Entretien entre Saïd Hammami, représentant de l’Organisation de la libération de la Palestine (O.L.P.) à Londres, et Moshé Machover, de l’Organisation socialiste israélienne (Matzpen), 1975.

[Le texte qui suit a été enregistré pour la publication en Israël et a été largement diffusé par le Matzpen.]

Moshé. — Saïd, j’aimerais tout d’abord poser quelques questions sur le but à long terme de l’O.L.P. et l’Etat palestinien unifié, démocratique et laïque. Ma première question est fort simple. Dans le discours de Yasser Arafat aux Nations unies et dans ton propre article intitulé « Une stratégie palestinienne en vue de la coexistence pacifique » (dont nous avons publié la traduction en hébreu en Israël), vous dites que les Juifs qui vivent actuellement en Israël seront invités à rester, à condition qu’ils acceptent de vivre sur un pied d’égalité avec les Arabes palestiniens. D’un autre côté, il y a ce fameux paragraphe 6 de la Charte nationale palestinienne. Ces deux textes ne se contredisent-ils pas ?

Said. — Tu as raison de dire qu’il s’agit d’une solution à long terme, et cela doit être une solution à long terme ; cela ne peut être qu’une solution à long terme, qui ne saurait être pour demain. Au paragraphe 6, nous disons que tous les Juifs qui vivaient en Palestine avant l’agression sioniste sont des Palestiniens. A quelle date commence l’agression sioniste ? Cela n’est pas précisé dans la Charte. Si nous considérons que l’agression sioniste a commencé en 1917, il est exact de dire que les Juifs qui vivaient à l’époque en Palestine sont des Palestiniens. Et même si nous considérons que l’agression sioniste n’a commencé qu’en 1947, nous pouvons dire que les Juifs qui vivaient alors en Palestine étaient des Palestiniens. L’Etat d’Israël n’existait pas à l’époque. La Charte a été rédigée en 1964 et devait être considérée comme un important pas en avant en vue d’une meilleure compréhension de la part des Palestiniens de la situation de la communauté juive en Palestine, au Proche-Orient, en Israël. Avant 1948, la direction réactionnaire — le mufti et les autres — considérait que seuls les Juifs qui avaient vécu depuis toujours en Palestine (dans la vieille ville de Jérusalem, d’autres à Tibérias, etc.) étaient des Palestiniens. Le reste n’avait aucun droit d’être là et devait repartir. En 1964, Choukeiri et la Charte affirment que tous les Juifs qui sont venus avant l’agression sont des Palestiniens. C’était un pas en avant, car la Charte ne parlait pas des Juifs comme d’un groupe religieux, s’opposant à nous en tant que tel. Il ne s’agissait plus de guerre sainte.

Cette Charte fut le seul document palestinien autorisé jusqu’en 1970. En 1970, dans son programme politique, le Conseil national palestinien décide que tous les Juifs vivant en Israël pourraient être citoyens de l’Etat démocratique pour lequel nous luttons.

M. — Ainsi cette formulation du programme de 1970 remplace celle du paragraphe 6 de la Charte ?

S. — Oui, bien sûr. J’ai lu dans la propagande sioniste que nous disons que seuls les Juifs venus avant l’agression sioniste seront autorisés à rester. C’est inexact. La Charte se basait sur les faits, stipulant que seuls les Juifs venus avant l’agression sioniste étaient des Palestiniens. Et les Juifs arrivés après ? La réponse est dans le programme politique de 1970, qui depuis le discours de Yasser Arafat aux Nations unies de l’année dernière est désormais connue : « Lorsque nous pensons à la Palestine de l’avenir, nous n’oublions pas tous les Juifs qui y vivent et désireraient vivre en paix et harmonie avec nous. »

M. — Dans ton article sur la « stratégie palestinienne », ainsi que dans d’autres articles écrits par des membres de l’O.L.P., tu parles des Juifs israéliens comme d’un peuple, pas comme d’un groupe religieux. Dans le passé, les porte-parole palestiniens qualifiaient toujours les Juifs israéliens de communauté religieuse. Cela est implicite par exemple dans la formule « Etat démocratique et laïque, où musulmans, juifs et chrétiens peuvent vivre ensemble ». Cette formule, maintes fois reprise, se réfère aux « juifs » exactement comme aux  « musulmans » et aux  « chrétiens », c’est-à-dire en tant que communauté religieuse. De notre point de vue, c’était une erreur. Tout d abord, la majorité des Juifs israéliens ne sont pas religieux et ne se considèrent pas comme faisant partie d’un groupe religieux mais d’un groupe national. Ensuite, d’un point de vue objectif également, la communauté juive en Israël a un caractère national, car elle possède les caractéristiques nationales habituelles, en particulier sa propre langue. Nous rejetons, bien sûr, la prétention sioniste selon laquelle tous les Juifs du monde forment un peuple. Mais nous pensons que les Juifs d’Israël forment bel et bien une nationalité. Il est exact que cette nationalité a été formée artificiellement par la colonisation sioniste et que ce processus s’est fait au détriment du peuple palestinien arabe. Mais, tout comme une colline qui existerait après le travail d’un bulldozer et non du fait de la nature n’en serait pas moins une colline, un peuple créé artificiellement n’en est pas moins un peuple et on ne peut ignorer ce fait. La question est alors de savoir comment l’existence nationale du peuple israélien juif peut s’exprimer et quel sera son statut au sein d’un Etat unifié et démocratique. Il existe aussi un second aspect de cette question qui se rapporte aux Arabes palestiniens : ils ont leur propre caractère national, ils forment un peuple. Comment envisages-tu que ces deux entités nationales vont trouver leur expression au sein d’un Etat commun unifié ?

