Le 14 mai 1948 l’indépendance de l’État d’Israël est proclamée. La déclaration d’indépendance du nouvel État s’adresse en ces termes aux Arabes : « Face à l’agression dont nous sommes l’objet depuis quelques mois, nous demandons aux habitants arabes de l’État d’Israël de préserver la paix et de prendre leur part dans l’édification de l’État, sur la base d’une égalité complète de droits et de devoirs et d’une juste représentation dans tous les organismes provisoires et permanents de l’État. » D’autre part, le même texte affirme que l’État d’Israël est « un État juif dans le pays d’Israël ». Comment concilier ces affirmations ? Il semble que les dirigeants du nouvel État ne l’aient jamais cherché réellement, que l’existence d’une minorité arabe au sein de l’État était pour eux une réalité déplaisante que l’on n’avait pu enterrer. Mais réalité que des dirigeants tels que Ben Gourion vont s’efforcer d’ignorer. Durant de longues années de pouvoir, le chef du gouvernement d’Israël n’honorera jamais de sa présence une ville ou un village arabe d’Israël ! Dans ses souvenirs (Israël, années de lutte, Flammarion, 1964) sur la puissance de l’État, il passera complètement sous silence l’existence d’une minorité arabe dans les frontières du nouvel État. Seule une réflexion, à l’occasion de son élection à l’exécutif de l’Agence juive, trahira sa pensée profonde : « Il m’apparaissait que notre tâche principale devait consister à accélérer le plus possible l’immigration, mais, comme Weizmann, je ne pus enterrer le problème arabe » (ibid, p. 17).
S’il n’a pas été enterré, le problème a été singulièrement réduit, puisque, lorsque les lignes de cessez-le-feu sont établies et les limites de l’État tracées au cours des années 1948-1949, il ne reste dans le pays que 170 000 Arabes environ sur les 700 000 qui y étaient établis au moment de la décision de partage de la Palestine par l’O.N.U. Les combats antérieurs et postérieurs à la déclaration d’indépendance, la peur, les menaces, certains cas de massacres de civils par les groupes armés juifs, notamment à Deir Yassine et à Katamon (près de Jérusalem), la propagande des radios des pays arabes voisins ont entraîné un exode massif des Arabes d’Israël. Il faut souligner que l’establishment israélien a toujours considéré comme un bienfait le départ de la majorité des Arabes. David Catarivas, haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, l’exprime clairement : « Un autre miracle a eu lieu : le départ des Arabes habitant une partie du territoire de l’État juif (David Catarivas, Israël, Seuil, p. 111).
A la naissance de l’État, la minorité arabe constitue une société incomplète, amputée. En effet, les couches les plus aisées économiquement et les plus développées culturellement ont émigré. Les villes se sont vidées de leurs habitants. Bourgeois, propriétaires terriens, intellectuels, artisans, ouvriers ont fui pour la plupart. Reste éparpillée dans une centaine de villages une population essentiellement paysanne, dont le niveau économique et culturel est extrêmement bas. C’est une communauté privée de ses chefs politiques — ils ont été souvent les premiers à fuir —, sans colonne vertébrale, isolée du monde arabe par les nouvelles lignes d’armistice. Quelle va être l’attitude de l’État à l’égard de cette communauté ? La déclaration d’intention formulée le jour de l’indépendance se traduira-t-elle en actes ? La logique du projet sioniste exclut une telle hypothèse, comme elle exclut toute idée de société pluraliste. L’expérience des vingt-sept ans d’existence d’Israël illustre cette affirmation. L’octroi aux habitants arabes de la citoyenneté israélienne n’empêche pas jusqu’à aujourd’hui l’establishment de considérer la communauté arabe comme un élément étranger, hostile, une cinquième colonne en puissance. En se fondant sur l’argument sacro-saint de la « sécurité », on va enfermer à partir de 1948 la communauté arabe dans un carcan, on va la soumettre à un régime d’exception : l’administration militaire. Ce régime va durer jusqu’à la fin de l’année 1966,c’est-à-dire en gros les années du règne de David Ben Gourion. C’est la période la plus noire de l’histoire des Arabes d’Israël, celle qui a définitivement imprimé sa marque sur les relations entre Juifs et Arabes et sur l’attitude des Arabes à l’égard de l’État, même après l’abrogation du régime de l’administration militaire.
Ce régime avait pour base légale des ordonnances britanniques de la période du mandat, connues sous le nom de Emergency Defence Régulations et promulguées en 1945 en vue de lutter contre les mouvements de résistance juifs à l’occupation britannique. Ce sont ces textes — honnis par la communauté juive sous le mandat — qui vont être appliqués à la minorité arabe sous le fallacieux prétexte de la « sécurité ». Mais son application montrera que les buts recherchés par les autorités israéliennes n’avaient rien à voir avec les considérations de sécurité. Les conséquences de ces années de régime militaire sont si profondes qu’il n’est pas inutile de résumer brièvement les mesures qui ont été prises en application de ces textes sur la quasi-totalité des régions habitées par la communauté arabe.
