les impérialistes et pour les bureaucrates irakiens (pour ne prendre que cet exemple), est après tout une condition préalable à tout programme et plan de développement dans les pays arriérés (Ernest Mandel a analysé le développement du système impérialiste du stade d’exportation des capitaux au stade actuel de l’exportation des moyens de production dans «The Driving Force of Imperialism in our Era» et dans son Traité d’économie marxiste, vol. 2). Néanmoins, si cet article a réussi à ébranler le mythe pernicieux selon lequel le « tiers monde », en quelque sorte guidé par une avant-garde de pays producteurs de pétrole, serait sur la voie d’un processus profond de développement économique pour combler son retard et cela par le biais des rapports capitalistes de production, il aura été de quelque utilité.
[voir le suivant : Polémique : Des pièges de l’hystérie et des erreurs de la déformation ; Réponse à Israël Shahak — par Irène L. Gendzier]