S. — Eh bien, comme tu l’as dit, je crois — et cette croyance est partagée par tous les Palestiniens progressistes — que les Juifs israéliens qui vivent actuellement en Palestine constituent un peuple, un nouveau peuple qui s’est formé au cours de cinquante années de conflit, mais plus particulièrement depuis le milieu des années 1940 jusqu’à aujourd’hui. Il existe une classe ouvrière israélienne, il y a des organisations progressistes israéliennes. Le fait est, il y a deux peuples : le peuple palestinien arabe et le peuple israélien juif. Et ces deux peuples revendiquent à bon droit la Palestine. Je crois que nous faisons partie de la Palestine et que ce pays est le nôtre. Je crois aussi que chaque Juif israélien authentique, surtout ceux qui y sont nés et qui y ont vécu depuis de nombreuses années, croit lui aussi qu’il est de ce pays, qui est leur pays. Je ne leur en veux pas pour ce que le Hérout a fait. Je ne leur en veux pas pour ce que les organisations sionistes réactionnaires et terroristes ont fait dans mon pays. Je n’en veux même pas à l’actuelle génération d’Israéliens pour ce que leurs pères m’ont fait personnellement, en me chassant de mon pays. Mais ils devraient également savoir que nous existons en tant que peuple, que nous revendiquons à juste titre ce pays. Il n’est pas un seul Palestinien progressiste qui puisse dire à un Juif israélien : « Tu n’as aucun droit sur ce pays », mais il n’est pas un seul Juif israélien qui puisse dire à un Arabe palestinien : « J’ai plus de droits sur ce pays que toi. » Nous avons probablement un peu plus de droits sur la Palestine que les Juifs israéliens. Mais le fait est que chacun existe en tant que peuple. La question est alors de savoir si le conflit est la seule forme de rapport possible entre ces deux peuples.

Ma réponse est un non catégorique. Ce conflit est issu de la politique et des ambitions des agents de l’impérialisme. Des deux côtés : sionistes réactionnaires et Arabes réactionnaires. Mais comment maintenant parvenir à la paix entre les Arabes palestiniens et les Juifs israéliens ? Tous deux pensent appartenir à un pays, alors, sans hésitation, la réponse est : qu’ils y vivent tous deux. Comment deux peuples de langue et de culture différentes peuvent-ils vivre ensemble ? Dans un Etat laïque, dans un Etat démocratique, dans un Etat non sectaire, ou peut-être dans un Etat binational, mais dans le même pays.

Dans un premier temps, probablement — et je crois que ce premier temps est nécessaire et inévitable, que cela nous plaise ou pas aux uns ou aux autres —, la Palestine devrait être partagée entre les deux peuples. Tu te souviens, Moshé ? il y a quelques années, lorsque nous parlions toi et moi de la question, nos idées étaient tout autres.

Je pense que le pays doit être partagé dans un premier temps. Mais seulement dans un premier temps, car il est ridicule d’envisager qu’un si petit territoire soit divisé de façon permanente en deux Etats. Si tu montes sur la montagne d’Al-Salt, tu vois tout le pays de Beisan à Wadi Arabâ. En voiture on peut traverser la Palestine en une demi-journée. Le Neguev mis à part, la Palestine est un très petit pays. A long terme, ces deux Etats indépendants ne seraient pas viables. Mais ces deux Etats sont nécessaires dans un premier temps pour assurer la paix entre les deux peuples, et à partir de là je crois que la solution sera dans les mains des forces progressistes qui existent des deux côtés.

M. — Mais, à supposer que nous soyons parvenus à unifier ces deux Etats — je parle du futur —, comment les caractères nationaux distincts de ces deux peuples pourront-ils s’exprimer au sein de cet Etat unifié et commun ? Je pose la question, car la formule a été maintes fois utilisée par les porte-parole de l’OL.P. d’un « Etat démocratique et laïque où musulmans, chrétiens et juifs peuvent vivre ensemble » formule qui a été re jetée par nombre d’Israéliens qui ont les meilleures intentions du monde. Ils diraient plutôt : « Les Arabes palestiniens mènent un guerre de libération nationale et se considèrent comme formant une communauté nationale. Mais d’un autre côté ils parlent de nous seulement en tant que communauté religieuse ; il semble donc qu’ils nient l’existence nationale des Juifs israéliens et n’ont pas l’intention de permettre cette existence à l’avenir. » Tu as dernièrement explicitement parlé des Juifs israéliens comme d’un peuple. J’aimerais te demander, Said, si, au sein de ce futur Etat unifié tel que tu l’envisages, il restera des institutions nationales où s’exprimeront les cultures nationales distinctes, les langues différentes, etc.

S. — Oui, c’est dans notre programme politique. La liberté d’expression existera, liberté des croyances ; il n’y aura aucune discrimination raciale, aucune discrimination nationale, et chacun aura la liberté de former ses propres organisations politiques et nationales. Je me souviens qu’en 1971, au cours du débat sur ce premier paragraphe de notre programme politique, nous avons discuté deux jours durant sur le mot « national ». Acceptons-nous que les Juifs israéliens sont une nation et auront le droit d’établir leur propre organisation nationale dans la future Palestine ? Nous l’avons accepté.

Tu te souviens, Moshé, que nous avons souvent discuté de ce point précis. Je t’ai demandé comment un Israélien antisioniste définirait les Juifs qui vivent actuellement en Israël. Je me souviens que tu as un jour utilisé l’expression « communauté de langue hébraïque ». J’ai d’ailleurs moi-même utilisé cette expression un certain temps. Après nos longues discussions sur ce point, nous sommes en mesure d’appeler cette communauté « le peuple israélien juif ».

Comme je l’ai dit, le programme palestinien a accepté l’idée qu’au sein de la future Palestine unifiée les Juifs israéliens auront le droit d’avoir leur organisation nationale. Ils ont le droit de conserver leur langue, leurs traditions, leurs croyances, leur culture. Une fois d’accord sur la nécessité d’un Etat démocratique, cela doit être une vraie démocratie et pas de ces prétendues démocraties qui accordent des privilèges à certains tandis que d’autres sont délaissés.