Le régime militaire a été un régime d’exception, soumettant une très grande partie de la population arabe à un contrôle très étroit des autorités militaires sur tous les aspects de la vie sociale et économique. Le gouverneur militaire, dans le cadre de ce système, était autorisé à saisir les biens meubles mais surtout immeubles, à empêcher le départ ou le retour à son domicile de toute personne estimée dangereuse, à imposer le couvre-feu durant la nuit sur tel ou tel village, à assigner à résidence tel citoyen en un lieu éloigné de son village, ou encore à l’interner dans un camp, à délimiter des régions fermées où l’on ne pouvait ni entrer ni sortir sans autorisation spéciale. Les décisions du gouverneur militaire étaient sans appel, et les infractions à ces décisions soumises à une juridiction militaire extrêmement sommaire qui ignorait le principe de l’habeas corpus si cher aux pays de droit anglo-saxon.
Politiquement, l’application de ce régime, en excluant la minorité arabe de la vie sociale et culturelle du pays, et ce durant les années de construction et de consolidation du nouvel État, a définitivement consacré la coupure entre les deux communautés. Elle a désigné à la population juive les citoyens arabes comme des ennemis potentiels. Tous les Arabes avec lesquels nous avons évoqué la situation présente nous ont d’abord parlé du passé, de ces années de régime militaire, de l’humiliation permanente, des files d’attente devant le bureau militaire pour demander un permis de circulation, des refus sans explication, des perquisitions. Évoquant cette période avec le dirigeant syndicaliste Jamal Mussa, aujourd’hui l’un des rares Arabes membres de la commission exécutive de l’Histadrouth (l’une des institutions de l’establishment), celui-ci nous a expliqué quel instrument parfait avait été le régime militaire pour interdire aux travailleurs arabes l’accès du marché du travail. Enfermé dans son village durant une époque où l’administration confisquait une partie importante des terres arabes, le travailleur devait demander un permis de circulation à l’autorité militaire pour aller chercher un emploi dans la ville juive. Ce permis était délivré en fonction de la situation économique du moment, et durant les périodes de récession le travailleur arabe, privé d’une grande partie de ses terres, empêché de trouver un travail salarié en ville, était réduit à une situation économique désespérée. Même si, ayant obtenu un permis pour se rendre en ville, il avait trouvé un emploi, il devait continuellement le faire renouveler. Ce permis de circulation a été un moyen privilégié de pression électorale au profit du parti dominant, puisque les Arabes, soumis à un régime administratif d’exception, étaient en même temps des citoyens qui avaient le droit de participer aux élections législatives !
L’administration militaire est aujourd’hui abolie, mais les ordonnances sont toujours en vigueur : en vertu de ces textes, Jamal Mussa est encore assigné à résidence à Saint-Jean-D’acre. Non sans humour, il nous fait remarquer que, pour participer aux réunions de la commission exécutive de l’Histadrouth qui se tiennent à Tel-Aviv, il doit demander un permis de circulation à la police locale.
Aujourd’hui, la doctrine officielle considère la politique antérieure, celle qui a conduit à l’instauration d’un régime militaire d’exception sur la population arabe, comme une erreur. C’est du moins ce que nous a déclaré Shmuel Toledano, conseiller du Premier ministre pour les affaires arabes, lorsqu’il nous a reçu à Jérusalem. Il a qualifié ces années de « période de Ben Gourion », en expliquant que cette période autoritaire était révolue. Considérer cette politique comme une erreur est une démarche formelle, gratuite, si rien n’est fait pour réparer l’immense préjudice matériel causé à la population arabe, en particulier dans le domaine des confiscations de terres. Mais de cela il n’a jamais été question.
Bien au contraire, l’État a maintenu une institution créée dès 1948, et qui montre bien que les Arabes ne sont pas des citoyens comme les autres. Il s’agit des « départements arabes » dans tous les ministères et offices publics ou parapublics. Ces départements ont pour but à la fois de contrôler l’évolution de la population arabe et de la soumettre dans tous les domaines de la vie sociale et économique aux exigences de l’establishment. Rien ne peut être réalisé dans le village arabe sans l’accord et l’aide du département arabe du ministère intéressé. L’ensemble de ces « départements arabes » est coiffé par le bureau du conseiller pour les affaires arabes auprès du Premier ministre. Depuis 1965, ce poste est occupé par Shmuel Toledano, bête noire des Arabes d’Israël, et membre depuis de nombreuses années de l’appareil du parti dominant. Sous une allure libérale, il personnifie très bien la nouvelle politique de l’État (c’est-à-dire celle qui a été instituée après la suppression du régime d’administration militaire) à l’égard des Arabes et son adaptation à une société arabe qui n’est plus celle des premières années de l’indépendance d’Israël. Aucun de ces départements n’est dirigé par un Arabe, et les fonctionnaires arabes y sont très rares, surtout aux postes de responsabilité. L’état d’esprit qui règne dans ces bureaux relève dans le meilleur des cas du paternalisme. Très révélatrice de cet état d’esprit est l’expression utilisée par Ori Stendel, l’adioint de Shmuel Toledano, lors d’une conférence à l’université de Tel-Aviv. Parlant de l’attitude des Arabes israéliens à l’égard de l’État, il a qualifié celui-ci de pays d’accueil ‒ pour les Arabes israéliens ! (The Rigths of the Arab Minority in Israël, International Symposium of Human Rights, Tel-Aviv University, july 1971, édité par The Israël Economist). Ainsi les Arabes sont considérés comme des étrangers dans leur propre pays, et la citoyenneté israélienne n’est qu’une fiction destinée à masquer le mieux possible le statut spécial auquel sont soumis les Arabes.
Nous avons tenu à rencontrer le responsable de la mise sur pied de ces départements arabes : Yehoshua Palmon. Le personnage est typique de l’appareil bureaucratique dirigeant le pays. Il a été le conseiller de Ben Gourion pour les affaires arabes depuis la création de l’État jusqu’à 1955, et ne semble pas considérer (bien au contraire) la politique suivie à cette époque comme une erreur. Il va même jusqu’à justifier la politique de confiscation de terres, nécessité absolue devant l’afflux de nouvelles vagués d’immigrants juifs. Cette politique de confiscation ayant été à ses yeux contrebalancée par un développement spectaculaire de l’agriculture arabe ! Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de ce développement. Aujourd’hui, Yehoshua Palmon est chargé à la municipalité de Jérusalem des problèmes de la partie arabe de la ville. De sa fenêtre, il nous montre avec une certaine fierté les murailles de la vieille ville toute proche de son bureau. Mais pour le visiteur ce magnifique spectacle est terni par d’autres idées, car il imagine quelles méthodes cyniques sont employées pour intégrer la ville arabe au Grand Jérusalem. Le passé de Palmon témoigne pour le présent.
Le tableau de la politique de l’État vis-à-vis de la minorité arabe ne serait pas complet si l’on omettait de préciser que, dès la constitution de l’État, les autorités israéliennes se sont efforcées de diviser la minorité arabe en se fondant sur des critères religieux. Il n’y a pas de minorité arabe, il y a des minorités : musulmans, chrétiens, Druzes — telle est la thèse officielle —, chacune de ces minorités bénéficiant d’un traitement différent de la part de l’État. Mais, dans la vie quotidienne, dans ses rapports avec les Israéliens juifs, ou encore avec les étrangers, l’Arabe d’Israël s’affirme avant tout Arabe. Ce n’est qu’à un stade plus avancé d’une conversation que le voyageur étranger apprend qu’il a affaire à un chrétien ou à un musulman. Et cela est surtout vrai parmi les jeunes générations, qui constituent l’écrasante majorité de la population arabe (L’Annuaire statistique d’Israël, n° 25, p. 48 ; nous apprend qu’il y a 497 000 Arabes en Israël, dont 375 000 musulmans, 82 000 chrétiens et 40 000 Druzes ‒ fin 1973). Même les jeunes Druzes se proclament avant tout Arabes. Et pourtant cette petite communauté druze, minorité religieuse opposée à l’Islam sunnite régnant, a été l’objet d’un traitement particulier de la part de l’État. Dans l’espoir de la détacher des autres communautés arabes, il lui a été accordé une très large autonomie religieuse, administrative et judiciaire, fondée d’ailleurs sur les forces traditionnelles les plus conservatrices de la communauté. Des débouchés surtout dans la police et le corps des gardes-frontières ont en partie réglé le problème de l’emploi des nouvelles générations. Enfin, marque de confiance suprême à cette communauté de tradition guerrière, les jeunes Druzes servent dans l’armée au même titre que les jeunes juifs, alors que les autres Arabes ne sont pas soumis à la conscription. Il semble cependant que toutes ces mesures n’ont pas empêché la communauté druze de se sentir partie intégrante de la minorité arabe (En 1973, c’est un étudiant druze qui occupe les fonctions de secrétaire de l’Association des étudiants arabes de l’université de Jérusalem).
En août 1972 paraissait dans un grand quotidien israélien, Yediot Aharonot, un article de Yeshayahu Ben Porat dont la franchise fit scandale. Le journaliste avançait entre autres : « Il est évident qu’il n’y a pas de sionisme, qu’il n’y a pas de colonisation, qu’il n’y a pas d’État juif sans confiscation et expropriation de terres [arabes]. » C’était résumer en quelques mots la politique de l’État depuis 1948 dans le domaine de la terre. A la lumière des résultats de cette politique, on peut avancer qu’elle a poursuivi un triple but : déraciner le peuple arabe, briser l’autonomie économique de la population arabe (essentiellement rurale), installer les vagues d’immigrants qui se sont succédé depuis 1948. Rappelons également que l’exode de l’immense majorité des Arabes habitant les limites de l’État d’Israël a entraîné l’abandon d’un patrimoine foncier et immobilier prodigieux. Ce patrimoine a été un élément fondamental de la consolidation d’un État juif homogène et viable. Abraham Granott estime à 3 millions de dunams les terres cultivables « abandonnées » et à 1,8 million de dunams les terres non cultivables « abandonnées ». On comprend que certains sionistes aient considéré l’exode arabe comme un miracle ! Sur les 370 établissements ruraux ou urbains créés entre 1948 et 1953, 350 l’ont été sur des terres « abandonnées » (Communiqué de presse du conservateur des biens des propriétaires absents du 16 janvier 1953). En 1954, plus d’un tiers de la population juive vivait sur des terres abandonnées et confisquées, et près d’un tiers des nouveaux immigrants (250 000 personnes) étaient installées dans des quartiers urbains « abandonnés » par leurs habitants arabes. Il faut rappeler que les Arabes ont « abandonné » des villes entières comme Jaffa, Saint-Jean-D’acre, Lydda, Ramleh, Baysan, Majdal, en tout 388 villes et villages et de larges secteurs de 94 autres cités. Nous avons tenu à citer ces chiffres pour souligner l’importance de la confiscation des « terres abandonnées » dans la consolidation de l’État d’Israël durant les premières années de son existence.