M. — D’un autre côté, on ne peut pas bien sûr exiger des Arabes palestiniens qu’ils coupent leurs rapports et leurs liens avec le reste du monde arabe.S. — Naturellement. Je suis bien conscient que la majorité des Juifs israéliens ont peur à l’idée de devenir une minorité au milieu des Arabes. Mais il est un fait que tous les Israéliens devraient considérer, c’est que la Palestine se trouve au Proche-Orient, dans cette partie du Proche-Orient qui est appelée la patrie arabe. Comme les autres minorités non arabes qui vivent dans la patrie arabe, ils doivent avoir le droit d’autodétermination, lequel droit ne doit pas aller à l’encontre des intérêts de la grande majorité du peuple. La communauté de langue hébraïque d’Israël actuel, de la Palestine future, doit savoir qu’elle vit au Proche-Orient, pas en Europe. Ils font partie du monde arabe. Ce terme de « monde arabe », ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Il est connu depuis des siècles. Les Juifs israéliens sont un peuple moyen-oriental. Je sais que c’est un fait que les sionistes arrogants surtout ne peuvent pas digérer, ne veulent pas admettre. Mais, si Israël doit avoir une chance de survie, si le peuple israélien doit avoir une chance d’être accepté par ses voisins arabes, il ne peut ignorer ce fait et doit en tenir compte. Moi-même, en tant que progressiste, l’O.L.P. en tant qu’organisation progressiste, nous croyons que les Juifs israéliens, comme les Kurdes, comme toutes les autres nationalités non arabes qui vivent dans la patrie arabe, ont le droit de conserver leur langue, d’avoir leurs propres organisations politiques et syndicales, de conserver leur culture, de pratiquer leur religion et de vivre selon leurs traditions, d’étudier leur histoire et même de maintenir leurs rapports avec les non-arabes. Je crois de la même façon que les Kurdes d’Irak doivent avoir le droit d’entretenir des rapports avec les Kurdes de Turquie et les Kurdes d’U.R.S.S…

M. — Je crois que nous devons exclure de cette liste le droit de former des syndicats séparés pour chaque nationalité. Les syndicats sont, ou devraient être, des organisations de classe, et doivent être organisés sur une base supra-nationale.

Au fait, Said, tu as mentionné les Kurdes. Eh bien, leur histoire douloureuse est souvent utilisée pour démontrer qu’il est impossible de vivre ensemble. Regardez les Kurdes en Irak, ils sont réprimés et leur droit à l’autodétermination n’est pas respecté. Et, ces derniers temps, les événements du Liban servent à de nombreux sionistes pour démontrer que vivre ensemble dans une société pluraliste ne marche pas.

S. — Pour les Kurdes aussi c’est très simple. Il y a eu une déclaration du conseil central de l’O.L.P. qui soutenait le mouvement national kurde, mais qui, en même temps, condamnait les éléments réactionnaires parmi les dirigeants kurdes qui collaboraient avec le shah d’Iran. Nous avons été les premiers à avertir les Kurdes qu’en s’alignant sur un régime réactionnaire comme celui du shah d’Iran ils porteraient un coup fatal aux intérêts de tout le peuple du Kurdistan. Je peux le dire avec fierté : nous, les Palestiniens, avec l’expérience qui est la nôtre, sommes arrivés à cette conclusion dès le début du soulèvement kurde, et nous avons dit que, si les Kurdes voulaient avoir une chance de vivre un jour paisiblement dans le Kurdistan, leur mouvement de libération nationale devrait s’aligner sur le mouvement de libération nationale du peuple arabe et pas du côté du shah d’Iran. Nous soutenons le droit des Kurdes à l’autodétermination.

Quant au Liban, ce n’est pas du tout un Etat laïque…

M. — Mais c’était un Etat composé de plusieurs communautés avec certains arrangements pour vivre ensemble. Et cela ne semble pas marcher.

S. — Oui. Ça n’a pas marché pour deux raisons : premièrement, parce que ce n’est pas un Etat laïque ; deuxièmement, parce que ce n’est pas un Etat socialiste.

Il ne peut s’agir d’un Etat laïque lorsque le président doit être un maronite, le Premier ministre un musulman sunnite et le président de l’Assemblée nationale un musulman chiite, le chef des forces armées un maronite, le chef d’Etat-major un Druze. Ce n’est pas là un Etat laïque. Je crois que les racines de la dernière effusion de sang se trouvent dans la convention nationale libanaise, dans le prétendu « gentlemen’s agreement » entre les chefs des différents groupes religieux. En fait, il ne s’agit pas de religion mais d’intérêt de classe. Ce qui nous mène au second point : ce n’est pas un Etat socialiste. La société libanaise est corrompue. Ce que le Liban vient de vivre était inévitable. Dans une société comme celle-là, où les riches deviennent bien plus riches, surtout ces cinq dernières années, et les pauvres bien plus pauvres, surtout ces cinq dernières années, c’était largement prévisible. Mais parler de conflit entre chrétiens, musulmans et Druzes est faux. Le leader des phalangistes, l’aile droite maronite des Katayebs, est Pierre Gemayel, c’est un maronite, d’accord ; mais le vice-président est Kazem Khalil qui est un musulman chiite et qui est du Sud, de Sour (Tyr). Le chef de l’aile gauche du prétendu bloc musulman n’est pas un musulman. C’est un Druze, Kamal Joumblat. Un autre leader de ce mouvement est un chrétien, Nicolas Shaawi, le communiste : un troisième, George Hawi. Dire qu’il s’agit de musulmans contre des chrétiens est faux et ne peut qu’induire en erreur. A la lecture de la presse, on peut croire que la lutte se joue entre musulmans et chrétiens, mais, il suffit de rester sur place quelques semaines, on pense très vite : « Mon Dieu ! il va certainement y avoir une guerre civile dans ce pays un jour. » Si on voit tous ces grands buildings, ces magasins à Beyrouth, tout ce luxe de l’Occident, et puis à cinq minutes en voiture, les taudis — et ce sont des Libanais qui y vivent ! Au Liban, le nombre de Libanais d’origine qui vivent dans des camps est le double du nombre des Palestiniens qui vivent dans des camps.

M. — Prenons maintenant un problème qui se pose à court terme. Je voudrais t’interroger sur la revendication de l’O.L.P. d’établir une autorité palestinienne indépendante dans les territoires d’où Israël sera forcé de se retirer. Et cela en tant qu’étape transitoire vers la création d’un Etat unifié en Palestine — comme tu le dis dans ton document, tu espères que cette étape future pourra se réaliser par des moyens pacifiques. Deux ans, donc, après la guerre d’Octobre, comment situes-tu la réalité de cette revendication ? La trouves-tu réaliste ? (C’est un fait connu que l’U.R.S.S. soutient cette revendication Et les Etats-Unis, la soutiennent-ils ?) Qu’ont-ils fait en pratique pour montrer qu’ils soutiennent cette solution ?