Cette politique délibérée de confiscation des terres arabes s’est fondée sur tout un arsenal législatif et réglementaire destiné à lui donner une apparence de légalité (On trouvera un exposé détaillé de cet arsenal législatif dans le livre de Sabri Geries, Les Arabes en Israël, Maspero, Paris, 1969, p. 117 et s.). Ces différentes lois, promulguées dans les années 1950-1953, ont non seulement légalisé l’appropriation des biens arabes réfugiés à l’extérieur d’Israël, mais encore ont permis de frapper la minorité arabe restée en Israël. A cette petite communauté vivant essentiellement de l’agriculture, on a enlevé environ un million de dunams, soit la moitié des terres dont elle disposait. Sabri Geries, Arabe d’Israël, souligne que « la confiscation des terres arabes est l’un des phénomènes les plus profonds dans l’histoire douloureuse des Arabes d’Israël » (ibid, p. 141).
Vingt ou vingt-sept ans plus tard, quelle est l’influence de cette politique sur la vie des Arabes israéliens ? Il est évident que la diminution des terres disponibles et l’augmentation spectaculaire de la population ont bouleversé la société rurale arabe. L’agriculture, dont les progrès sont médiocres, nous le verrons plus loin, n’est plus la source de revenu principale ou même unique. Le village arabe a perdu son autonomie économique. Une grande partie de ses habitants, surtout les hommes, a été obligée de se tourner vers la ville juive, vers l’économie et l’industrie juives, pour trouver un travail salarié. Le village arabe a perdu de plus en plus son caractère agricole pour devenir un lieu d’habitation pour des ouvriers travaillant à l’extérieur.
Il est remarquable de constater que, vingt-sept ans après la création de l’État, cette politique de la « terre juive », de confiscation et d’expropriation des terres arabes, reste toujours aussi agressive. Durant toute l’année 1972 s’est développée en Israël une large campagne pour permettre le retour dans les villages de Biram et Ikrit de leurs anciens habitants. Ces deux villages situés à la frontière libanaise avaient été évacués par leurs habitants durant les combats de 1948, sur l’injonction de l’armée, celle-ci ayant promis que l’évacuation, ordonnée pour des raisons de « sécurité », n’avait qu’un caractère très provisoire, de l’ordre de deux semaines. Il ne fut plus jamais permis aux habitants de revenir. La zone fut déclarée interdite et pour régler le problème l’armée détruisit maison par maison ces agglomérations qui aujourd’hui encore offrent le spectacle de leurs ruines. Avons-nous besoin d’ajouter que les terres appartenant à ces villages furent rapidement occupées par des kibboutzim et moshavim de la région ? A l’initiative de l’archevêque de Galilée, Joseph Raya, chef de l’Eglise catholique grecque, un vaste mouvement rassemblant Arabes et Juifs se développa afin de faire pression sur le gouvernement pour que justice soit rendue aux habitants de ces deux villages chrétiens.
En décembre 1972, nous nous sommes rendus à Biram. Un groupe d’anciens habitants, probablement parmi les plus militants, occupaient jour et nuit les ruines de l’église en signe de protestation. La vision du village éveillait en nous des souvenirs de la dernière guerre mondiale, de villages français détruits par les bombardements. Sur la terrasse de l’église, nous avons pu nous entretenir longuement avec l’un de ces manifestants. « Les anciens habitants et leurs descendants ont essaimé dans la région. Ils vivent à Jish, Saint-Jean-d’Acre, Haïfa, et ont par la force des choses abandonné la culture. En 1948, le village comptait 900 habitants et disposait de 12 000 dunams. Aujourd’hui, ces terres sont cultivées par le moshav et par le kibboutz Baram. Mais à vrai dire nous n’exigeons pas la restitution des terres, ce qui serait une utopie dans le contexte actuel ! Ce que nous demandons, c’est de pouvoir revenir ici, rebâtir nos maisons, notre église, et y vivre. L’opposition acharnée à ce retour manifestée par le gouvernement cache la crainte de voir se créer un précédent, car nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. Regardez cette synagogue de l’époque romaine. Durant toutes les années du mandat britannique, nous avons veillé sur ce monument et accueilli les visiteurs qui y venaient en pèlerinage. Voilà comme nous avons été remerciés ! »
La réponse du gouvernement à ce mouvement de protestation est venue dans les premiers jours de 1973. En vertu de la réglementation d’urgence de 1945 adoptée par la puissance mandataire (et, rappelons-le, dirigée à l’époque contre la résistance juive), les villages d’Ikrit et de Biram ont été déclarés zone interdite, ce qui exclut tout retour de leurs habitants.
Il faut cependant souligner que l’ampleur du mouvement de protestation a eu un écho jusqu’au sein du gouvernement où plusieurs ministres se sont opposés à cette mesure. Il a fallu toute l’autorité du Premier ministre de l’époque, Golda Meir, pour emporter cette triste décision ! Mais d’autres exemples illustrent le caractère permanent de la politique de la « terre juive ». Nous pensons à cette immense entreprise de colonisation qui se développe depuis quinze ans sous le nom de « judaïsation de la Galilée ». Vers 1960, cette province du Nord, malgré l’existence de quelques kibboutzim isolés, avait encore gardé un caractère arabe, situation inacceptable aux yeux d’un État sioniste pour des raisons politiques et militaires. Un vaste plan de colonisation fut élaboré à cette époque, plan qui comportait la création de trois villes juives nouvelles : Maaloth, Carmiel et Nazerat Elit. Si ce plan a été réalisé, il le fut au détriment de la population arabe locale. Lors de la création de Carmiel, plus de 5 000 dunams d’excellentes terres arabes ont été confisquées à des paysans des villages voisins, Baana, Deir el-Assad et Nakhaf. Ces expropriations engendrèrent une résistance farouche de la part de ces villages dans les années 1962-1963, et laissèrent d’amers souvenirs à la suite de l’intervention de l’armée. De même le développement de la nouvelle ville juive de Nazerat-Elit s’est accompagné de l’expropriation de 1 200 dunams de terres appartenant à des habitants de Nazareth. Si l’on se rend sur place, on constate que la création de cette ville nouvelle est une véritable provocation, car elle enserre la ville arabe de Nazareth comme un carcan. Nazareth, avec ses 35 000 habitants, est la seule ville arabe un peu importante de l’État d’Israël. La ville étouffe sur ses 6 000 dunams dont un bon tiers est occupé par des églises et des monastères. Située dans une cuvette, elle aurait pu se développer en s’étendant vers les hauteurs. C’est justement là que s’élève la nouvelle ville juive, édifiée comme pour étouffer la vieille ville arabe.
Il faut ainsi que partout la population arabe se sente une minorité.
La politique de confiscation systématique de la terre arabe a entraîné une mutation profonde de la société arabe et a eu pour conséquence directe une transformation radicale de ses activités professionnelles. Privée de la moitié de ses terres arabes, soumise à une forte pression démographique, la minorité arabe est devenue aujourd’hui une réserve de main-d’œuvre dans laquelle le secteur juif de l’économie puise selon ses besoins. Ces paysans dont les villages connaissaient une économie pré-capitaliste ont été entraînés dans un processus de prolétarisation à travers le développement industriel du pays. Le tableau ci-dessous donne une idée des transformations intervenues dans une période très courte.
Ce tableau montre à quel point les activités agricoles, jadis fondamentales, sont devenues maintenant secondaires. Il convient d’ajouter, pour avoir une vision plus exacte de la décadence de l’agriculture arabe, que seuls 58 % des travailleurs arabes engagés dans la production agricole travaillent sur la terre arabe. Les autres sont des salariés dans les plantations d’agrumes du secteur juif de l’économie. De ce tableau, nous relevons également l’importance de la main-d’œuvre arabe dans la construction et les travaux publics.
Mais, s’il y a eu prolétarisation, encore convient-il d’étudier les conditions particulières dans lesquelles s’est effectué ce processus. Nous avons vu que l’amenuisement de la surface des terres agricoles a empêché la jeune génération de s’épanouir dans l’agriculture et l’a forcée à chercher des emplois salariés dans le secteur juif de l’économie. Cette prolétarisation n’est donc pas, comme ce fut le cas en Europe occidentale, la conséquence du développement de l’agriculture arabe qui libérerait de la main-d’œuvre par la mécanisation, des techniques agricoles nouvelles, des investissements importants, etc. La prolétarisation de la paysannerie ne s’accompagne jamais de l’implantation dans les villes ou villages arabes d’entreprises industrielles appartenant au secteur arabe. La seule exception notable a été la création, pour des motifs politiques, d’une entreprise métallurgique dans le village druze de Yarqa. Cette entreprise, dont le propriétaire est un Druze, emploie à leur sortie de l’armée des jeunes Druzes dans des conditions morales bien meilleures que celles que connaissent l’ensemble des ouvriers arabes employés dans des entreprises du secteur juif. Cette usine, souvent citée par les service d’information du gouvernement israélien, est utilisée comme moyen de séparer les ouvriers druzes de leurs frères arabes.