S. — Ceci devrait être bien connu : lorsque nous réclamons la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza, c’est-à-dire sur ces parties de la Palestine qu’Israël devrait évacuer, il ne s’agit pas d’une démarche de conciliation, mais d’une démarche réaliste. Règlement pacifique ou pas, nous ne devons pas ignorer le fait qu’il existe un peuple israélien juif, et eux ne doivent pas ignorer non plus le fait qu’il existe un peuple palestinien arabe. Et, afin d’amener ces deux peuples à vivre ensemble dans un seul Etat, il doit y avoir, comme première étape, deux Etats. Les Soviétiques ne soutenaient pas cela au début. Nous sommes maintenant heureux de voir que l’U.R.S.S. nous comprend mieux et dernièrement la Pravda a écrit qu’aux yeux de l’Union soviétique les droits légitimes du peuple palestinien sont au cœur du problème, que, tant que durera le sionisme, il n’y aura pas la paix au Proche-Orient. C’est un grand changement de la part de l’U.R.S.S. Les Américains jusqu’ici disent qu’ils ne discuteront pas avec les Palestiniens si les Palestiniens ne reconnaissent pas l’Etat d’Israël comme un Etat indépendant et ne garantissent pas sa sécurité à l’avenir, son intégrité et son indépendance. Nous n’avons jamais essayé de contacter les Américains. Ils ont essayé de nous contacter indirectement, ils voulaient mener des entretiens privés et secrets. Nous avons refusé : « Si vous voulez nous parler, vous le faites ouvertement. Si nous faisons quelque chose, nous n’en avons pas honte ; alors, pourquoi le faire secrètement ? Pas d’entretiens secrets, pas d’accords secrets ! » Nous continuerons de nous battre, et je crois qu’un jour viendra, proche sans doute, où les Américains se rendront compte que, s’ils veulent, pour des raisons qui leur sont propres, éviter la guerre, ils devront parler avec nous.

M. — Chacun sait qu’il existe des factions au sein du mouvement palestinien, connues sous le nom de « front du refus », et qui s’opposent à cette revendication d’un Etat palestinien sur les territoires qu’Israël sera forcé d’évacuer. Le Front populaire de Georges Habache en fait partie ainsi que le groupe d’Ahmad Jibril. De notre côté aussi, certains se font l’écho d’un même refus. A l’étranger, certains Israéliens d’extrême-gauche, en tant qu’individus qui ne représentent vraiment aucun groupe organisé, sont opposés au principe de l’autodétermination en général — et pas seulement dans le cas des Arabes palestiniens ou des Juifs israéliens, mais pour n’importe quel peuple. En Israël également, on trouve un groupe trotskyste, qui a scissionné de Matzpen il y a environ quatre ans et est devenu la branche israélienne de la « Quatrième Internationale » trotskyste. (On confond parfois ce groupe avec « Matzpen », car ils utilisent parfois le nom de « Matzpen » bien que leur ligne politique soit différente). Ces trotskystes, bien qu’ils acceptent en général le principe de l’autodétermination, s’opposent à cette revendication immédiate d’un Etat palestinien.

Ces tenants du « front du refus » prétendent parfois que la création d’un Etat palestinien dans les territoires occupés qu’Israël sera forcé d’évacuer n’est qu’un élément de l’ensemble du règlement de la pax americana, un objectif de l’impérialisme américain au Proche-Orient. Et, qui plus est, cette revendication d’un Etat palestinien n’a à leurs yeux aucune signification hors de ce contexte d’un règlement impérialiste. En posant la revendication d’un tel Etat, l’O.L.P. se ferait par conséquent le complice de l’impérialisme américain, proclament-ils. On peut entendre ces arguments des deux côtés de la frontière. Qu’en dis-tu ?

S. — Certains de ceux qui le disent sont des agents américains qui veulent faire avaler au peuple l’idée que rien ne peut se faire sans un O.K. des Américains. Si bien que, si jamais il y a une Etat palestinien, ce sera simplement parce que les Américains ont donné leur O.K. et que, si jamais cet Etat ne voit pas le jour, ce sera parce que les Américains ne l’ont pas voulu. L’idée c’est que les Américains c’est le bon Dieu ; s’ils se sont retirés de l’Asie du Sud-est, c’est après un accord avec la Russie. Ce qui signifierait que les peuples devraient aller se coucher et ne rien faire : ce sont les superpuissances qui font tout. C’est très dangereux, et je me suis toujours méfié de ceux qui prêchent cette idée. Quant aux autres qui parlent ainsi, ce sont des anarchistes ou des ignorants qui ne savent pas ce qu’est la lutte d’un peuple. N’importe qui, en allant au Proche-Orient, dans n’importe quel camp de réfugiés palestiniens au Liban, en voyant les gens, comment ils s’entraînent, comment ils se conduisent, leur moral, et en essayant de se rappeler ce qu’il en était, disons il y a dix ans, peut se rendre compte du changement. Ce changement est intervenu à la suite d’une longue lutte sanglante. Si toi et moi nous pouvons le voir, les Américains le peuvent aussi. Si notre revendication d’un Etat palestinien est jamais satisfaite — et j’espère que ce sera bientôt —, ce sera le résultat du combat sanglant du peuple palestinien. A ceux qui disent que ce sera le résultat de la pax americana, je dis ceci : l’impérialisme, surtout l’impérialisme américain, n’a jamais donné à un peuple une patrie ou rien de bon. J’ai vu l’impérialisme distribuant le napalm, la mort, détruisant les villes, dévastant des pays, faisant des carnages ; mais ils n’offrent pas d’Etats. Si l’impérialisme américain se transforme en organisme de charité qui donne un Etat aux Palestiniens et l’indépendance aux peuples d’Asie du Sud-Est, alors nous devrons réviser nos idées sur l’impérialisme. Bref, ceux qui croient que, si les Palestiniens libèrent une partie de leur pays pour y créer un Etat indépendant, cela rentre dans le plan américain, et bien ces gens-là devraient aller voir les combattants palestiniens qui luttent depuis dix ans. Si cela ne peut les convaincre, rien ne le fera.