En règle générale, le secteur arabe n’est pas employeur de main-d’œuvre salariée. Le nouveau prolétariat arabe est entièrement tourné vers le secteur juif de l’économie et entièrement dépendant de celui-ci. Les éléments de la société arabe qui auraient pu donner naissance à une bourgeoisie de style capitaliste sont partis en 1948. Aussi les employeurs des travailleurs arabes sont-ils toujours des entreprises ou des organismes publics juifs. Le travail arabe est un réservoir de main-d’œuvre. Mais cette main-d’œuvre garde un caractère marginal, car elle est utilisée en fonction des besoins et des périodes de prospérité ou de crise de l’économie. L’utilisation de la main-d’œuvre arabe dans l’économie israélienne n’aboutit pas à une égale répartition des professions parmi les populations arabe et juive (Cf. Maurice Krajzman, La Minorité arabe en Israël, contribution à une étude socio-démographique, polycopié, Institut de sociologie, Bruxelles, 1968). Des secteurs tels que la construction ou les services municipaux de la voirie emploient massivement les travailleurs arabes. Dans le tableau reproduit plus haut, il apparaît que 26,6 % de la force de travail arabe est utilisée dans la construction et les travaux publics, alors que ce secteur n’entre que pour 7,6 % dans le travail juif (Annuaire statistique d’Israël, 1973, p. 314). Ainsi sont réservés aux travailleurs arabes les travaux les plus pénibles et les plus rebutants. Même les femmes arabes sont entraînées dans le processus de prolétarisation. Des entreprises du secteur juif de l’économie implantent dans les villages arabes des ateliers afin de pouvoir utiliser une main-d’œuvre féminine sous-payée et non syndiquée. Le syndicaliste Jamal Mussa nous citait l’exemple de la manufacture de bas Gibor qui avait installé dix ateliers dans le secteur arabe. Mais, phénomène très significatif, la prolétarisation de la minorité arabe ne s’accompagne pas d’un processus d’urbanisation. Le travailleur arabe continue de résider dans son village. Très souvent, il se rend quotidiennement à son lieu de travail, très éloigné, accepte des temps de transport disproportionnés et parfois même reste toute la semaine sur son chantier, dans des conditions de vie sommaires, ne rentrant au village qu’une fois par semaine (52 % de la force de travail arabe est utilisée en dehors du lieu de résidence ‒ Annuaire statistique d’Israël, n° 24, p. 317). Le village, ayant perdu une grande partie de ses terres, est devenu un dortoir. Le maintien du travailleur arabe dans son village a une double signification. Elle traduit d’abord le refus, le rejet, de la part de la société israélienne, d’intégration de la minorité arabe, et ensuite montre le caractère de protection, de sécurité, de permanence du village arabe. Le village n’a plus une signification économique mais garde et même amplifie son rôle social. Le salaire est devenu la source principale de revenu de la communauté arabe. La naissance et le développement d’une classe ouvrière arabe dans les limites de l’État d’Israël est un phénomène très important. Le caractère ethnique, national, se double d’un caractère de classe. Il est évident qu’une mutation sociale d’une telle ampleur entraîne de profonds bouleversements dans les rapports sociaux à l’intérieur du village et à l’intérieur de la famille : déclin ou disparition de l’autorité du mukhtar (chef de village traditionnel), transformation de l’autorité paternelle, émancipation relative de la femme (sauf parmi les Druzes), déclin du rôle des hamulas (clans) encore utilisés par les autorités israéliennes durant les périodes électorales, etc.
Quelle est l’attitude de la centrale syndicale Histadrouth envers cette nouvelle classe ouvrière arabe ? Avant de répondre à une telle question, il convient de souligner que le mouvement syndical en Israël ne peut se comparer à celui existant dans d’autres pays, car il est inséparable du projet sioniste et de sa pratique. Ainsi l’Histadrouth a fondé son action dans le passé sur la défense du travail juif, et, malgré de profonds changements dans la politique de la centrale syndicale, ce vieux principe est encore à l’heure actuelle inscrit en filigrane dans son activité quotidienne. Les travailleurs arabes et les cadres de l’ancien Arabian Workers Congress ont mené une lutte très vive pendant les premières années de l’État d’Israël pour forcer les portes de l’Histadrouth. Cela était d’autant plus nécessaire que d’importants organismes de sécurité sociale (en particulier le Fonds de santé) sont gérés par la centrale syndicale, et l’accès à cette protection sociale passait par l’appartenance à l’Histadrouth. Depuis 1963, les travailleurs arabes peuvent y adhérer, mais en fait, sur 120 000 travailleurs arabes, seuls 70 000 sont syndiqués. Quelques syndicalistes arabes appartiennent même à la commission executive de l’Histadrouth, mais jamais l’Histadrouth n’a mené une action ou pris une position formelle contre les multiples cas de discrimination dans l’emploi, contre les innombrables refus d’embaucher des Arabes, même diplômés, dans de nombreux secteurs de l’économie.
Il ne suffit pas que la terre arabe et que le travail arabe soient frappés, il convient aussi de détruire le produit arabe. Le moyen est simple : on ne laissera pas se développer une production autonome dans le secteur économique arabe. Dans le domaine industriel, il est aisé pour l’establishment sioniste, qui contrôle le réseau bancaire, d’empêcher tout investissement industriel arabe de quelque importance. Contrôlant également les réseaux de distribution de la production, il lui a été relativement facile d’asphyxier les quelques établissements industriels arabes importants qui existaient déjà : citons les exemples de la fabrique de cigarettes de Nazareth et de l’usine de conserves alimentaires de Baka el-Garbia.