M. — Je crois également — et je pense que c’est l’opinion de la majorité des camarades de Matzpen — qu’il n’y a aucune chance que les Américains offrent au peuple palestinien le moindre Etat indépendant « sur un plateau d’argent ». La raison découle de la nature des rapports américano-israéliens et du fait que la direction sioniste est, par principe, opposée à la création d’un Etat palestinien.

Aujourd’hui, depuis la guerre d’octobre 1973, Israël n’est plus l’allié exclusif des Etats-Unis dans cette partie du monde ; mais c’est toujours le plus proche et le plus sûr des alliés. Les Etats-Unis comptent désormais des alliés parmi les régimes des Etats arabes. Mais les rapports entre les Etats-Unis et les pays arabes ont toujours été basés sur l’exploitation, et c’est toujours le cas. Si bien que, même si le régime d’un Etat arabe donné est actuellement prêt à collaborer avec les Etats-Unis, il existera toujours dans ce pays d’importantes forces sociales et historiques pour menacer de changer sa politique dans une orientation anti-impérialiste. Pour Israël, la situation est différente : ce pays n’est pas exploité économiquement par l’impérialisme, mais est subventionné par lui. Aussi, tant que l’impérialisme est dominant dans la région et est en mesure de contrôler Israël, ce pays reste un allié sûr. Les Américains sont prêts à faire pression sur le gouvernement israélien et à lui imposer des concessions ici et là, mais je crois que cette pression n’ira pas jusqu’à contraindre la direction sioniste d’Israël à faire des concessions sur ce qui est, pour elle, une question de principes.

Je crois donc que s’opposer à la création de n’importe quel Etat palestinien indépendant est, pour la direction sioniste, une question de principe. La raison de ce refus n’est pas qu’ils redoutent un tel Etat sur un plan militaire, à court terme. C’est un problème plus fondamental. Toute la légitimation sioniste de l’existence d’Israël en tant qu’Etat sioniste n’a jamais été basée sur le droit à l’autodétermination des Juifs qui y vivent, mais sur le prétendu « droit historique » que les Juifs du monde entier auraient sur la Palestine. Partant de ce point de vue, reconnaître qu’il existe en Palestine un autre peuple qui revendique légitimement ce pays équivaudrait à saper la légitimité et l’autojustification du sionisme.

Il me semble bien que, pour l’immense majorité de la direction sioniste — que ce soit au sein du gouvernement ou dans l’opposition de droite —, il s’agit d’un principe absolu. Et, compte tenu de l’importance d’Israël pour les intérêts américains dans la région, je suppose que les Etats-Unis ne se dépêcheront pas de contraindre Israël à faire une concession sur ce point, pour lequel le régime sioniste se montrerait intransigeant. Par conséquent, je tire moi aussi la conclusion que l’Etat palestinien n’est pas quelque chose que les Américains s’empresseront d’offrir au peuple palestinien ; un tel Etat ne peut naître que de la lutte. D’après ce que tu viens de dire, je comprends que c’est également ton opinion ?

S. — Oui, bien sûr, et la lutte pourrait être longue et certainement sanglante. C’est une exigence ; c’est bien le mot qui convient. Nous exigeons la création d’une société palestinienne, d’une autorité palestinienne, d’un Etat palestinien sur toute partie de la Palestine que nous pourrons libérer. Après, il régnera une atmosphère nouvelle, une situation nouvelle, qui appelleront peut-être une stratégie nouvelle.

Il me semble que les tenants du « front du refus » confondent slogan, exigence et objectif. Notre slogan est « Révolution jusqu’à la victoire », notre exigence c’est la création d’un Etat palestinien indépendant sur toute partie de Palestine libérée et notre objectif c’est la création d’une Palestine unifiée, laïque et non sectaire où tous les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens puissent vivre démocratiquement, selon le principe « un homme, une voix ». Nous ne devrions pas mélanger ces trois choses, sous peine de nous égarer sur le terrain des Nuits arabes d’Aladin. Après ce qui s’est passé au Proche-Orient ces deux dernières années, ceux qui pensent que cet Etat palestinien se crée du fait de la pax americana sont de moins en moins nombreux, et j’ai peine à en rencontrer ces temps-ci.

M. — Autres questions en rapport avec cette exigence d’une autorité palestinienne, d’un Etat palestinien. Tout d’abord, celle-ci : je peux voir en quoi la création d’une telle autorité satisfera jusqu’à un certain point ceux qui vivent actuellement sous l’occupation israélienne, mais les réfugiés palestiniens de 1948, ceux qui vivent en Trans Jordanie, au Liban et ailleurs, qu’est-ce que cela aura à voir avec leur problème ? Nous, membres de Matzpen, luttons avec d’autres groupes et organisations progressistes à l’intérieur d’Israël pour le droit du peuple palestinien de créer son propre Etat, comme partie de son droit à l’autodétermination. Mais nous pensons en même temps que la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza ne pourrait satisfaire directement que les besoins de cette partie du peuple palestinien qui se trouve dans les territoires occupés. Pour ceux qui vivent en dehors de la Palestine, on devrait, à notre avis, ajouter des revendications. Au fait, n’y a-t-il pas un danger, comme certains le disent, que certains gouvernements arabes tentent d’expulser les Palestiniens qui vivent chez eux si jamais on crée une autorité palestinienne, si bien que, au lieu d’aider ces gens, la création d’un tel Etat leur porterait préjudice ?