Plus éclairante est la situation faite à l’agriculture si l’on tient compte du fait qu’au départ la communauté arabe en Israël était fondamentalement rurale. Depuis la création de l’État, l’agriculture arabe connaît une dégradation progressive qu’on peut illustrer par les traits suivants. Les terres qui sont restées à la communauté arabe ont subi un processus de parcellisation alors que la population connaissait une forte augmentation numérique. La moyenne de la superficie d’une exploitation agricole arabe est aujourd’hui d’environ 2,7 hectares. Le caractère marginal de l’agriculture arabe par rapport à l’économie agricole de l’État d’Israël se reflète dans le pourcentage des terres arabes irriguées. En prenant les chiffres publiés par l’Annuaire statistique d’Israël, on arrive aux chiffres suivants : dans le secteur agricole juif 51 % des terres cultivées sont irriguées, dans le secteur arabe, ce pourcentage tombe à 8 % (ibid, p. 368). Les profondes différences de qualité de terres cultivées par les deux secteurs de l’agriculture se reflètent dans la composition de la production : alors que le secteur juif se consacre à la production des agrumes, des fruits, de la viande bovine, du lait, l’agriculture du secteur arabe est fondée sur la production des légumes, de la viande ovine et caprine, des olives et du tabac. Cette différenciation, qui traduit la médiocrité dans laquelle on laisse l’agriculture arabe, malgré les déclarations officielles destinées à l’opinion juive d’Israël, prouve qu’elle est encore fondée essentiellement sur le travail manuel, qu’elle connaît encore très peu la mécanisation, qu’elle est exclue de la production destinée à l’exportation (en particulier celle des agrumes qui représentait à l’époque du mandat britannique son activité principale), source de hauts revenus. Ce caractère marginal se reflète dans la valeur de la production agricole arabe : 162 millions de livres israéliennes par rapport à 3 044 millions pour l’ensemble de l’agriculture israélienne (soit 5,3 % ‒ Chiffres de 1972, ibid, p.385). Même en prenant les chiffres officiels publiés par les sources de l’État d’Israël, on arrive à une valeur moyenne de production par dunam cultivé de 209 livres israéliennes dans le secteur arabe et de 835 dans le secteur juif (chiffres de 1973). Mais la politique résolument discriminatoire de la Tnuva, monopole d’achat de la production agricole entre les mains de l’Histadrouth, à l’égard des produits du secteur arabe, concourt à un tel résultat. En effet, la Tnuva sous-qualifié d’une manière systématique tout produit du secteur arabe et paie le même produit moins cher à l’agriculture arabe qu’à l’agriculteur juif. Cette politique est particulièrement sensible dans le domaine de production des olives et du tabac, deux produits qui jouent un grand rôle dans l’économie agricole arabe. En Galilée occidentale, on assiste depuis plusieurs années à la ruine systématique des planteurs de tabac qui abandonnent leur activité pour aller s’employer dans l’industrie ou le bâtiment à Haïfa et sa banlieue.
Tous ces aspects économiques ne sauraient suffire à rendre compte de la situation réelle des Arabes d’Israël si l’on néglige les dimensions culturelle et politique. Car, plus encore qu’à une exploitation économique, la minorité arabe est soumise à une érosion culturelle et à une négation politique.
Érosion ou même destruction culturelle, tel aurait pu être le thème d’une soirée que nous avons passée chez des enseignants arabes à Haïfa et qui nous ont décrit les programmes scolaires dans les écoles élémentaires et secondaires arabes : une très modeste place est faite à l’histoire, la civilisation, la littérature arabes, alors que les jeunes Arabes doivent apprendre dans le détail l’histoire juive, l’Ancien Testament, la littérature hébraïque. (Ajoutons que dans les écoles juives en Israël les programmes ignorent complètement la civilisation arabe.) Cette politique scolaire et culturelle remet en cause l’identité de l’enfant arabe « israélien ». Notre hôtesse de Haïra nous rapportait la réflexion de son enfant : « Maman, que sommes-nous ? » On peut imaginer que le jeune Arabe dont l’école nie l’identité nationale est cependant incapable de s’identifier à la citoyenneté israélienne, car ce terme est totalement et agressivement assimilé à celui du judaïsme, avec ce que cela comporte en Israël d’exclusivisme et de supériorité juifs, et d’identification aux Juifs de la Diaspora et aux traditions religieuses juives (voir les travaux du Pr. Tamarin dans le cadre de l’Institute for Socio-Psychological Research, à Giwatayim, Israël). Cette entreprise de déracinement culturel se double d’un contrôle politique étroit sur les enseignants arabes. Le Shin Bet (organisme de sécurité) intervient au stade du recrutement des instituteurs et des professeurs. Il ne suffit pas pour le candidat de ne pas s’occuper de problèmes politiques, de ne pas être opposé à l’État d’Israël, il doit coopérer d’une manière « positive » avec les autorités (parfois même on essaie d’en faire un agent du Shin Bet). Dans ce contexte, la formation d’une intelligentsia arabe est difficile. Sur 40 000 étudiants en Israël, un millier à peine est arabe. Le manque de débouchés professionnels pour un diplômé arabe conduit beaucoup de jeunes à émigrer (surtout parmi les Arabes chrétiens). D’autant plus qu’il n’existe pas d’enseignement supérieur en Israël en langue arabe. C’est donc en langue hébraïque qu’on demande à l’étudiant d’acquérir une formation, pour ensuite lui refuser un emploi sous le prétexte de la « sécurité ». Des domaines entiers de la technologie, des sciences avancées, de l’aéronautique, de la physique sont fermés aux étudiants arabes. Un étudiant arabe est un suspect. Laissons parler l’étudiant Heaza Natur : « Pout tout Juif qui sait que je suis un Arabe, je suis un suspect qui doit prouver qu’il n’est pas coupable. Moi, je pose la question suivante : comment puis-je réellement prouver ma loyauté envers l’État ? Comment cela peut-il être prouvé ? Après tout, l’officier de la sécurité pense que je suis un suspect et il a le droit de le dire. Comment peut-on prouver qu’on est au-dessus de tout soupçon ? Quels sont les critères selon lesquels on peut prouver que je suis un bon citoyen et que je ne suis coupable en rien ?» (Intervention au colloque organisé les 3 au 5 mai 1971 à l’université hébraïque de Jérusalem : Relationships between Israel’s Jews and Arabs ; publié en anglais). Ces propos illustrent bien le climat dans lequel vit la minorité arabe.
Si tout épanouissement culturel est bloqué pour la minorité arabe, dans le domaine de l’organisation politique la doctrine de l’establishment depuis la création de l’État revêt un caractère encore plus permanent et continu. Toute tentative d’organisation sur une base nationale arabe est impitoyablement réprimée, même lorsqu’une telle répression entre en contradiction avec les principes de démocratie formelle auxquels se réfère l’État d’Israël. Nous pensons que les conclusions de la Cour suprême en 1964 dans l’appel interjeté par le groupe El Ard sont d’une importance capitale, d’autant plus que la Cour suprême est réputée « libérale ». Rappelons que ces conclusions ont mis fin à la seule tentative importante d’expression politique de la minorité arabe sur une base légale. A cette occasion, le juge Landau n’hésita pas, après avoir reconnu « le droit pour une minorité nationale de s’organiser et d’utiliser des moyens légaux pour mettre fin à l’injustice qui lui est faite », à accuser les militants du groupe El Ard de vouloir « établir une cinquième colonne à l’intérieur de l’État ». Mais cette décision ne mit pas fin à l’histoire politique des Arabes d’Israël. Nous voudrions évoquer la situation particulière du Parti communiste d’Israël, « Rakah ». Légal depuis la création de l’État, ayant toujours été représenté au Parlement, il a avec beaucoup d’opiniâtreté défendu les droits élémentaires de la minorité, lutté pied à pied contre toutes les formes d’oppression et de répression, en particulier mené une campagne de longue haleine contre le régime d’administration militaire. Aussi est-ce avec beaucoup de curiosité que nous avons rencontré Emile Toma, l’un des dirigeants du Rakah, assigné à résidence à Haïfa. Emile Toma insiste beaucoup sur le rôle du parti dans l’affirmation de l’identité nationale des Arabes. Peut-être le Rakah, dans le contexte politique actuel, est-il la seule alternative politique qui soit laissée aux Arabes d’Israël. Mais il faut bien souligner que, sous un vernis socialiste et internationaliste, le Rakah remplit les fonctions d’un vrai parti nationaliste, attesté par son discours et sa pratique politique.
L’establishment israélien est très sensible à l’action et à la propagande du Rakah parmi la minorité arabe. C’est le seul parti légal qui met dans une large mesure en échec les élections préparées par les partis sionistes. En effet, les partis sionistes présentent des listes arabes affiliées et soumises. Par des promesses, des menaces, l’utilisation des rivalités entre les hamulas, ou simplement par des méthodes élémentaires de corruption, ils arrivent à drainer une grande partie des voix arabes. Mais le Rakah, sur une base d’affirmation nationale, recueille un tiers des voix arabes, et son organe de presse, Al Itihad, a une grande audience dans les localités arabes. Le pouvoir s’efforce de limiter l’action du parti parmi la minorité arabe en assignant à résidence les militants communistes arabes les plus importants. Environ cent cinquante membres du Rakah, en vertu des anciens textes britanniques sur l’état d’urgence, sont en résidence surveillée et ne peuvent se déplacer, même pour remplir des fonctions électives, sans autorisation des autorités de police. Il est intéressant de noter qu’aucun membre juif du Rakah ne subit une mesure de répression similaire (Tout cela n’a pas empêché le Rakah, lors des dernières élections législatives en 1974, de recueillir la majorité absolue dans plus de vingt localités arabes).
Nous nous sommes efforcés de traiter, sans passion, de la minorité arabe dans le cadre étroit d’Israël. Les deux guerres de 1967 et 1973 ont transformé profondément les données du problème. Jusqu’à la guerre des Six Jours, la minorité arabe en Israël a vécu dans un véritable ghetto, à l’intérieur d’un État exclusivement juif, sans aucun lien politique et culturel avec un monde arabe en pleine mutation. La défaite de 1967 a eu un double impact. Elle a d’abord été un terrible traumatisme pour cette minorité. En effet, la force, les réalisations, le prestige des pays arabes étaient ressentis par les Arabes d’Israël comme une compensation à leur situation étouffante. Mais, paradoxalement, elle a également permis de briser les murs du ghetto. Les Arabes d’Israël ont pu reprendre un contact étroit avec l’ensemble des Arabes restés en Palestine, puis, avec des voyageurs venus des autres pays arabes via la Jordanie, et aussi, prendre de plus en plus conscience de leur appartenance au peuple palestinien.
La guerre de Yom Kippour et l’évolution politique consécutive ont définitivement balayé les bavardages de l’establishment israélien sur « l’intégration » de la minorité arabe dans l’État d’Israël. Il est maintenant parfaitement reconnu que le problème des Arabes d’Israël n’est qu’un aspect du problème palestinien. Laissons le mot de la fin à un journal sioniste d’Israël (Maariv, 21 juin 1974, article de Elie Eyal) qui a titré : « L’Arabe israélien devient un Arabe palestinien. »
[voir l’article suivant : Vingt Militants Arretes en Egypte]