S. — Rien ne peut être pire que l’existence actuelle des réfugiés de 1948. La création d’un Etat palestinien ne saurait aggraver la situation. La situation serait — ô combien — plus critique si un tel Etat ne voit pas le jour. Certains disent que les Etats arabes expulseront les réfugiés palestiniens vers ce nouvel Etat ? Eh bien, les gouvernements arabes n’auront pas à les expulser, nous leur demanderons à tous de venir vivre dans leur propre pays, dans leur Palestine à eux. En ce qui nous concerne, nous, Palestiniens, une chose devrait être claire : la question n’est pas de savoir si je suis originaire de Jaffa, Acre, Naplouse ou Jérusalem, la question est de savoir si je suis originaire de Palestine, si je suis Palestinien. Et cet Etat fera partie de la Palestine et s’appellera « L’Etat démocratique de Palestine ». Nous croyons à un Etat démocratique sur toute la Palestine, et sur chaque centimètre il s’appelle Etat démocratique de Palestine, et ce sera un Etat démocratique. Comme je l’ai dit dans mon article, j’aimerais voir cet Etat accueillir tout Juif venant vivre avec nous, sans discrimination. Nous aurons notre propre loi du retour, mais se ne sera pas une loi du retour réactionnaire et raciste. Ce sera une loi démocratique et progressiste, et nous voulons que le plus grand nombre possible de Palestiniens viennent vivre dans leurs pays. Je ne peux comprendre la logique de ceux qui disent que la création d’un tel Etat porterait préjudice aux intérêts des réfugiés de 1948.

M. — Et leur droit de retour de l’autre côté de la frontière ? Dans cette partie qui sera en Israël, dans les frontières d’avant 1967 ? Depuis la création de Matzpen, environ cinq ans avant la guerre de juin 1967, nous avons toujours lutté pour le droit des réfugiés de 1948 à revenir chez eux. Nous croyons que cette revendication est toujours aussi juste maintenant, et nous luttons pour elle, tout en soutenant le droit du peuple palestinien à créer un Etat indépendant.

S. — Oui, leur droit doit être maintenu. Je crois, qu’en principe tout le monde devrait avoir le droit de vivre et de travailler là où il l’entend. Cela est dans la Charte des droits de l’homme et du citoyen des Nations unies. Mais prenons un exemple : en 1948, 70 000 personnes ont été expulsées de Jaffa et sont devenues des réfugiés. J’étais parmi elles et j’ai été physiquement expulsé, je m’en souviens fort bien. Je me souviens de chaque détail ; mon père, ma mère, toute ma famille, nous nous souvenons du moindre détail. Bien. Si nous amenons ces 70 000 personnes à Jaffa demain — et je suis l’une d’entre elles —, je suis certain que dès le lendemain c’est la guerre civile. Nous arriverons dans une ville qui s’appelle Jaffa, qui sera très nouvelle pour nous ; nous trouverons des gens logeant dans nos maisons ; nous ne parlons pas leur langue, ils ne parlent pas la nôtre, nous sommes de culture différente, et tout cet environnement de violence ne saurait faciliter la coexistence. Alors je dis : laissez-nous avoir un Etat. Cela extirperait le poison de la haine. Cela permettrait aux Juifs israéliens qui sont exagérément sur le qui-vive de se détendre ; cela réduirait la tension parmi les Palestiniens. Et donnez du temps à cet Etat : dix, quinze ans. En dix, quinze ans, les Juifs israéliens apprendront que nous sommes des gens bien — je le crois sincèrement. Ils se rendront compte que nous ne sommes pas des monstres, mais des êtres humains comme eux ; que bon nombre de choses nous rendent amicaux, bon nombre de choses nous rendent heureux, que nous sommes prêts à mourir pour bon nombre de choses : tout d’abord la liberté, et depuis ces dix dernières années nous mourons pour la liberté. Nous voulons qu’ils le sachent. Mais, ce qui est de loin le plus important, c’est que les organisations progressistes parmi les Palestiniens et les Israéliens auront une bien meilleure atmosphère pour lutter, pour dialoguer. A l’heure actuelle, avec ce slogan vigilant de « l’ennemi aux portes », les Israéliens progressistes ne peuvent pas parler librement aux Palestiniens progressistes, et vice versa. Non pas parce que nous, à l’O.L.P., ne voulons pas parler aux Israéliens progressistes, mais, si nous voulons leur parler, nous devons nous rendre en Europe, nous ne pouvons pas aller en Israël et nous ne pouvons les inviter dans aucun pays arabe. Si nous avons notre propre Etat nous pourrons les inviter dans notre capitale, ils pourront venir pour nous parler. Et cela désarmera bien tous ces chauvins de droite au sein du mouvement sioniste en Israël, et aussi désarmera ou affaiblira la position déjà faible des chauvins de droite chez nous. C’est là une autre raison pour moi de croire qu’un Etat palestinien est une première étape nécessaire. Nous, à l’O.L.P. nous connaissons bien tous ces éléments progressistes de la société israélienne, et, comme on le voit dans nos documents, dans aucune de nos réunions nous ne manquons de les saluer. Pourquoi ne pouvons-nous pas les inviter à nos réunions ? Simplement parce que nos réunions se tiennent en dehors du territoire palestinien. Ce n’est pas notre territoire, nous ne sommes que des invités. Si nous avions un Etat, le dialogue en serait facilité, et cela leur permettrait de lutter efficacement contre le sionisme.

M. — J’aimerais mentionner une autre partie du peuple palestinien arabe — ceux qui vivent en Israël à l’intérieur des frontières d’avant 1967. Certains membres de Matzpen appartiennent à cette communauté, et de nombreux travailleurs arabes, étudiants et paysans, à l’intérieur d’Israël, lisent nos publications ; c’est dire que nous connaissons de près les problèmes de cette communauté. Nous soutenons — nous avons toujours soutenu — leur double lutte : contre la discrimination et la négation de leurs droits individuels, tout comme la négation de leurs droits nationaux comme membres du peuple palestinien arabe. Les membres de cette communauté, environ un demi-million de personnes, sont israéliens au sens légal du terme ; mais, d’un point de vue national et du point de vue de leur conscience, ils font partie du peuple palestinien arabe. Il semble que la création d’un Etat palestinien dans les territoires d’où Israël sera contraint de se retirer n’améliorera pas directement leur sort. Qu’advient-il de leur droit à l’autodétermination ?

S. — Nous nous sentons très concernés par le sort des Palestiniens qui vivent en Israël, mais nous pensons qu’ils ne sont pas un problème immédiat. Leur problème est important, mais le plus urgent c’est le problème des réfugiés et des gens qui vivent sous l’occupation en Cisjordanie et à Gaza, car il existe une société palestinienne que les sionistes cherchent à détruire. Si jamais cette société est détruite, la cause palestinienne enregistrera le pire des reculs. Je pense personnellement que, si nous créons un Etat palestinien dans une partie de la Palestine, nous dirions : « Puisque nous croyons à la réunification de la Palestine, quiconque a la nationalité israélienne peut avoir la nationalité palestinienne. » Et j’espère que la réciproque sera introduite. Les autorités sionistes d’Israël diront naturellement : « Non, nous voulons un Etat exclusivement juif. » Mais ce point constituerait une revendication objective et réaliste pour la lutte des progressistes en Israël. Et puis, le danger immédiat de guerre écarté, les conditions seraient plus favorables pour lutter pour cette revendication. Autrefois, on appelait les Palestiniens vivant en Israël des « Arabes israéliens ». Lorsque nous avons entrepris de lutter, ils sont redevenus des Palestiniens. Les autorités israéliennes ont pu se rendre compte qu’ils n’étaient plus des Arabes israéliens mais qu’ils se définissaient désormais comme Palestiniens. Je crois que leur entité en tant que Palestiniens sera renforcée par la création d’un Etat palestinien. Comme je l’ai déjà dit, les conditions seront tout autres au Proche-Orient : tu ne risqueras plus d’être incorporé dans l’armée à tout moment ; moi, vivant dans un camp, je ne risquerai plus d’être bombardé au napalm à tout moment. Pour les Palestiniens à l’intérieur d’Israël, ce sera un grand pas en avant propre à consolider leur identité nationale. Le problème des Palestiniens en Israël me fournit une autre raison de penser qu’un Etat palestinien n’est qu’une première étape, qui devrait être suivie d’autres étapes, pour consolider la paix. Ce n’est qu’une première étape, car cela ne résoudra pas tous les problèmes. Mais — et je ne me lasserai pas de le répéter — cela créera une nouvelle atmosphère pour une nouvelle compréhension. La création d’un tel Etat marquera également un recul important pour le sionisme. Moi, en tant que Palestinien, dont l’entité était ignorée, qui n’a jamais été accepté en tant que Palestinien, je sais ce que cela signifierait pour les autorités sionistes de reconnaître l’existence d’un peuple palestinien, et notre droit d’avoir notre propre Etat en Palestine. Nous reconnaître marquerait un grand recul pour le sionisme. Nous espérons que par la lutte nous obtiendrons une telle reconnaissance, mais par la lutte seulement. Pour revenir à ce que nous disions un peu avant, au sujet des tenants du « front du refus » : ils devraient songer à ce que représente pour un sioniste, surtout pour un membre du cabinet israélien, le fait de nous reconnaître en tant que peuple et de reconnaître notre droit à avoir un Etat ; pour beaucoup d’entre eux, cela signifierait la fin de l’Etat d’Israël. En fait, je pense que ce ne sera pas la fin d’Israël. L’Etat Israël existera encore probablement trois, quatre ou cinq décennies après la création d’un Etat palestinien. Mais ça pourrait être le commencement de la fin pour le sionisme. Le commencement de la désionisation de l’Etat d’Israël.

M. — J’ai maintenant une question délicate à te poser. Tu as parlé des Juifs israéliens en tant qu’entité nationale. Tu l’as fait et dans cette discussion, et dans ton article publié, comme je l’ai dit, en Israël et traduit en hébreu. Est-ce seulement ton opinion personnelle ou est-ce l’opinion d’une partie de l’O.L.P., ou de toute l’O.L.P. ? Dit-on également ces choses en arabe ?

S. — J’ai écrit cet article sur la stratégie palestinienne alors que j’étais représentant officiel de l’O.L.P. C’était il y a environ dix mois, et depuis je suis toujours représentant officiel. J’ai signé cet article « Said Hammami, représentant de l’O.L.P. » Si tu représentes une organisation alors ce que tu dis doit représenter l’organisation. Toutefois, je ne suis pas un fonctionnaire. Nous ne sommes pas une organisation bureaucratique avec ses ambassadeurs et ses fonctionnaires qui se contentent d’être un écho de ce qui s’est dit au quartier général. Je suis également membre du Conseil national palestinien, et membre d’El-Fath, et ce que j’ai dit dans cet article était assez largement soutenu au sein de l’O.L.P. et du Fath pour me permettre de conserver mon poste. Si je ne jouissais pas du soutien d’une majorité importante je n’aurais pas pu demeurer le représentant de l’O.L.P.

Il est exact que ce n’est pas la position officielle de l’O.L.P. Les tenants du « front du refus » ne défendent pas non plus la position officielle de l’O.L.P. Mais la différence c’est qu’ils n’ont jamais eu un représentant officiel de l’O.L.P. exprimant leur point de vue, tandis qu’un grand nombre de représentants de l’O.L.P. parlent comme je le fais. J’ai le soutien de la majorité des Palestiniens, le Front démocratique me soutient, la grande majorité du Fath me soutient. Je suis très fier de dire que, lorsque le président Arafat fut interrogé sur mon article, il répondit : « Je l’ai lu, et je pense que c’est plein de logique, plein de propositions logiques. » On lui demanda également si c’était la politique officielle de l’O.L.P. Il répondit : « Ça ne l’est pas, mais c’est plein de logique. » Ce qu’il voulait dire est clair. Au prochain Conseil national palestinien, je vais présenter mon article et le proposer pour qu’il soit officiellement approuvé, et j’espère qu’il le sera.

M. — Une autre question difficile : je dois tout d’abord affirmer clairement, que nous, à Matzpen, nous dénonçons vivement les actes de cruauté commis par l’armée israélienne, très souvent contre des civils, y compris contre des femmes et des enfants, par exemple le bombardement aveugle de populations civiles et de camps de réfugiés. Cela dit, je voudrais te demander ce que tu penses d’actions du genre de Ma’alot, et d’autres similaires, où les victimes étaient des civils, surtout des enfants. Ma question ne porte pas sur la légitimité de la lutte armée. C’est un autre problème. Je parle du choix délibéré de cibles civiles, surtout d’enfants.

S. — Comme toi, je dénonce le fait qu’on tue des civils, surtout des enfants, des femmes et des personnes âgées, quelles que soient les circonstances. Mais je crois aussi que l’attitude du type chrétien qui se lève pour condamner le terrorisme et puis se rassoit la conscience tranquille est aussi facile que Vaine. Ça ne veut rien dire. Si on ne trouve pas les racines du conflit, on ne peut pas l’arrêter. Le terrorisme n’est que le symptôme du mal véritable, qui est l’agression, qui est le sionisme, qui est la destruction de la société palestinienne, qui est la création d’un Etat au Proche-Orient sur les ruines de la société palestinienne. Si on ne part pas de là, on n’arrivera nulle part. C’est un conflit, c’est une guerre entre nous et l’establishment israélien, et au cours de cette guerre de nombreux crimes ont été commis. Il est risible d’entendre les sionistes qualifier les Palestiniens de terroristes, car ce sont les sionistes qui ont apporté le terrorisme au Proche-Orient. Prends un homme comme Yalin-Mor, un terroriste. Mon ami Abdalla Al-Hourani m’a dit qu’au cours d’une conférence à Paris Yalin-Mor s’est levé et a dit : « Je suis un terroriste et j’ai déjà tué des civils, posé des bombes, mis le feu, j’ai visé des cibles civiles. Et je sais très bien que sans terrorisme il n’y aurait pas eu d’Etat d’Israël. Vous, les Palestiniens, vous vous êtes maintenant lancés dans le terrorisme ; ça pourrait se justifier, mais, je voudrais vous dire que politiquement ça ne vous sert pas car cela pousse le public israélien dans les bras de l’establishment. » Un grand nombre des leaders de l’actuel establishment israélien sont d’anciens terroristes, n’est-ce pas ? Ils le sont peut-être tous : Allon et Rabin étaient dans le Palmah, Béguin était le leader de l’Irgoun, etc. Pour la loi britannique, ils étaient tous des terroristes. En ce qui concerne Ma’alot, le véritable criminel c’était Dayan qui avait trompé le cabinet israélien sur les intentions des Palestiniens du Front démocratique. Puis il a donné l’ordre aux troupes d’ouvrir le feu et les enfants ont été tués dans le feu croisé. Je ne voudrais pas qu’on en déduise que je justifie le terrorisme. Je ne peux pas accepter le terrorisme, non seulement d’un point de vue moral mais aussi pour des raisons politiques. Car je suis un Palestinien progressiste et je crois que si l’on tue des Israéliens aveuglément on fait le jeu de 1 establishment sioniste. Notre ennemi c’est le sionisme, pas tous les Israéliens. Mais je voudrais dire que, si le peuple israélien ne se rend pas compte que dans l’état présent du conflit chacun de ses enfants peut être tué, tout comme chaque enfant palestinien peut être tué par l’aviation israélienne, s’ils ne se rendent pas compte de cela et que tous ces morts ne peuvent cesser que par une solution pacifique, alors le terrorisme continuera, et j’ai bien peur que se soit encore pire.

M. — Pour terminer, j’aimerais soulever un autre point. A Matzpen, nous n’avons jamais considéré que nous luttions pour une révolution séparée et isolée a l’intérieur d’Israël, mais comme faisant partie des forces révolutionnaires dans l’ensemble de la région, de tout l’Orient arabe. Notre but est la création d’une Union socialiste de tout l’Orient arabe, union dont toutes les nationalités non arabes vivant dans la région peuvent faire partie sur une base d’égalité et de respect de leurs droits. Notre soutien à tous les justes combats de la région — et plus particulièrement au combat que mène le peuple palestinien arabe pour sa libération nationale et sociale — ne représente pas pour nous une simple question de solidarité abstraite mais une participation étroite. A cet égard, j’aimerais demander : que peuvent faire les forces progressistes et antichauvines des deux côtés ? En particulier, que peuvent-elles faire pour se coordonner, dans un but commun ?

S. — Tout d’abord, nous ne donnons pas de leçons. Je crois que les organisations progressistes en Israël devraient dire elles-mêmes ce qu’elles peuvent faire. Nous ne pouvons pas le leur dire. Elles connaissent leur société mieux que nous. Nous ne croyons pas au bienfait des leçons. Mais, une fois que nous nous serons mis d accord sur des faits essentiels et fondamentaux, nous pourrons tous être certains d’aller dans la bonne direction. Je crois qu’elles ont un très grand rôle à jouer. Il faut beaucoup de courage à un Juif israélien pour se lever et dire en Israël à ses concitoyens : « Ecoutez, vous devez évacuer les territoires, vous devez négocier avec les Palestiniens, ils doivent avoir leur propre Etat et cet Etat doit être un premier pas vers la réunification d’Israël-Palestine, de tout le pays. » Que pouvons-nous faire ensemble ? Eh bien, ils peuvent nous aider à éduquer nos masses et nous pouvons les aider à éduquer leurs masses. Nous avons besoin d’en savoir davantage sur la société israélienne, et ils ont besoin d’en savoir davantage sur la société palestinienne. Nous avons besoin de connaître davantage de faits sur la classe ouvrière israélienne, sur les potentialités futures de cette société, et ils ont besoin de connaître des faits similaires sur nous. Si ce n’était pas un crime au regard de la loi israélienne, nous inviterions des Israéliens progressistes antisionistes à venir et participer avec nous au Conseil national palestinien. Nous croyons que l’O.L.P., en tant qu’organisation luttant pour une Palestine unifiée et laïque, devrait elle-même être un tableau en miniature de cette société projetée, et c’est pourquoi nous inviterions tous les éléments progressistes antisionistes d’Israël à venir participer à l’élaboration de notre politique. Cela peut sembler un peu optimiste. Ça l’est. Mais tout d’abord nous avons besoin d’en savoir plus les uns sur les autres. Nous avons besoin d’un dialogue suivi. Puis nous pourrons coopérer en diffusant les écrits au sein de nos masses, et ils pourront diffuser nos écrits au sein de leurs masses. Beaucoup de choses peuvent être faites ensemble, mais d’abord nous avons besoin d’une compréhension mutuelle.

M. — Merci beaucoup, Said, j’espère que notre discussion d’aujourd’hui contribuera à cette compréhension et à ce dialogue.

[voir le suivant : 2. Crise en Israël, Menace fasciste ? — par Avishai Ehrlich]